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Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-05

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 91-108).

V

UN HOMME LOYAL ET UNE FEMME BIENFAISANTE

La générale Mardefeld était à la hauteur de son titre comme pas une brave femme allemande. Elle exerçait son commandement avec aplomb, avec prudence. Sa stratégie était de celles qui font succomber l’ennemi, sans qu’il lutte, sans qu’il sache même combien est grande sa défaite. Le général grognait comme il avait toujours grogné depuis le temps où il était porte-enseigne, mais il obéissait au doigt et à l’œil de la rusée Hanna.

Elle se mit tout à coup en tête d’aller jouer un rôle à la ville. Le général s’empressa de louer une jolie maison sur la place du château, la meubla avec une prodigalité qui fit l’étonnement de tout le monde, et quitta sa propriété avec sa femme, ses domestiques.

De tous les changements qu’elle constata dans la ville, avec son œil ouvert sur son entourage, celui qui frappa le plus Hanna fut le changement survenu dans la maison de ses parents et surtout en sa mère.

Elle ne retrouva ni les vieux meubles qui craquaient à toute occasion, rappelant ainsi un vieux serviteur fidèle mais grognon, ni la table modeste, presque pauvre, et fut tout particulièrement surprise de voir que les préventions de sa mère contre la mode, ses fantaisies, ses excentricités, sa prodigalité, s’étaient complétement effacées.

Madame Teschenberg ne semblait plus aussi enthousiaste pour la toile. Même dans la maison, elle ne portait que de la soie ; et lorsqu’elle sortait, elle promenait dans la poussière la traîne de sa robe en velours de prix.

Le conseiller avait-il fait un gros héritage ? Son traitement avait-il été augmenté, ou bien était-il arrivé quelque chose permettant tout ce luxe ?

C’était aussi simple que possible.

Les sentiments chrétiens que la reine affichait avaient réveillé chez d’autres bonnes âmes des sentiments pareils. En fondant une société de bienfaisance pour les pauvres honteux et pour les femmes ayant eu des malheurs, la conseillère trouva des adhérents dans toutes les classes de la société. Les dames s’empressèrent de suivre une mode à laquelle la protection de la reine imprimait le sceau du bon ton.

Des prêtres en long vêtement noir volèrent comme des corbeaux chez madame Teschenberg Les baronnes, les comtesses, les princesses entrèrent dans cette société dont la conseillère était la présidente, et le père Hasfege, le secrétaire. Rien d’étonnant, dès lors, que tous les gens riches, dans le genre Rosenzweig, missent des sommes importantes à la disposition de l’œuvre. Madame Rosenzweig était fière de siéger en conseil, à côté de la comtesse Bärnburg et de la femme du ministre de Kronstein, et Rosenzweig ne plaignait pas l’argent pourvu que, à chaque fois, les journaux n’oubliassent pas de faire ressortir convenablement sa noblesse.

Il lui importait peu qu’une partie de l’argent destiné aux pauvres s’en allât à Rome grossir le denier de Saint-Pierre, qu’une autre partie fût consacrée à soutenir les malheureux évêques prussiens et à les préserver de l’affreux martyre d’aller à pied, de manger dans de la porcelaine, en rachetant leurs équipages, leur vaisselle d’argent confisqués. Un ordre papal et un brevet de comte romain lui donnèrent la preuve convaincante que la société fonctionnait admirablement.

C’est un des nombreux mauvais côtés de l’espèce humaine d’aimer à noircir ce qui brille. Il y eut des langues de vipère qui prétendirent que lorsque madame Teschenberg organisait une tombola pour les pauvres, ce qu’il y avait eu de plus beau parmi les lots se retrouvait plus tard chez elle, sous forme de jolie ombrelle à broderies, de carreau, de vase, de tableau, qu’elle faisait faire antichambre aux besoigneux ni plus ni moins qu’un ministre, et qu’elle n’accordait des dons qu’à ceux qui lui étaient recommandés par le clergé ou les dames de la noblesse.

Les mauvaises langues racontaient encore qu’un pauvre cordonnier asthmatique et âgé de soixante et onze ans avait été, avec sa femme aussi vieille que lui, mis à la porte de la maison qu’il habitait, parce qu’il n’avait pas pu trouver de quoi payer le semestre d’hiver de son petit loyer à deux florins par mois. Il était allé en vain se prosterner devant la bienfaisante conseillère pour en obtenir les douze florins qu’il devait, et, pendant ce même temps, une baronne avec deux grandes filles avait été préservée d’une saisie, grâce à une forte somme à elle donnée.

La baronne et ses deux grandes filles devraient bien travailler, ajoutaient les gens méchants.

