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Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-02

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 25-42).

II

JEAN

Dans le moyen âge chrétien, les vieux dieux païens se transformèrent en démons.

À notre époque pratique, les seigneurs et les dames de l’Olympe se sont aussi modernisés.

Mars porte un binocle sur son nez d’aigle ; Madame Vénus a un chignon, joue à la Bourse comme toutes les grandes dames, et le dieu Amour lui sert de galopin portant un portefeuille au lieu de carquois et une boîte de plumes d’acier au lieu de flèches.

L’amour a aujourd’hui sa hausse et sa baisse, ses mines et contre-mines et ses insolvables comme la Bourse. La déesse sortie de l’écume a troqué sa ceinture dorée contre un grand carnet, et Cupidon fait dans la coulisse ses petits tripotages. Le petit fripon est devenu spéculateur en diable. Jupiter lui-même, le père des dieux, descendrait en pluie d’or que le bambin serait capable de peser au trébuchet chaque brillante pièce, avant de le laisser pénétrer chez une moderne Danaé.

L’argent est tout aujourd’hui, même en amour. Nos héros contemporains le savent à merveille et c’est pour cela qu’ils ne se sentent jamais sûrs avec une jolie femme. Il peut se présenter quelqu’un qui donne plus, puis survenir un troisième offrant davantage encore et le cours de la beauté monte si haut que le premier possesseur d’une belle femme a déjà fait banqueroute, avant même de s’en être aperçu.

Et, en ceci, il ne s’agit pas seulement des belles femmes au corps de marbre, au cœur de pierre qui du temps de Phryné et d’Aspasie étaient absolument comme au siècle de la Pompadour, comme aujourd’hui Cora Pearl et madame Fénix ; il s’agit aussi des jeunes filles convenables.

Quelle est la demoiselle qui, sortant du couvent où elle a été élevée pour entrer dans le monde, ne donnera pas congé au meilleur des hommes vertueux lorsqu’un comte bon à rien tourne autour d’elle, sauf à congédier le comte, à son tour, si elle est approchée par le plus vulgaire des aventuriers de la Bourse, pourvu d’un demi-million ?

Telles étaient à peu près les réflexions de Plant, tandis que, après avoir reçu une froide caresse de Valéria, il se tournait et se retournait dans son excellent lit, sans pouvoir dormir.

Il ne parvint à fermer les paupières que lorsque le soleil versait déjà sa magique lumière dans la chambre, à travers les persiennes vertes.

À son réveil, il était midi.

Il se hâta de faire toilette. Tout en soignant ses beaux ongles roses et longs, il pensait à sa situation, sérieusement, sans vouloir se tromper lui-même.

Il était ruiné ! donc Valéria était perdue pour lui.

À cette déduction logique rien à opposer, absolument rien. Il aurait bien voulu trouver ne fût-ce qu’une paille pour s’y accrocher ; mais il n’en trouvait point.

Il se mit alors à se faire des reproches. Comment avait-il pu, lui, Plant, le calculateur sempiternel, l’homme si fin, si peu scrupuleux envers autrui, concevoir semblable passion pour une femme qui lui montrait maintenant la porte avec tant d’indifférence, lui sacrifier tout ce qu’il avait acquis ?

L’idéalisme seul avait pu lui faire faire pareille folie. Il maudissait donc ses illusions, la faiblesse romanesque de son caractère, la sotte tendresse de son cœur. Peu à peu il en arriva à se mettre tellement en colère qu’il saisit le lourd pot à pommade en argent et le lança dans la glace.

Honte-à-toi bondit hors de son vieil habit et se mit à aboyer avec fureur, rappelant ainsi son maître à lui-même.

Tout en mettant résolûment les choses au pire, celui-ci conservait pourtant des espérances. Il s’attribuait à lui-même des pensées idéales, des sentiments poétiques, des actes nobles — il n’admettait pas qu’il eût obéi à des motifs intéressés — pourquoi Valéria ne serait-elle pas capable, tout au moins, d’un bon mouvement de compassion ?

Pour se donner du courage et n’avoir pas l’air embarrassé, il alluma un cigare et se rendit auprès de l’actrice.

Son chien ne le suivit pas.

Valéria attendait Plant depuis le matin, elle avait très-bien dormi, s’était réveillée à l’heure habituelle et avait pris sa résolution, la tête encore sur les oreillers en soie blanche. Elle avait ensuite déjeuné de très-bon appétit et fait toilette avec tout le raffinement d’une femme qui veut plaire, charmer. Elle se trouvait en ce moment sur l’ottomane de son petit boudoir où elle lisait le rôle qu’elle devait jouer le soir.

