Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-09

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Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 147-157).

IX

LE PREMIER PAS VERS LE MILLION

Le lendemain du bal chez les Rosenzweig, dans l’après-midi, Andor et Plant étaient assis dans le petit café, en face de la maison Teschenberg, et avaient l’air songeur.

Andor ruminait comme une haine féroce contre tous les hommes en général et les coiffeurs en particulier.

Plant réfléchissait sur son humeur changeante. Un certain temps, il s’était figuré aimer Micheline sérieusement, et il voyait avec étonnement qu’elle lui était indifférente, qu’elle ne lui avait même rien inspiré, tandis qu’elle valsait avec lui et lui effleurait la joue de sa chaude haleine.

— C’est cependant une jolie femme, fit-il tout à coup, pensant à haute voix.

— Qui donc ?

— Micheline.

Andor haussa les épaules.

— Quels yeux à vous ensorceler ! Que de passion dans son joli petit nez d’aigle !

— Mon cher Plant, répliqua Andor, ce qui nous semble un beau nez d’aigle n’est le plus souvent qu’un bec de poule très-ordinaire.

Évidemment, le coiffeur, en le dépouillant de ses cheveux, l’avait du même coup dépouillé de son optimisme, de sa bienveillance. Depuis la veille, il était terriblement méchant ; il représentait un Fiesco impitoyable.

Il y eut une nouvelle pause. Andor en profita pour regarder les fenêtres des Teschenberg. Les stores étaient baissés, et, de temps en temps, une ombre apparaissait derrière. « Est-ce Hanna ? » se demandait le pauvre fou amoureux. Et il étudiait la silhouette, les mouvements de l’ombre, pour en tirer toutes sortes d’inductions.

Le désagréable tête-à-tête des deux amis fut interrompu, à la longue, par l’arrivée de Wolfgang. Il entra vêtu en grand seigneur, fit un petit salut aristocratique, et s’assit auprès d’eux d’un air qui voulait dire : Voyez que de condescendance en moi ! Je n’oublie pas les camarades !

Depuis que Wolfgang avait son atelier au château royal, depuis qu’il avait fini le buste du roi, commencé celui de la princesse Paula, il marchait, il se tenait droit, il parlait, il sentait d’une tout autre manière qu’avant.

— Les enfants, fit-il, je partirai bientôt pour l’Italie ; le roi le veut ainsi.

— Pour l’Italie ! répéta Andor.

Si l’envie avait pu trouver place en lui, ce voyage en Italie aurait été la seule chose qu’il eût enviée à son ami.

— Parfait ! dit Plant envisageant le voyage sous son côté pratique. Là tu pourras t’instruire dans ton art. À Vienne, à Florence, à Rome, à Naples, tous les trésors de l’antiquité vont se dérouler devant toi ; tu vas voir dans toute leur vivante originalité les belles œuvres de Benvenuto Cellini, de Michel-Ange, de Jean de Bologne, de Canova.

Wolfgang haussa les épaules et s’écria :

— Le carnaval de Rome m’attire bien plus que tout cela, bien plus que toutes ces vieilleries en marbre.

— Vraiment ?

— Mon Dieu, je sais d’avance ce qui m’attend : quelques chefs-d’œuvres grecs, beaucoup trop naïfs pour notre goût, les imitations de l’antique de Cellini, les œuvres enfiévrées, maladives, de Michel-Ange et enfin les nudités sentimentales de Canova, dans le genre de sa Vénus italienne qu’un Faune poursuit et qui s’enveloppe d’un grand vilain drap comme une timide jeune fille.

— Mais, Wolfgang, tous ces noms-là font autorité.

— Je ne reconnais pas d’autorités !

— Et tu as raison, interjette Andor avec force. Ce n’est pas pour rien que, nous modernes, nous avons l’ironie, cette ironie que Heine et Bœrne ont introduite dans nos esprits et qui nous a délivrés de toutes les traditions, de tout respect pour les anciens, de tout le passé. Pour nous, il n’y a plus d’autorités. Jadis, un débutant admirait les grands maîtres ; quelque bien doué qu’il fût, il aimait à vivre de leur art ; il les imitait même un certain temps, il se faisait ensuite, d’après eux, son genre particulier et, à son tour, il finissait par devenir maître. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de tout cela. Pourquoi en aurions-nous besoin ? Virgile s’est inspiré d’Homère, Dante de Virgile ; Racine et Corneille sont allés à l’école de Sophocle et d’Euripide, Gœthe et Schiller à celle de Shakespeare ; mais, parmi nous, quiconque broie des couleurs se croit au-dessus de Raphaël ; quiconque manie les ciseaux dans un bureau de journal se croit au-dessus de Voltaire et de Lessing. Notre spécialité à nous est de promettre des chefs-d’œuvre titanesques, au lieu de les enfanter, de ne jamais rien compléter, de ne jamais rien finir.