Oh ! peut-on être assez pauvre d’esprit pour ne pas mieux comprendre que noblesse oblige, pour ne pas apprécier cette délicatesse de sentiment qui fait un devoir aux personnes bien pensantes d’épargner la honte du travail à des dames dont les mouchoirs de poche portent des couronnes à sept pointes !

La conseillère ne donnait aux pauvres à sentiments si tendres qu’avec la plus grande circonspection. Elle n’osait pas se permettre de faire connaître les noms de ceux qui étaient secourus. Il lui était donc impossible, à son grand regret, de soumettre à l’examen du conseil des dames les reçus des sommes données. On n’a jamais bien su pourquoi elle regrettait de ne pouvoir montrer ces reçus, puisque personne ne les lui demandait et qu’à chaque séance ses comptes étaient approuvés.

Jamais personne ne lui demandait non plus qui payait sa voiture, ses meubles neufs venus de Paris, son argenterie et ses robes de soie, de velours. Qui aurait osé soupçonner cette femme pouvant changer de figure, de voix avec autant de facilité qu’une dame à la mode change de toilette ?

De même que la princesse de Metternich a le flair pour sentir si le moment demande du velours pesant ou de la gaze légère, un manteau plein de majesté ou un mantelet plein de piquant, et devine non-seulement la couleur qu’il faut, mais même la nuance, de même la conseillère avait ce tact exquis de se montrer et de parler tout à fait comme pouvaient le souhaiter les personnes auxquelles elle avait affaire. Quand c’était nécessaire, elle prenait la voix de haute-contre, par laquelle on en impose, on donne des ordres sans réplique, on éloigne des importuns, ou bien la voix de soprano qui caresse, qui remue le cœur, ou encore la voix sifflante, qui pique, qui blesse. Elle revêtait tour à tour, selon l’occasion, le masque de la digne matrone, de la pieuse chrétienne, de la bonne âme, de la créature simple et naïve ou de la joyeuse mondaine, de la maîtresse femme despotique. Elle savait si bien rire lorsque quelqu’un lui faisait plaisir, si bien verser à volonté des larmes, de vraies larmes, dont elle mesurait l’abondance ! Quand elle dépeignait à la reine la misère des pauvres, « de ses pauvres », rien que deux pleurs perlant à ses paupières ; l’étiquette de la cour n’en permettait pas davantage ; avec une dame de l’aristocratie, les pleurs mouillaient ses joues juste autant que les convenances le toléraient ; mais avec une bonne bourgeoise, elle lâchait toutes les écluses et mouillait jusqu’à deux, trois mouchoirs.

Hanna pénétra promptement tous ces mystères. Jusqu’alors elle avait honoré, plaint sa mère ; elle commença à l’admirer, à l’envier.

Les fenêtres de la somptueuse chambre à coucher de la générale ne donnaient pas sur la bruyante place du château ; elles s’ouvraient sur la rue des Turcs qui aboutit à cette place. Un matin, il y eut de la paille étendue pour amortir le bruit des voitures, et dans la maison une jeune mère tint son premier enfant dans ses bras.

Ce jour-là Hanna fut heureuse comme jamais elle n’aurait cru l’être. En entendant le premier cri de son enfant, un sourire indescriptible illumina sa belle figure naguère assombrie par la douleur. Le général pleurait de contentement ; toute la maison était en joyeux émoi. Dans tout ce qui s’y passait, s’y disait, il y avait une certaine angoisse, une certaine gravité.

On aurait cru qu’un grand événement venait de se produire. Les rideaux des fenêtres étaient si soigneusement tirés qu’il faisait presque noir dans la chambre de la jeune mère et chacun marchait sur la pointe des pieds, quoique les tapis épais fussent là pour adoucir le bruit des pas. Personne n’osait parler haut.

Et tout cela pour qui ?

Pour un enfant venu au monde très-faible, pour un enfant qui sera sottement élevé, instruit, et qui fera un jour un homme maladif, malheureux.

Dans la rue à côté et presque en même temps a été délivrée la femme d’un forgeron. Son pauvre vermisseau a été enveloppé d’une chemise rapiécée et crie de toutes ses forces. Le père rit, le prend dans ses mains rugueuses, le balance jusqu’à ce qu’il se taise, qu’il ouvre légèrement son petit œil au soleil, et la mère est déjà hors du lit, au foyer à préparer la soupe. Le soleil n’aveuglera pas l’enfant et la forgeronne mangera sa soupe avec plaisir. Ils sont à plaindre les enfants qui viennent au monde dans des maisons à tapis ; Jésus-Christ naquit dans une étable.