Chaque fois qu’elle entendait des pas, elle se redressait. Il lui tardait de causer avec Plant, mais elle ne voulait pas perdre l’avantage qu’il y avait pour elle à l’attendre et elle retombait dans la même attitude d’ennui, d’indifférence.

À l’apparition de Plant, elle leva les yeux sur lui un moment et continua à lire comme si elle n’avait rien eu à démêler avec lui.

Cette manière de faire n’était pas encourageante. L’embarras de Plant devint d’autant plus grand qu’il avait tout le temps d’admirer la magnifique femme qui, hier encore, lui appartenait et qu’il devait perdre aujourd’hui, de s’enivrer à nouveau de la vue des charmes que le négligé en soie rose orné de dentelles et parfumé ne cachait qu’à moitié. Lorsque Valéria le vit enfin tout à fait pris dans les boucles de sa chevelure dénouée, elle laissa retomber la main d’ivoire tenant le rôle et le regarda de ses yeux veloutés mi-clos, avec autant de tranquillité que s’il ne se fût rien passé, que si rien n’eût dû se passer.

Plant redevint maître de lui. Il se promena dans le boudoir, s’enveloppant d’un nuage de fumée. En revenant à la fenêtre, dans sa promenade, il s’arrêta, fit mine de vouloir attraper une mouche bourdonnant sur la vitre, et s’écria ensuite :

— J’ai quelque chose à te dire.

Valéria ne lui répondit pas. Elle n’avait pas la moindre envie de lui faciliter l’aveu qu’elle attendait.

— Il faut que tu saches que… je… je suis ruiné, marmotta-t-il, après avoir repris haleine avec bruit.

L’actrice haussa les épaules.

— Je l’avais pensé, répliqua-t-elle tranquillement.

— Qu’allons-nous devenir maintenant ? poursuivit Plant.

— Oh ! ne t’inquiète pas de moi, lui dit-elle en jouant avec les glands de l’ottomane ; je nouerai une liaison avec le roi.

— Valéria ! Tu me dis cela à moi qui t’aime, qui t’adore à en perdre la raison, qui t’ai tout sacrifié. Tu pourrais être aussi ingrate, aussi sans cœur, aussi…

— Pas de scène, s’il te plaît, interrompit sèchement Valéria ; si tu es entré ici avec l’intention de m’agacer les nerfs, moi, je vais en sortir. Parlons sérieusement et laissons de côté toute sentimentalité, ainsi qu’il convient entre gens raisonnables. Je n’ai pas du sentiment à revendre, comprends-tu, et si tu veux me paraître sot, ridicule, tu n’as qu’à faire appel à mon cœur avec beaucoup de pathos, ou à te montrer très-ému. Moi, je ne joue pas la comédie en dehors du théâtre.

— J’en ai fini, complétement fini avec mon avoir, soupira Plant, si j’étais riche, tu ne parlerais pas ainsi !

— Tu te trompes encore en ceci, toi l’idéaliste pratique, répliqua Valéria avec un de ces fins sourires seyant si bien aux gens rusés, lorsqu’ils ont trompé quelqu’un de moins réfléchi ou d’aveuglé par la passion. Tu me parais avoir complétement oublié que ma dernière année d’engagement ici expire dans quelques semaines. Après, j’entre au théâtre de la Cour et tu sais que là ma liaison avec toi aurait cessé d’être possible. D’autres adorateurs m’attendent. Tu peux donc être sûr que j’aurais rompu avec toi.

— Vraiment ! fit Plant dont la figure grimaçait de fureur. Voilà qui est calmant, en effet. Tu tendras sans doute les filets pour y prendre le roi.

— Ce n’est plus nécessaire, répondit-elle avec un sourire dédaigneux. Il est à mes pieds depuis longtemps. Je n’ai qu’à le relever.

— Alors, je te demanderai seulement pour quel motif tu as planté là le riche fabricant et tu l’as remplacé par moi ?

Plant tremblait de tous ses membres. Il conserva cependant assez d’empire sur lui pour déposer avec soin son cher cigare sur le rebord de la fenêtre.

— Je ne le sais pas moi-même, répondit-elle en appuyant sa tête sur sa main, comme si elle eût voulu prendre la peine de songer. Pour le seul plaisir de changer, peut-être, ou bien parce que cela flattait ma vanité. Tu dois te souvenir que tu as été autrefois très-égoïste, très-impitoyable avec moi. En te voyant de nouveau enflammé, en comprenant que cette fois je te dominais entièrement… oui, oui, ce doit être cela.