— En toi vit encore la vieille foi robuste du charbonnier, — dit Wolfgang, après s’être remis un peu de la boutade d’Andor. Mais parlons de quelque chose qui soit plus pratique ; Plant, j’ai une position à t’offrir.

— Laquelle ?

— Le comte Bärnburg cherche un secrétaire qui puisse en même temps surveiller ses domaines. C’est une situation à enrichir un homme. Je t’ai recommandé. Tu peux donc te considérer comme accepté. Fais bien attention que le comte aime les gens pratiques, les gens ne voyant pas au delà de ce qu’ils ont à faire.

Plant remercia avec chaleur ; ses paupières tremblaient d’émotion. Il se leva et se mit à marcher de droite et de gauche. Il savait, l’homme pratique, de quelle importance serait sa position chez les Bärnburg ; c’était le premier pas vers le million et il voulait être riche à tout prix.

— Le comte Bärnburg ira chez toi, continua Wolfgang, pour te voir, te juger entre tes quatre murs. C’est là une de ses nombreuses manies. Je lui ai dit qu’on te trouvait au logis depuis six heures du soir. Comme il est très-impatient, il se présentera sans doute ce soir même. Il est bientôt six heures ; donc…

— Je rentre à la hâte, fit le clerc.

Par le fait, il courait plutôt qu’il ne marchait. Son chien que la neige agaçait clignotait des yeux et faisait mine, de temps en temps, de vouloir s’arrêter sur le trottoir. La bête et le maître pénétrèrent pourtant ensemble dans la petite chambre que Plant occupait, et il eut encore le temps de donner au désordre de son intérieur une apparence de propreté pédantesque.

Lorsqu’il eut fini, il ouvrit un livre sur sa table, afin de faire croire qu’il le lisait.

À six heures précises, un coup fut frappé à sa porte et le comte Bärnburg entra. Il se nomma, examina Plant, examina la chambre et arrêta enfin son regard sur le livre.

— Que lisez-vous donc là ?

— L’Économie sociale de Roscher.

— Voilà qui me plaît ; je n’aime pas les beaux esprits.

Le comte Bärnburg s’assit sur le petit sofa, croisa les jambes et se mit à questionner Plant, debout devant lui, dans une attitude de respect, ne manquant pas d’élégance.

Le clerc avait au plus haut point le talent d’abonder dans les idées de l’homme auquel il voulait plaire. Il se donna donc un caractère qui n’était pas le sien, choisissant justement celui qu’il lui fallait en ce moment, et jouant son rôle si naturellement que ses amis auraient eu de la peine à le reconnaître. Son chien en était stupéfait.

Avec le comte Bärnburg, il affecta d’être un homme pratique, instruit, mais sérieux. Il avait monté d’une octave le ton habituel de sa voix, et ce qu’il disait était un heureux mélange de laconisme militaire, de pédantisme sec, confiant en lui-même. Honte-à-toi, assis devant lui, le regardait en clignotant, comme s’il se fût dit :

« Est-ce bien mon maître ? »

Le comte lui adressa toute sorte de questions contradictoires pour le prendre au piége.

— Dans une maison comme la mienne, il arrive assez fréquemment qu’une poésie de circonstance est la bienvenue. Seriez-vous en état d’en faire à l’occasion ?

— Je n’ai jamais fait de vers, répond le clerc d’une voix qui semble sortir de la tombe.

Son chien sursaute et lève le nez vers lui.

— Mais vous pourriez apprendre.

— Pardon, monsieur le comte, je ne m’entends pas du tout à ces choses-là.

Il a parlé de cette même voix creuse qui résonne si décidée, si pratique. Nouvelle stupéfaction illimitée du chien qui renverse sa tête et se met à hurler comme s’il eût perdu son maître.