Quelques heures de joie suivirent la première heure de bonheur d’Hanna et puis elle se fatigua de son enfant. Vint une nourrice qui savoura les vraies joies de la mère, qui nourrit le nouveau né. La générale ne devait pas évidemment lui tendre son beau sein, sous peine de danger. Il est bien plus important de pouvoir montrer ses épaules au bal que d’allaiter son enfant.

Comment Hanna se serait-elle contentée de remplir ses devoirs de femme et de mère ? Elle est une femme allemande cultivée ; elle a mieux à faire, comme, par exemple, de choisir des étoffes, de combiner de nouvelles toilettes, de s’habiller, de peindre ses sourcils, de fixer de faux cheveux sur sa tête, d’aller au théâtre, de briller en soirée, peut-être aussi de coqueter. Et qui la blâmerait de faire passer ceci avant cela ?

Son enfant appartient à la nourrice, et elle, la générale Mardefeld, appartient au monde.

Chaque matin, n’embrasse-t-elle pas son cher nouveau né avec tendresse, et chaque soir, régulièrement, ne se souvient-elle pas de lui faire le signe de la croix, avant qu’il s’endorme ? On ne saurait demander plus.

Nos excellentes publications à l’usage des familles ont pour principe de toujours dépeindre le monde comme s’il était parfait, et surtout de déclarer irréprochable notre vie allemande. En France, en Italie, en Russie seulement, il peut se passer de temps en temps quelque petite histoire de nature à nous ouvrir les yeux sur les laideurs morales et à nous fortifier dans la conviction que nous sommes les gens les plus honnêtes de la terre.

Que nous importent les terribles chiffres de la statistique sur la mortalité des enfants ; que nous importe que ces enfants ne meurent que parce que la plupart des mères rendent leurs devoirs aussi légers que possible, pourvu qu’on ne parle pas de cela, qu’on ne l’écrive pas, pourvu que les héroïnes des romans allemands soient des modèles de vertu !

Après ses relevailles, Hanna parut grandie de quelques pouces, et ses formes n’avaient pas peu gagné en rondeur, en potelé. Elle était tout d’un coup devenue femme, femme jolie, majestueuse.

Pendant un certain temps, il ne fut question que d’elle dans tous les cercles de la ville. Elle fut présentée dans les premiers salons, et même à la cour.

Sa rencontre avec la reine fut quelque chose de surprenant. La visite commencée en cérémonie finit amicalement. Hanna fut charmée par Sa Majesté, et Sa Majesté parla sans gêne, selon son habitude, du plaisir que lui avait fait la générale.

— Vous me plaisez, dit-elle de son ton calme, imposant. Dans cet affreux théâtre de marionnettes qui s’appelle la cour, c’est à qui, parmi les poupées que je vois, se montrera la plus roide et la plus affectée ; vous, au contraire, vous avez quelque chose de frais, de naturel, qui surprend d’abord et est agréable ensuite. Je veux que nos relations soient aussi peu cérémonieuses que possible, vous me comprenez. Je vous choisis pour ma dame de cour, mais j’espère que vous deviendrez quelque chose de mieux pour moi, une confidente, et qui sait, peut-être plus encore.

Sa Majesté se mit ensuite à faire l’éloge de la mère d’Hanna, de sa bienfaisance, de son dévouement.

Quelques jours après la première audience, un équipage de la cour vint chercher la générale. La reine voulait, pendant une heure, causer à son aise avec sa nouvelle favorite. Une autre fois, Hanna dut faire une promenade à cheval avec Sa Majesté. On remarqua ensuite à l’Opéra que la reine la saluait de l’éventail, et enfin, un soir, Sa Majesté vint incognito chez la générale, et se fit montrer sa petite fille, qu’elle daigna prendre sur ses genoux, embrasser même.

La sympathie de la souveraine pour Hanna éveillait d’autant plus l’envie chez toutes les dames, qu’on savait très-bien que la reine Paula tenait les rênes du gouvernement, et que, dans les plus petits événements de la cour comme dans les plus grands actes politiques, c’était sa volonté qui décidait.

Le bon peuple, qui était assez heureux pour qu’elle lui permit de payer ses nobles passions, ne lui rendait que trop facile de commander en tout et pour tout, à peu près comme une czarine du siècle passé. À vrai dire, elle ne pouvait s’accorder les plaisirs dramatiques d’une Élisabeth ou d’une Catherine, tels que le billot, la Sibérie, le knout ; mais il existe d’autres moyens plus doux qui n’en sont pas moins terribles. Lorsqu’il n’est pas possible d’atteindre son but par la loi, on peut y arriver quand même en faisant tourner cette loi par des juristes allemands. Ces pauvres gens qui s’intitulent fièrement des bourgeois d’un pays libre n’étaient aux yeux de leur souveraine que des sujets bons à travailler pour elle, à lui obéir, et ils lui obéissaient, se trouvant satisfaits de pouvoir dire et écrire ce qu’ils voulaient.

