Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/157

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 207-208).
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Un coq de basse-cour, c’est une riche source d’images. Les anciens disaient que le chant du coq fait peur au lion ; cette légende a dû leur venir de Numidie, apportée par les chasseurs de lions. Quand le coq chante, le lion s’en va ; seulement c’est le jour qui fait que le lion s’en va. Il ne me faut que cette erreur corrigée pour que je pense à des images qui me touchent et qui toucheront tous les hommes ; quand la nuit s’en va, la peur s’en va ; le chant du coq nous délivre. La danse macabre, qui n’est que notre peur dansant autour de nous, cesse au premier chant du coq. Ainsi ce qui n’était d’abord qu’une opposition de fantaisie entre coq et lion devient plus humain et plus touchant à mesure que j’y pense ; et la relation vraie me remue bien plus que la coïncidence. Le rhéteur évoque une image par l’autre. Mais le poète saisit le rapport véritable.

Au premier matin, celui qui ouvre sa fenêtre sur les champs est préparé par le sommeil à saisir exactement toutes choses. Car, le soir, les yeux et les oreilles et tout le corps gardent mille empreintes ; le couchant s’inscrit dans un œil qui a perçu la journée. Le soir, tout est plus moi-même, le matin, tout est plus vrai. Saisissez cette lumière sans souvenir, et qui n’exprime qu’elle-même. Avec cela suivez ces chants grêles, de même qualité que la lumière purifiée, et qui rebondissent d’un lieu à l’autre comme des rayons. Chaque chose est alors pensée à sa place ; percevoir, c’est partir. En ce court instant on goûte la vraie saveur de la vie. Le rhéteur sent confusément ces choses, et se jette dans les comparaisons. Le vrai poète, il me semble, médite sur la chose même ; il relie, au lieu de comparer, jusqu’à dire exactement, s’il peut : le matin et le chant du coq, c’est le matin et le chant du coq. Non point tout à fait sans littérature, car il serait dieu, mais en ajustant ses paroles à la chose, pour le sens et pour le son. Victor Hugo a saisi et fixé ainsi la chose et l’heure plus d’une fois, mais non pas toujours. Presque toujours je sens qu’il y travaille, par comparaisons et oppositions ; c’est pourquoi je veux bien le suivre. Mais je hais la rhétorique qui tourne sur elle-même.

Voici un coq. Je le vois maintenant de près, avec sa couleur, sa forme, son allure. Je le compare à un matamore, à un amoureux, à un pacha ; cela n’est qu’ombre de vérité. Un coq est un coq. Vouloir qu’une chose soit une autre chose à quoi elle ressemble, c’est la rhétorique. Il faut que je voie la colère et l’amour dans cette crête gonflée de sang ; il faut que j’entende dans ce cri rauque et étranglé une force nouée sur elle-même, une crise de passion, un vivant sans idées ; mille autres relations vraies, signifiées par ce coq-là, qui gratte dans la paille. Toute sa puissance d’exprimer vient de ce qu’il est lui. Toute poésie est vérité.