Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/147

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 194-195).
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Il y a encore une erreur que je veux signaler, chez ceux qui nous offrent la Culture Démocratique. Ils semblent mépriser l’art d’écrire et ses ornements, et le réduire à la stricte logique et à la stricte grammaire, comme on peut voir dans un traité de géométrie. Car, disent-ils, le beau style est un luxe ; il suppose des oisifs pour s’y appliquer et des oisifs pour le goûter. Et, puisque les conditions s’égalisent en ce sens que les riches ne resteront riches qu’au prix d’un travail suivi, il faut prévoir une simplification du langage, et une éloquence dénudée ; des choses, des mesures, des comptes. Déjà l’on peut voir que les langues qui se forment sont bien plus régulières que les langues d’autrefois ; les nuances disparaissent ; l’individu n’a plus le droit d’inventer ; ce que l’on attend de lui, c’est une idée vraie dans une forme commune. Les belles-lettres, autant qu’on veut les conserver dans l’enseignement, ne peuvent donc pas viser, comme autrefois, à des plaisirs raffinés ; le temps d’ailleurs manquerait, par la place que les sciences ont occupée ; et puis ce peuple d’automobilistes et d’aviateurs n’est pas curieux de bouquets à Chloris, ni d’images rares, ni de maximes à secret. Ainsi la vieille rhétorique n’aura bientôt plus d’objet ; il faut qu’elle devienne science à son tour, science de livres, science de documents, science historique, si elle ne veut pas être méprisée.

Les développements de ce genre me paraissent tout à fait creux. Ils veulent séparer la pensée et l’art d’écrire, le fond et la forme ; mais cela ne se peut point. Un traité de géométrie ne fait point penser, il ne touche point, il n’éveille point ; au contraire il ennuie, parce qu’il ne dit que ce qu’il dit. On l’apprend afin de le savoir, et d’en faire de l’argent ; mais ce n’est pas apprendre. Apprendre vraiment c’est tâtonner dans ses propres idées ; or cela ne se fait point sans des secousses et des tremblements de toutes les idées à la fois, de tous les sentiments à la fois. Les ingénieurs s’entendent très bien entre eux pour l’action ; mais tout se passe au dehors ; ils ne pensent point. De là sans doute de belles et puissantes machines, mais des esprits niais et puérils, et une véritable barbarie au dedans, comme on le voit assez par leur politique, qui est une politique de brutes. L’un dit : « Il faut fusiller tous ces gens-là » et l’autre : « Il faut brûler l’usine ». La destinée de l’homme et l’avenir des sociétés ne sont plus réellement dans les pensées ; ce ne sont que des litanies de parti ; les hommes s’entendent sur des mots, en vue de l’action. C’est une politique machinale des deux côtés, sans jugement des deux côtés. Or la démocratie veut tout à fait autre chose, un peu de vraie culture pour tous, ce qui suppose des génies éveilleurs, des pensées qui touchent et soulèvent la nature brute, des idées qui remuent les cœurs, des fruits de nature, des poètes enfin, pour que notre Justice ait une valeur de religion.