Ministres et souverains par la grâce de Dieu, rendez toujours hommage, le verre à bière en main, à la liberté allemande, et pour tout le reste, il vous sera loisible de gouverner comme bon vous semblera. La force prime le droit ; mais le sentiment de la liberté, à la brasserie, prime la force chez nous. Souvenez-vous de cela.

Nous ne faisons pas de révolution lorsque la loi est foulée aux pieds ; mais s’il ne nous est plus permis de raisonner, nous devenons mécontents, et si le prix de la bière augmente, le sang coule.

Oh ! comme elle frappa du pied, comme elle serra ses poings mignons, la belle reine, quand elle apprit que Wolfgang avait échappé à ses geôliers en Russie, et avait été revu dans la ville ! Elle lança aussitôt après lui toute la meute de sa police ; plus de cent innocents furent arrêtés uniquement parce qu’ils portaient des habits en guenilles, et la fiévreuse activité des magistrats ne se calma que le jour où l’ambassadeur à Rome annonça que le sculpteur venait d’arriver dans la Ville éternelle. Alors l’implacable femme pensa à un nouveau plan de vengeance. Il ne lui suffisait pas d’avoir jeté le malheureux Wolfgang dans la misère, elle voulait l’anéantir, le fouler aux pieds comme un ver. Cette vilaine pensée qu’elle roulait nuit et jour gâta son humeur pendant plusieurs semaines ; mais lorsque les gouvernants allemands ont l’air sombre, il se trouve toujours quelque sujet dévoué, quelque bon patriote pour ramener le rire sur leurs lèvres, à l’aide de sa loyauté.

Cette fois l’homme loyal qui se dévoua fut Rosenzweig. Le titre de comte romain l’avait rendu hardi, entreprenant. Il s’était décidé à tout mettre en jeu pour ajouter tout au moins à ce titre un « de » allemand.

Rosenzweig était doué d’un véritable génie pour offrir des cadeaux. Il n’avait pas encore rencontré d’honnête Allemand qui eût refusé de prendre ce qu’il lui avait adroitement présenté. Un seul personnage s’était montré insensible jusqu’ici à l’irrésistible bonhomie du banquier, et ce personnage était précisément le ministre de Kronstein, l’homme sans lequel il n’y avait pas possibilité de réussir à se faire anoblir.

Le ministre était-il réellement invincible ? Pour le commun des mortels, oui ; pour Rosenzweig, non très-probablement. Le problème à résoudre lui ôta le sommeil ; il crut en mourir au moins quatre fois. Enfin, au milieu de la nuit, il sauta de son lit tout joyeux, alluma sa bougie, dansa la polka et vint se mettre devant la glace, se regardant à la lumière, avec étonnement et satisfaction.

« Oui, c’est bien moi, murmurait-il, c’est bien moi, le grand homme qui fera un présent au ministre Kronstein, qui en fera un aussi à Sa Majesté que Dieu garde, et Sa Majesté l’acceptera. »

Rosenzweig avait vu chez le ministre Kronstein, qui possédait une vieille porcelaine, un service de Sèvres, unique en son genre. Le ministre y tenait tant qu’il se montrait inquiet lorsque quelqu’un prenait en main une des pièces. C’était sur ce service que le banquier avait bâti tout un plan diabolique. Par le train suivant, il partit pour Paris. De là il se rendit à Bruxelles, Londres, cherchant partout et vainement un service pareil. Il offrit des sommes incroyables, et ne parvint pas à découvrir ce qu’il désirait si vivement. Il avait déjà perdu tout espoir. En revenant de voyage, il dénicha dans l’auberge d’une petite ville hollandaise un service de la même fabrication que celui du ministre et en tout pareil, jusque dans les moindres détails. Par-dessus le marché, le possesseur n’avait aucune idée de la valeur de son bien, et le livra pour un prix dérisoire. Rosenzweig revint triomphant et noua aussitôt les fils de sa machination.

Après avoir mis dans ses intérêts le valet de chambre du ministre, il fit sa visite à Kronstein et lui annonça qu’il avait trouvé, qu’il possédait un service semblable au sien. Le ministre fut désagréablement surpris.

— Vous vous êtes sans doute trompé ? fit-il, se mordant les lèvres de dépit. En tout cas, nous pouvons comparer.

