Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/072

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 100-101).
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Je reviens à ce terrible « Poil de Carotte » de Jules Renard. Ce livre est sans indulgence, et il est bon de dire là-dessus que le mauvais côté des choses n’est pas difficile à apercevoir ; communément ce sont les passions qui se montrent et c’est l’amitié qui se cache. Et c’est d’autant plus inévitable que l’intimité est plus grande. Un homme qui ne comprend pas cela est nécessairement malheureux.

Dans la famille, et surtout si les cœurs sont tout à fait dévoués, personne ne se gêne, personne ne prend un masque. Ainsi une mère, aux yeux de son enfant, ne pensera jamais à lui prouver qu’elle est une bonne mère ; ou alors c’est que l’enfant est méchant jusqu’à la férocité. Un bon enfant doit donc s’attendre à être traité quelquefois sans façon ; c’est là proprement sa récompense. La politesse est pour les indifférents, et l’humeur, bonne ou mauvaise, est pour ceux que l’on aime bien.

Un des effets de l’amour partagé, c’est que la mauvaise humeur y est échangée naïvement. Le sage y verra des preuves de confiance et d’abandon. Les romanciers ont souvent noté que la première marque de l’infidélité de la femme, c’est un retour de politesse et d’attention à l’égard de son mari ; mais on a tort d’y voir un calcul. C’est que l’abandon n’y est plus. « Et s’il me plaît à moi d’être battue », ce mot de théâtre grossit jusqu’au ridicule une vérité du cœur. Battre, injurier, récriminer, c’est toujours le premier mouvement. Par cet excès de confiance, la famille peut périr, j’entends par là devenir un milieu détestable, où les voix prennent d’elles-mêmes l’accent de la plus vive colère. Et cela se comprend bien ; dans cette intimité de tous les jours, la colère de l’un nourrit la colère de l’autre, et les moindres passions s’y multiplient. Il est donc trop facile de décrire toutes ces humeurs âcres. Si seulement on les expliquait, le remède se trouverait à côté du mal.

Tout naïvement chacun dit d’un être grognon ou hargneux qu’il connaît bien : « C’est son caractère. » Mais je ne crois pas trop aux caractères. Car, selon l’expérience, ce qui est régulièrement comprimé perd de son importance au point d’être négligeable. En présence du roi la mauvaise humeur d’un courtisan n’est pas dissimulée, elle est abolie par le vif désir de plaire ; un mouvement exclut l’autre. Si vous tendez amicalement la main, cela exclut le coup de poing ; il en est ainsi des sentiments, qui tirent toute leur vivacité des gestes commencés et retenus. Une femme qui a du monde, et qui interrompt sa colère pour recevoir une visite imprévue, cela ne me fait point dire : « Quelle hypocrisie ! « mais : « Quel remède parfait contre la colère ! »

L’ordre familial c’est comme l’ordre du droit ; il ne se fait point tout seul ; il se fait et se conserve par volonté. Celui qui a bien compris tout le danger du premier mouvement règle alors ses gestes, et conserve ainsi les sentiments auxquels il tient. C’est pourquoi le mariage doit être indissoluble au regard de la volonté. Par là on s’engage soi-même à le conserver bon, en calmant les tempêtes. Telle est l’utilité des serments.