Plant la regarda tout ébahi et se mordit ensuite les lèvres. Toutes les illusions qui lui avaient servi à recouvrir comme d’un nuage son amour-propre, sa soif de plaisir, disparurent subitement et il vit ce qu’il n’avait jamais encore entrevu, que Valéria ne s’était pas redonnée à lui par amour, par ivresse des sens, mais bien par orgueil froissé, peut-être par haine, afin de le repayer, lui, le compteur habile, exactement de la même monnaie. Il comprit en outre qu’il n’aurait rien à attendre de cette jolie femme si rusée, si froide, qu’il ne fallait pas songer à une réconciliation.

Cependant, au lieu de s’en aller après s’être démontré que c’était là le règlement d’un arriéré, règlement tout à ses dépens, au lieu de tourner pour toujours le dos à Valéria avec cette fierté masculine qui en impose toujours à une femme, même quand elle est feinte, il se sentait comme subjugué par la hardiesse brutale avec laquelle l’actrice lui avait fait connaître tout à coup sa nature essentiellement personnelle, et il luttait en vain contre l’espèce de volupté que lui faisait éprouver cette découverte.

En ce moment où elle ne voulait plus avoir rien de commun avec lui, il sentait qu’il l’adorait passionnément, et que plus elle le haïssait, moins il pouvait se dominer avec elle.

— Tu ne m’aimes donc pas ? tu ne m’as donc jamais aimé ? demanda-t-il d’un ton égaré qui eût fait tressaillir toute autre femme.

— Jamais aimé ! s’écria-t-elle en se relevant vivement et se dressant devant lui de toute sa taille. Jadis, quand tu venais, pauvre barbouilleur de papier, dans notre boutique, jadis je t’ai aimé, et toi, — fais bien attention à mes paroles, — toi, tu m’as abandonnée, parce que tu trouvais plus avantageux de devenir le mignon de la comtesse Bärnburg. Pourquoi me reproches-tu donc de te quitter, aujourd’hui que le roi est à mes pieds, alors que tu sais que je ne t’aime pas, puisque toi qui m’aimais tu m’as délaissée quand même ?

Ses yeux étincelèrent une seconde encore, puis elle se mit à marcher lentement dans la chambre et se rassit sur l’ottomane, posant ses pieds sur la tête du tigre.

— Valéria ! s’écria Plant s’abandonnant aux sentiments qui l’entraînaient, nous ne pouvons pas nous séparer ainsi. Tu veux me prouver que je te suis indifférent ; tu veux te venger parce que tu m’aimes et que moi j’ai mal agi envers toi.

— Je t’avais tenu jusqu’ici pour un homme d’une volonté, d’un esprit supérieurs, répliqua-t-elle avec moquerie ; mais je vois que tu es faible, inconséquent, et, pire encore, niais, bête. Qui peut renier aussi promptement ses principes, surtout quand ces principes sont bons, que l’expérience a constaté leur bonté ? Je ne saurais te reprocher d’avoir quitté une pauvre fille pour aller à une riche comtesse qui te voulait ; c’était très-habile de ta part et je t’en fais mes compliments ; mais il est odieux que toi tu m’accables, lorsque je n’agis que comme tu agirais à ma place. Suppose que la reine se prenne de passion pour toi, — c’est difficile, très-difficile à supposer, ajouta-t-elle avec un sourire diabolique, — suppose-le cependant, et demande-toi si tu ne t’empresserais pas de m’abandonner.

— Je ne t’abandonnerais pas.

— Tu te mens à toi-même et tu me mens à moi ; tu n’hésiterais pas plus à choisir la reine que je n’hésite à te préférer le roi.

— Valéria ! tu n’as donc pas de pitié pour moi. Que ferai-je ? Comment vivrai-je sans toi ?

— En vérité, c’est difficile de vivre… quand il ne vous reste plus un sou.

— Ce n’est pas cela que…

— Au contraire, ce n’est que cela, dit-elle d’un ton de décision à l’empêcher de répliquer, et tu as raison. Je ne veux pas que mon ex-amant s’en aille mendier dans la rue ; non je ne le veux pas. Laisse-moi réfléchir.

Elle avait croisé les mains sur ses genoux et regardait le parquet. Sur son front si pur d’habitude se montraient des lignes dures ; mais ces lignes s’effacèrent bientôt et une pensée qui semblait lui sourire vint éclairer sa physionomie.

