Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/173

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 229-230).
CLXXIII

Qu’est-ce que la civilisation ? Ce n’est assurément pas un système d’usines, ni un système de forteresses, ni un système de lois. Des hauts-fourneaux, des canons, une guillotine, tout cela peut aller avec un réel état de barbarie ; et l’apparence de toutes ces choses flambantes, tonnantes et sanglantes est déjà assez sauvage.

Une civilisation, c’est un système contre les passions. J’appelle passions les forces animales que l’homme trouve en lui-même, et qui, si on ne les enchaîne, font échec à l’intelligence et à la volonté. Tels sont le désir sexuel et la colère. Tous les drames humains sont tissés avec ces fils-là ; tous les vices et tous les crimes résultent de l’alliance du ventre et de la poitrine contre la tête.

La thèse de Balzac est que le catholicisme est un système admirable contre l’animal humain. Le plus beau, c’est que cet homme, qui raisonnait et observait de bonne foi, a montré aussi l’envers de l’étoffe royale, comment les plus viles passions s’accordent très bien avec le décor de l’ordre moral, et qu’au milieu d’une figuration costumée en évêques, prêtres et rois très chrétiens, les hommes et les femmes jouent toujours l’horrible tragédie grecque, avec des mensonges, des imprécations, des poisons et des poignards. Songez aux hommes d’État de Balzac. De Marsay est un monstre. Des Lupeaulx est un vil coquin. Maxime de Trailles est un bandit bien habillé. Les reines de Paris sont livrées à leurs passions ; elles engagent leurs diamants pour payer les dettes de jeu de ces Messieurs. Ainsi Balzac réfute Balzac. Le catholicisme a peut-être eu quelque puissance, un moment, contre des passions mal débarbouillées ; encore n’oublions pas que les catholiques arrangent l’histoire. Toujours est-il qu’il n’a pu que jeter un manteau d’hypocrisie sur Noé ivre.

Je ne le jugerais pourtant pas là-dessus. J’accorderais que ces effets sont dus à la puissance des passions, et vont contre la doctrine. Si donc quelque Pape de carrefour allait prêchant dans les villages la simplicité, la pureté, l’égalité selon l’Évangile, et chassait des églises les mauvais riches et les hommes de proie, je saluerais cet homme-là, et je passerais sur sa théologie. Mais nos prédicateurs de carrefours, quelle est leur doctrine ? Ils prêchent contre les pauvres, et pour l’inégalité des fortunes ; ils prêchent pour la guillotine, pour la guerre, pour l’oisiveté, pour le luxe ; ils ont avec eux les actrices, les bostonneurs, les flirteuses, les seigneurs à dentelles et les valets de lettres, toute la Barbarie organisée autour de la croix. Tout le système monarchique, sous l’Esprit Catholique. La Religion sans Dieu. Ce sont bien les « Camelots du roy ». Ils vendent de faux bijoux.