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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/064

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 89-90).
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Le R. P. Philéas dit au jeune vicomte Christian de Haute-Barbe : « Mon cher fils, il faut que vous alliez à cette séance de l’Académie Française. Ne dites pas non ; vous irez. J’entends ce que vous allez prétendre, que ces discours corrects, froids et hypocrites vous ennuient. Vous préférez les petites revues mauves, et les conférences de la Bonbonnière. Mais, s’il s’agissait de plaisir, croyez-vous que j’irais entendre leurs plates déclamations, et leurs traits qui s’annoncent de loin, comme des trains express ? »

« Non, il ne s’agit point de prendre du plaisir ; il s’agit de remplir un devoir social. N’allez-vous pas bien à la messe ? N’avez-vous pas bien compris que la Foi, la Noblesse et la Richesse forment, par la nature des choses, une espèce de Sainte Alliance ? Il faut donc que je vous dévoile les derniers secrets ? Du moins, vous êtes digne de les entendre. »

« Faire reposer l’oisiveté et la puissance d’un petit nombre de riches sur une phalange de petits bourgeois résignés, et enfin sur une horde d’artisans misérables, c’est un problème de mécanique sociale qu’aucun Archimède n’aurait entrepris de résoudre. Heureusement, le problème s’est trouvé résolu bien avant notre naissance. Nous avons à conserver, non à construire. Il s’agit donc de voir d’où peut venir le danger. Il ne vient que des écrivains. La science et la réflexion sont utiles à l’ordre social, tant qu’elles se bornent à éclairer les gouvernants. Mais il peut arriver qu’un fils d’ouvrier, comme ce vaurien de Jean-Jacques, ait dérobé le feu des autels, et livre à la foule le secret des Dieux. C’est pourquoi il nous fallait des valets de science, et des valets de lettres, qui eussent assez de prestige pour détourner l’ambition des jeunes. Nous les avons. Tout ce qui sait penser et écrire voit dans ses rêves la somptueuse livrée à palmes vertes. Aussi les voyez-vous, à peine sortis des fumées de la première jeunesse, ajuster leur mathématique, leur physique, leur politique et leur esthétique à la prudence académicienne, que les niais appellent le bon goût. Ne soyons pas niais, j’y consens ; mais donnons la comédie aux mais. Allons applaudir l’emphase creuse, les généralités soufflées, les jeux de mots, les berquinades et l’histoire maquillée. Ces rites sont comme tous les rites ; les demi-savants comprennent qu’ils sont utiles. Mais essayez d’y voir encore autre chose ; quand on va jusqu’aux racines de l’utile, on trouve au fond la plus noble conquête que les hommes supérieurs aient jamais faite, la Vérité enchaînée et tournant la meule. Allez, mon cher vicomte, vos privilèges valent bien une messe. »