— Oui, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit-elle, en fixant sur Plant un regard tranquille. J’ai renvoyé Fritz, dont j’étais mécontente depuis longtemps. Si cela te plaît, tu peux le remplacer et rester dans ma maison, en qualité de domestique.

Plant avait tressailli. Appuyé contre le mur, il devenait pâle comme un mort ; sa poitrine se soulevait ; il ne trouvait pas une parole.

— Tu ne me réponds pas ? tu ne me remercies pas même de…

— Te remercier, Valéria ! répliqua-t-il enfin après une violente lutte avec lui-même. Ainsi tu n’as pas de compassion pour moi ! ajouta-t-il en s’agenouillant devant elle et en pleurant à chaudes larmes.

L’actrice s’inclina vers lui, le dévisageant avec curiosité et se mit à rire.

— Tu pleures vraiment ! Oh ! que tu es comique ! C’est, ma foi, impayable !

Elle se laissa retomber sur les coussins de l’ottomane, et les yeux au plafond elle rit, rit tellement que tout son corps en sursautait.

— Je vais en finir avec la vie, s’écria Plant se relevant et courant à la fenêtre.

— Ici, lui cria Valéria, se relevant fièrement. Ici, près de moi !

Il revint à elle avec la soumission d’un chien qui s’attendait à des coups.

— Pas un mot de plus que oui ou non, commanda-t-elle, ou sinon je te chasse de la maison sur-le-champ. Réponds à mes questions et pas davantage. Veux-tu être mon domestique ?

Plant résistait encore. Du temps où Werther fut écrit, un jeune homme se trouvant en pareille situation se serait brûlé la cervelle. Lui, songeait. À la longue une idée bizarre se fit jour dans son cerveau.

— Oui ou non ? demanda Valéria.

— Oui, fit-il avec fermeté.

Il fixait son regard sur elle et dans ses yeux brillait une lueur étrange. Peut-être était-ce de la haine ; à coup sûr ce n’était pas de l’amour. Il alla ensuite reprendre son cigare sur le rebord de la fenêtre et le ralluma.

— Inutile de te dire que je prends la chose tout à fait au sérieux, reprit Valéria. Dès ce soir, tu es mon domestique, rien de plus. Tu seras payé comme domestique, traité comme domestique, et, si je suis mécontente de toi, chassé comme un domestique. Tu auras les mêmes gages que Fritz ; es-tu content ?

— Oui.

— Tu te feras couper la barbe et tu tâcheras de te rendre aussi méconnaissable que possible. Je ne veux pas être compromise à cause de toi, comprends-tu ? Dès que tu auras endossé la livrée, je t’appelle Jean.

— Le nom ne me plaît pas.

— Je t’appellerai Jean parce que cela me plaît, interrompit l’actrice se levant pour lui ôter le cigare de la bouche et le jeter par la fenêtre. Et toi, tu perdras l’habitude de me tutoyer. Tu ne me diras que « madame ». Tu vas te rendre à la ville pour y chercher la nouvelle livrée que tu avais commandée pour Fritz ; elle t’ira suffisamment bien. Par la même occasion, tu feras quelques autres commissions pour moi ; à cinq heures et demie, il faudra que tu sois de retour pour commencer ton service. Je joue aujourd’hui et tu m’accompagneras au théâtre.

— Que faudra-t-il faire de plus pour toi ?

Un coup d’œil que lui lança aussitôt Valéria le remit dans son rôle.

— Pour vous, madame, corrigea-t-il.

— J’écrirai cela sur une tablette qui te sera remise par la femme de chambre. Et maintenant, tu peux t’en aller, Jean.

Plant s’inclina respectueusement et quitta le boudoir. Après qu’il eut refermé la porte, ses traits fatigués, tirés, se déridèrent en un sourire mystérieux. Il se rendit dans sa chambre, où il attendit la tablette ; puis il saisit son chapeau, siffla son chien et se rendit à pied à la ville.

Chemin faisant, une seule pensée le préoccupait : comment il pourrait se rendre méconnaissable de son mieux. Il entra chez un coiffeur où il se fit tailler les cheveux courts et raser toute la barbe à l’exception des favoris. Cette double opération le changeait déjà beaucoup. Après, il acheta dans une boutique de la teinture pour les cheveux et rendit noire sa chevelure blonde, faisant de même pour les favoris. Il enleva ensuite ses lunettes et devint réellement méconnaissable.