— Ô Excellence, c’est la même façon, le même dessin, la même fabrique, répondit Rosenzweig tout en prenant la grande soupière sur la crédence et l’examinant attentivement.

En ce moment un grand bruit se fit entendre dans l’antichambre. Le ministre sut plus tard que son valet avait laissé tomber le lourd vase en argent servant à laver les couverts. Rosenzweig sursauta et la soupière s’échappa de ses mains, se brisant en un tas de gros et petits morceaux, aux pieds de Kronstein.

Le ministre frissonna de tout son corps. Avant qu’il eût reconquis son calme d’homme d’État, Rosenzweig avait chargé le valet de chambre d’aller chercher son service. L’hypocrite l’avait apporté avec lui et déposé, bien empaqueté, dans l’antichambre.

— Je serais inconsolable de ma maladresse, Excellence, dit-il solennellement, si, comme je vous l’ai annoncé, je n’avais un service pareil. Ce service sera bientôt ici et vous me permettrez, Excellence, de vous l’offrir en remplacement.

— Contre le montant de ce qu’il vous a coûté.

— Non, Excellence, je ne saurais consentir à…

— Mais je ne puis accepter un cadeau aussi précieux, sans…

— Quand le moment viendra de m’anoblir, Votre Excellence ne fera pas d’opposition !

— Assurément non, cher Rosenzweig.

Le valet de chambre entra avec le service, qui était si exactement pareil à l’autre, que Kronstein, collectionneur avant tout, fut presque joyeux de la mésaventure arrivée à Rosenzweig. Ce fut ainsi que le banquier parvint à faire accepter un présent au ministre incorruptible.

Quant à la reine, il n’eut pas de difficultés, valant la peine d’être mentionnées, pour lui faire accepter le cadeau à elle destiné. Il avait fait tisser à Paris une magnifique étoffe dont le dessin avait été détruit, et qui était, en outre, parsemée de scarabées d’or indiens. Le présent était digne d’une souveraine. Le ministre Kronstein en parla à Sa Majesté avec une chaleur imagée, et Rosenzweig obtint facilement la permission de venir offrir l’étoffe lui-même.

Il se montra avec son ordre papal. Malgré tout l’empire sur elle-même dont elle était capable, la reine ne put cacher son ravissement. Elle s’écria : « Que c’est beau ! » pendant que le banquier dépliait l’étoffe, et se montra très-gracieuse pour lui.

Soudain son œil s’arrêta sur la barbe encadrant la figure radieuse de Rosenzweig, et son front se plissa un peu. La longueur des cheveux et la coupe de la barbe étaient pour elle comme une indication sûre de la loyauté de l’homme.

— On pourrait vous prendre pour républicain, si vos bons sentiments n’étaient pas connus, dit-elle froidement. J’attends de votre loyauté que vous mettiez, à l’avenir, votre extérieur d’accord avec votre intérieur.

— Pardon, Majesté ; je ferai de mon mieux pour que mon crime me soit pardonné, répondit Rosenzweig, jouant de l’épine dorsale comme un homme en caoutchouc.

Le jour suivant, le banquier fut fait baron et invité à la table royale. Le nouveau noble, qui était tout à fait chauve, portait une perruque, mais en hiver seulement. Il la mettait le 1er octobre et la quittait le 1er mai.

Le hasard avait voulu qu’il eût offert l’étoffe à la reine le dernier jour d’avril.

Le lendemain, il parut donc à la cour, non-seulement sans barbe, mais aussi sans cheveux.

Lorsque la reine entra, son premier regard tomba sur Rosenzweig. Elle fut étonnée, puis elle se mit à rire si fort que la première dame d’honneur, la princesse Schnakerlburg-Piepenhausen, en eut la colique après le dîner. Le médecin voulait attribuer cette colique à un abus de truffes mais la patiente préféra la rejeter sur l’impardonnable oubli de l’étiquette commis par Sa Majesté.

— Mon Dieu ! s’écria la reine, tel n’était pas mon désir. Voyez donc, messieurs, ce modèle de loyal sujet allemand. Je lui demande de faire couper sa barbe, et il se fait raser toute la tête.

Elle se reprit à rire. Puis le ministre Kronstein ayant murmuré à la comtesse Bärnburg l’histoire de la perruque, Sa Majesté en fut bientôt informée, et alors sa gaieté dépassa toutes les bornes de la bienséance de cour. Elle oublia jusqu’à Wolfgang lui-même, et le général Knopf racontait le lendemain, au casino militaire, que, pour la première fois, on avait ri à la cour « à ventre déboutonné ».