Enfin le comte se déclare satisfait.

— Maintenant, dit-il, il faut faire votre visite à la comtesse ; je ne prends jamais de décision importante sans la consulter. Présentez-vous demain à midi.

Plant se rend d’abord chez madame Peneke pour se renseigner sur la comtesse. La revendeuse est très-utile dans cette sorte d’affaire. Elle livre gratis, pour le seul plaisir de parler, des secrets que l’on paierait volontiers mille florins et plus. Les renseignements qu’elle donne à Plant lui font concevoir les plus belles espérances.

— Si tu obtiens l’emploi, nous pourrons nous marier ! s’écrie Marie, toute joyeuse.

— Certainement, nous pourrons nous marier ! répond Plant.

Mais, en sortant de la boutique, il a déjà résolu d’abandonner la jeune fille, de remplacer Wolfgang, et de devenir le favori de la comtesse.

Il s’achemine, de là, vers la maison d’Andor. Il a besoin d’un habit noir, et c’est le docteur qui le lui prêtera.

Le docteur ne dit ni oui, ni non. Il sait très-bien que Plant ne lui a pas rendu le premier habit noir prêté, et il craint qu’il n’en soit de même pour le second ; mais son excessive délicatesse l’empêche de répondre catégoriquement : Ami, tu as encore l’habit noir que je t’ai prêté, jadis ; comment oses-tu venir m’en demander un autre ?

— Je comprends que tu te méfies, dit Plant faisant face au danger. Je t’ai donné lieu de me croire un vaurien.

— Ce n’est pas cela.

— Oui, oui, je suis un vagabond, j’ai très-mal agi ; en tant que morale, les Bohémiens valent mieux que moi. Tu as raison de penser cela de ton camarade ; mais songe dans quelle fâcheuse position je me trouvais. Maintenant une belle occasion s’offre à moi ; tu peux me mettre à même d’en profiter ; tu peux me sauver. Si tu ne m’aides à devenir un homme rangé, je me dérangerai plus encore. Où veux-tu que je trouve un habit d’ici à demain midi ?

Le clerc se blâme lui-même vivement ; c’est le plus sûr moyen de désarmer les autres. Andor est touché.

— Ne me rends pas mauvais, ajoute Plant forçant son ton habituel de plaisanterie, ou bien je ne te prête jamais plus d’argent.

Cinq minutes plus tard, le clerc quittait la petite maison du vieux temps portant sous son bras en un gros paquet le nouvel habit noir d’Andor ; et, chose merveilleuse, il ne se moquait pas de son ami ; non, il était étonné d’avoir réussi auprès de lui et il secouait la tête en murmurant : « C’est cependant un brave garçon, un garçon comme il y en a peu ! »

Dans la journée suivante, à midi juste, Plant entre dans l’antichambre de la maison du comte, salue le valet de chambre et se trouve bientôt en présence de la comtesse.

Quelle différence entre sa manière de se présenter et celle d’Andor chez les Teschenberg ! Marie lui a acheté des gants et une cravate, elle lui a donné une chemise brodée qu’un jeune premier d’un théâtre des faubourgs a engagée avec beaucoup d’autres chez madame Peneke ; elle lui a donné aussi une épingle sur laquelle le valet de l’archevêque a reçu cinquante florins ; bref, elle l’a habillé des pieds à la tête ; mais elle ne lui a pas donné le savoir-faire qui est à lui, bien à lui.

Il se présente d’un air modeste, comme un jeune comte, s’incline comme un lieutenant de hussards et parle comme un livre ; mais, cette fois, il ne s’agit pas de l’Économie nationale de Roscher ; il s’agit de Dumas fils ou de Sardou.

La comtesse est enchantée.

— Vous pourrez entrer en fonctions chez nous, dès demain, dit-elle, en se pelotonnant sur son sopha comme une araignée.

Elle ne semble pas avoir besoin de l’avis de son mari.

En prenant congé, Plant s’empare de la petite main que la comtesse agite et qui est tout à fait froide. Il s’incline et baise cette main.

La comtesse frissonne de tout son être ; elle est si nerveuse !

À la sortie, le clerc, son chapeau sur la tête, demande du feu au valet de chambre. Le valet de chambre lui souhaite bonne chance. Le premier pas vers le million est fait.