Il fit les commissions pour Valéria, alla retirer la livrée et s’habilla dans une petite auberge où personne ne le connaissait. Il ne lui manquait plus qu’un chapeau galonné ; il l’acheta et se dirigea vers le bureau de tabac où il prenait habituellement ses cigares.

— Ah ! vous êtes en service chez madame Belmont, lui dit la jeune fille qui l’avait servi longtemps ? Est-ce que Fritz est parti ?

— Oui ; madame l’a renvoyé aujourd’hui, répondit-il en mauvais allemand et en grossissant sa voix.

— Que dites-vous là ! Il avait l’air d’un brave homme.

— Madame a trouvé qu’il n’avait pas assez de respect pour elle.

— Ah ! vraiment !

La jeune fille ne l’avait pas reconnu. Il pouvait rentrer tranquille à la villa.

— Madame est très en colère contre vous, Jean, lui cria la soubrette lorsqu’il entra dans l’antichambre. Il est plus de cinq heures et demie.

Plant devint rouge, mais il ne disait rien. Sa maîtresse le reçut très-mal. Comédienne achevée, elle était bien entrée dans son rôle et quelqu’un non initié ne se serait pas douté le moins du monde que ces deux créatures, l’admirable femme et le laquais tremblant devant elle, formaient un couple amoureux, vingt-quatre heures avant.

— Quelle négligence inexcusable pour le premier jour ! s’écria Valéria les sourcils froncés. Que cela ne se renouvelle plus, Jean !

Plant n’osa rien répondre.

Lorsque l’actrice vint à la ville, son ex-amant prit place sur le siége à côté du cocher, ayant son chien à ses pieds. À la petite porte de derrière du théâtre la voiture s’arrêta. Plant sauta de son siége avec l’empressement d’un laquais bien dressé, ouvrit la portière, aida Valéria à descendre, et la suivit portant la lourde corbeille de la garde-robe.

— Jean, tu peux assister à la représentation du haut de la galerie, lui dit l’actrice après qu’il eut déposé son fardeau.

Jean s’éloigna tout confus. Toutes les petites actrices l’avaient dévisagé si curieusement ! Dans la rue, il respira, fouilla dans ses poches et, au lieu de monter à la galerie, il entra dans une brasserie d’où il pouvait voir l’entrée du théâtre. Il s’assit, acheta une saucisse pour Honte-à-toi, et, tout en buvant un verre de bière après l’autre, en réfléchissant, il la débita par le menu à son compagnon. Jadis, du temps de sa liaison avec Valéria, il avait déjà donné de la saucisse à son chien, mais il avait indigné la bête raffinée en la lui jetant grossièrement.

La pâture avalée, Honte-à-toi sauta sur une chaise auprès de son maître et allongea son museau sur un journal, ayant l’air d’être plongé dans la lecture de la feuille.

Au bruit des premiers équipages, Plant jeta de l’argent sur la table et se rendit à son poste. Le chien courait devant, en aboyant joyeusement ; à la porte des artistes, il se tut, renifla sur le sol et grogna. Plant porta la corbeille aux costumes dans la voiture, aida sa belle maîtresse à monter et regagna son trône de laquais.

Cette fois, le chien ne voulut pas se décider à monter près de lui. Il s’entêtait à courir entre les deux roues de derrière de la voiture.

De retour à la maison, Valéria prit le thé et Plant la servit. Ils restèrent seuls tout le temps, et cependant Plant n’osait pas s’approcher d’elle peu ou prou. Tandis qu’il était occupé à desservir, Valéria lui dit :

— Jean, tu occuperas la chambre qu’avait Fritz, entends-tu ?

— Je ferai ce que commande madame, répliqua-t-il en homme résigné à son sort.

Il trouva ce qui lui appartenait dans sa chambre de domestique. En son absence et sur l’ordre de Valéria, on avait enlevé ses effets de la jolie pièce du bel étage qu’il avait occupée pour les descendre au sous-sol. Avec un sourire amer, Plant examina le mauvais lit, le tapis grossier. Pendant ce temps, son chien jubilait, faisait les plus jolies cabrioles, et, aussitôt que le maître fut couché, sautait d’un bond auprès de lui.

Honte-à-toi n’avait pas demandé la permission de cela faire en grattant avec la patte, en remuant la queue. Il savait qu’il était le bienvenu, lui, l’unique, le véritable ami que le maître avait si longtemps négligé, envers qui il s’était montré si peu reconnaissant.