Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/100

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 134-136).
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C

Quels froids et plats discours, à ces congrès de médecins ! Il faut donc dire adieu au médecin de campagne. Il s’en va, il disparaît au tournant de la route, avec sa haute taille un peu voûtée, son ample redingote, sa cravate flottante, son grand chapeau et ses longs cheveux blancs.

Considérez ce vaste crâne, ce grand visage fortement dessiné, ce front de poète, ces yeux d’observateur. Quels systèmes, quelles rêveries, quelles passions ! Écoutez cette parole simple, qui ressemble au bruit d’un bâton frappant la terre. Vous vous direz : que fait cet homme dans ce village perdu ?

Cela est pourtant naturel. Un large et noble esprit s’exile lui-même et se retire du monde, d’abord par ses fautes, et ensuite par les progrès mêmes de sa raison. Pauvreté, gaieté, poésie, conversations ; flamme et fumée. De rares heures d’étude, mais bien employées ; autour du cadavre disséqué, des méditations infinies qui vont des hommes aux choses et du passé à l’avenir ; il méprise la science toute faite ; il retourne aux faits les plus simples ; il invente avec une peine incroyable une petite partie de ce qu’il aurait appris très vite en prenant docilement des notes. Estimé pourtant, et conquérant ses diplômes, grâce à ces intuitions que donne la méditation errante.

Là-dessous, un torrent de passions. Des succès qu’il doit à sa belle jeunesse, et qu’il croit devoir à ses idées. Serments, ivresses, trahisons, désespoirs. Il est au bord du suicide, lorsque sa raison, plus vieille que lui, le sauve, et le conduit dans ce village où vous l’avez rencontré. C’est là que cet homme, qui a pesé l’argent et la gloire, vit heureux depuis cinquante ans, observant d’un même regard les hommes, les chiens, les fourmis et les étoiles.

Et voici le médecin d’aujourd’hui, sur son auto de bonne marque. C’est un petit jeune homme qui a une bonne mémoire, et qui a été reçu bachelier avec la mention « bien ». Il a placé son argent en études de médecine. Il méprise les théories, apprend les faits, se donne une tâche tous les jours, et se repose en faisant à ses maîtres d’utiles visites ; il leur renvoie comme un miroir leurs leçons, le tour de leur cravate, et jusqu’à leurs traits d’esprit. Le premier a tous les concours, il se fait la main à l’hôpital, prend une assurance sur la vie, achète une clientèle, cherche une dot, l’épouse, voyage en Italie, voit les musées, revient, étend ses affaires, prend un aide, suit la mode, se montre au théâtre, feuillette le dernier livre, flatte les journalistes, attend la croix. Vous voyez bien, là, à droite, ce petit crâne, ce front obstiné, ces lèvres pincées, ce froid sourire, c’est lui ; il vient de prouver, par documents imprimés et datés, que la science française a quinze jours d’avance sur la science allemande ; le Ministre, qui l’écoutait, a hoché la tête d’un air satisfait. La chose est faite, et notre adroit chirurgien a déjà, d’un coup de scalpel, préparé sa boutonnière.