Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/151

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 199-201).
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J’ai vu hier une collection de dessins d’enfants, pris dans les écoles primaires. Mélange de très bon et de très mauvais, qui vérifiait ce que je dis assez souvent des arts académiques. Ces dessins d’écoliers sont de trois espèces, dessins d’imitation, dessins libres, dessins d’ornement.

Les dessins libres ne valent rien ; ce sont des barbouillarges. L’enfant doit représenter à sa manière, et d’après ses souvenirs, la place du marché, les métiers, les jeux, enfin des scènes qu’il connaît bien, en vue d’exprimer avec force un sentiment, par le groupement des choses qui y sont liées dans l’imagination. Et c’est proprement l’art académique qui, par sa nature, est trop libre et veut être limité par la tradition et la docilité. Ces enfants n’en savent pas si long ; ils se jettent dans la fantaisie, et ce n’est ni vrai ni beau ; c’est quelquefois émouvant si l’on veut ; cela révèle toujours une nature qui découvre alors naïvement ses jeux d’imagination. Psychologie en somme ; contemplation des idées telles qu’elles se présentent sans ordre ni mesure, tant qu’elles ne se règlent pas assez sur l’ordre extérieur. Je n’aime point trop ces rêves sans équilibre.

Les dessins d’imitation sont beaucoup plus intéressants. Pourquoi ? Parce qu’on leur propose alors un objet comme une fleur, un poisson, un coquillage, un épi, une branche couverte de chatons. Cette chose bien éclairée chasse les rêves, et la nature s’inscrit sur le papier, sans l’intermédiaire du goût appris et du métier ; non sans bavures ; toujours avec force. L’esprit s’y fait déjà mieux voir dans sa fonction naturelle, qui est d’abord de se soumettre aux choses réelles, en appuyant seulement sur l’empreinte. Toutes les séries de dessins ont ici la marque de la nature ; l’ordre des choses s’y affirme toujours ; ce sont comme plusieurs tirages d’une même idée réelle ; par exemple, un poisson de mer aux vives couleurs s’est imprimé une trentaine de fois sur le papier ; sur le nombre, on trouve deux ou trois chefs-d’œuvre, qui égalent les Japonais.

Le dessin d’ornement triomphe. On peut dire que les œuvres décoratives de tous les temps sont égalées sans peine, alors, par ces marmots. Pourquoi ? Parce que le thème est cette fois imposé, comme six fleurs identiques sur le bord d’une assiette, ou bien un carrelage avec une croix et des dessins d’angle, ou une bande faite d’un même motif répété, ou un papier de tentures divisés en hexagones. Or cette uniformité et cette rigidité du thème font naître soudainement l’invention la plus libre, la plus variée, la plus magnifique. La nature de chacun s’exprime alors avec force selon cette formule commune. Par le choix des formes, étroitement limité, varié pourtant hors de toute attente, par les couleurs surtout, qui donnent fort souvent une profonde harmonie, une satisfaction pleine, enfin toute la richesse d’une inspiration disciplinée par l’ordre humain. Occasion de comprendre que les lois de l’art qui fait sont le soutien de l’art qui joue. Et cela me fait comprendre pourquoi l’académicien cherche toujours la règle, parce que son art de fantaisie et sa vie parasite ne la sentent pas assez ; au lieu que l’ouvrier toujours assez réglé par la nécessité des choses, cherche au contraire la liberté, au désespoir de l’académicien, qui mourra esclave parce qu’il est né libre.