Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/081

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 111-112).
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LXXXI

L’industrie n’est pas une fin par elle-même ; elle n’est que moyen et défense, soit contre la nature, soit contre le brigandage humain. Or, je vois que l’industrie est prise comme une fin, de la même manière que la richesse devient une fin pour l’avare. Je sais bien que l’avare, qui semble malheureux, est heureux pour lui-même et à sa manière ; mais il est tyran pour les jeunes. Il fait vieillir tout autour de lui ; sa mort délivre les autres.

La société civilisée va sans doute à une autre folie du même genre ; mais, comme la société ne meurt point, elle finira par peser terriblement sur tout le monde. Et, par la manie d’inventer et de construire, nous arriverons à une espèce de richesse misérable. Tous travailleront, et tous seront pauvres. Aussi pour la défense ; nous serons tous formidables, et tous accablés par des dangers nouveaux, et menacés par nos propres canons. On sent plus vivement ces vérités d’avenir lorsque l’on se repose dans quelque village perdu où les chemins de fer n’arrivent point. Il y a ici un certain équilibre entre les travaux et les fruits. La terre est nettoyée, saine, fertile, hospitalière, et belle aussi. Quand on lit dans les journaux, et encore un jour après l’événement, ces catastrophes grandes et petites, on éprouve une sécurité admirable, et l’on dirait comme le poète : « Heureux laboureurs, trop heureux en vérité s’ils connaissaient leur bonheur. »

De temps en temps on voit un gendarme ; ou bien on entend ronfler l’automobile du médecin ; ou bien, quand le vent est à la pluie, on entend siffler un petit chemin de fer, tout au fond de la vallée. Hier, au milieu des champs, une batteuse à vapeur troublait cette paix campagnarde. Ce sont des choses de ville, et des bruits de ville. On voudrait dire que cela rompt l’harmonie des travaux rustiques, des plateaux à la terre lourde, de la vallée cultivée comme un jardin, des bois à mi-côte, et des petites maisons bien tassées au niveau des sources. Mais ce n’est qu’une demi-vérité. Sans les gendarmes, il y aurait des passions et des crimes ; car il y a des haines, des calomnies, de mauvaises commères, et des hommes qui guettent les filles. Sans le médecin, il y aurait des monceaux d’ordures, et d’horribles maladies. Sans les échanges et les transports, sans les machines qui viennent de la ville, il y aurait, dans cette riante vallée, quelques champs maigres, et des fourrés inextricables ; sur le plateau, une forêt avec des loups ; des famines, des sorciers, des paniques, des guerres de village à village ; des nuits effrayantes ; des bandits partout, dont les plus audacieux seraient barons, comtes et rois. Une autre misère, une autre injustice. C’est la ville qui assainit la campagne. Il faut des usines, des cuirassés, et la corruption des villes, et le journal à un sou, pour que le paysan assis à sa porte nous fasse envie. Il suffit sans doute d’une bonne soupe et d’un cœur tranquille ; mais c’est plus compliqué sans doute qu’on ne croirait de conquérir ces biens si simples, et de les garder.