Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/098

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 132-133).
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XCVIII

J’ai été saisi, une fois, par un dessin de Goya, qui s’est très nettement imprimé dans ma mémoire. On voit une femme ligottée, sur un âne, avec un grand bonnet de papier sur la tête. Autour, des moines, des porte-croix, et une foule de gens. Au-dessous l’auteur a écrit : « Il n’y a plus d’espoir ». La figure de cette femme, que Goya a sans doute observée dans l’événement même, exprime un sentiment pour lequel les mots nous manquent. Dire stupeur, écrasement, c’est trop peu dire ; c’est la mort vivante. Ainsi doivent-ils apparaître à la porte de la prison, ces hommes à qui on va couper la tête.

On se fatigue, quelquefois, à vouloir se mettre à leur place ; mais ce n’est que littérature ; il nous manque de nous sentir poussés par les épaules, et d’être enfin traités non plus comme des hommes, mais comme des objets. C’est alors que ce drame n’a plus rien d’humain.

Tant qu’un homme se sent homme parmi des hommes, il peut avoir une opinion sur son état. Pensez à Crainquebille ; il est assez content en somme de voir qu’on s’occupe de lui ; on l’interroge, on écoute ce qu’il dit ; on prend la peine de lui répondre. Le procureur argumente contre lui. Il en est ainsi pour l’assassin, quand il est devant les juges ; il est homme et citoyen ; il a des droits et un défenseur. Après cela, il est condamné, mais il est traité en homme ; on lui fait des promesses et des menaces ; on épie son regard, on épie ses rêves. Un forçat est encore définissable à ses propres yeux, parce qu’il a des rapports d’homme à homme avec ses gardiens, même s’ils le frappent ; les coups sont pour l’effrayer et le dompter ; cela a un sens.

Même dans les minutes qui suivent le dernier réveil, il y a un temps pendant lequel le condamné jette encore un regard humain sur les choses. L’un l’exhorte à se bien tenir, l’autre lui donne à boire ; le bourreau et ses aides prennent mille soins ; ces détails sont encore de ceux que l’on peut percevoir, et que l’on pourrait raconter, si on survivait par hasard. Encore tout cela serait-il plus effrayant peut-être en récit qu’en action, car chaque détail est nouveau et occupe. Et l’homme sent toujours autour de lui un peu de respect pour l’homme, et, en lui-même, une toute petite liberté.

Mais un moment vient où la Force entre en scène, et règne seule ; j’imagine qu’une main qui subitement pousse l’homme d’une manière nouvelle, comme on pousse une pierre, doit signifier tout d’un coup la mort, et en quelque sorte la donner. Le respect est parti ; ce n’est plus là un homme ; on le couche, on le tire par les oreilles ; on oublie tout à fait qu’il est vivant. Peut-il penser cela ? Non sans doute. C’est trop nouveau ; cela ne ressemble à rien. La Force tue sans doute la Pensée avant de tuer le corps.