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Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-07

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Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 123-137).

VII

L’AMOUR À LA BOURSE

Dans notre chère bonne Allemagne, à force de parler de notre moralité, de notre vie de famille exemplaire, de notre honnêteté commerciale et sociale, nous avons fini par être convaincus que tout cela était vrai, et les autres peuples ont commencé à croire plus ou moins ce que nous disions de nous. Nos grands politiques qui ont voulu appliquer aussi les forts principes de la morale bourgeoise à l’éducation des peuples, assurent qu’il ne manquait à la nation allemande que de grandes relations pour améliorer le monde.

Maintenant, les grandes relations sont venues ; mais la façon d’agir morale en politique a disparu, et nos intimes relations bourgeoises ont tellement pris le pli des habitudes machiavéliques qui soumettent les intérêts des États les uns aux autres, que l’honnêteté allemande est déjà à la veille de devenir un mythe. On dirait presque que dans cette étroitesse de nos relations que nous avons si souvent, si amèrement déplorée, a été enterré le fond de notre probité devenue proverbiale.

La chose est simple et s’explique facilement. Un boutiquier dans une petite ville de province, où chaque homme regarde dans le pot de son voisin, où chaque femme connaît par le menu la toilette des autres, n’osera pas se lancer dans ces grandes spéculations hardies et trompeuses qui se font tous les jours dans les grandes villes. Il se contentera de donner du café, du sucre à faux poids, de tromper en aunant, de mêler de la poudre de café dans le poivre et de la poussière de brique dans la cannelle. Il manipulera ainsi sa marchandise à la vieille mode, c’est certain, mais il ne reposera pas avec tranquillité sur son grand oreiller sa tête coiffée de son bonnet de nuit, s’il a fait quoi que ce soit pouvant lui occasionner des difficultés avec la loi.

Ces Lilliputiens allemands qui se sont tout d’un coup, sur la Seine, la Tamise, la Néva, élevés à la grosseur d’un habitant de Brobdignac ont perdu la mesure de chaque chose qui les entoure ; la petite aune de leur morale ne leur suffit plus, et comme ils n’en ont pas encore de plus grande, ils renoncent à établir une mesure de moralité pour le monde qui les entoure et pour leurs propres actes. Faut-il donc s’étonner qu’en tout et pour tout, ils agissent beaucoup plus mal que ne l’ont jamais fait les anciens géants ?

Les milliards français ont été comme les dons des Grecs pour la pauvre Allemagne ; à Berlin, à Vienne et dans cent petites villes, ils ont déchaîné cette fureur de spéculation qui nous a ramenés au temps de Law ; avec eux est venue cette armée de vampires, avides de sang, qui mènent les peuples à leur perte et insufflent la soif, la rage de gagner de l’argent sans effort, sans travail : par eux ont été nivelées chez nous toutes les classes de la société.

Au milieu de cette effervescence, la nouvelle que les banques de jeu étaient fermées à Baden-Baden et à Hombourg vint faire l’effet d’une mauvaise plaisanterie. Qu’importe la roulette, quand la fièvre ardente du jeu a gagné tout le monde et que l’enjeu n’est plus seulement de l’or, mais le bonheur, l’honneur, la vie des familles !

Les grands pillent les petits et les riches pillent les pauvres, abusant de leur position, de leur influence pour dépouiller sans vergogne de leur modeste avoir leurs victimes manquant de relations à la cour, de moyens pour connaître d’avance les dépêches. Les petites gens perdent ainsi tout leur bien ; mais qui s’en inquiète, qui se soucie de la ruine de milliers d’honnêtes familles allemandes ? Les puissants bâtissent des palais, et le sang de ceux qu’ils ont volés se mêle au mortier. Et tout cela se fait avec un cynisme, une grossièreté que nous cherchons en vain dans les autres nations. En pareil cas, le Russe reste affable, l’Anglais garde sa dignité, le Français ne perd point cette élégance, cette grâce, cet élan qui le distinguent si particulièrement, tandis que chez nous le manque d’honneur s’étale nu, sans honte, sans vergogne, affreusement vulgaire.

Quiconque est encore honnête dans ce monde de mensonge, de jeu traître, quiconque gagne encore son argent honnêtement, travaille pour son pain de chaque jour, est regardé du haut en bas par les exploiteurs effrontés, tourné en ridicule et même méprisé.

C’eût été un miracle bien plus grand que celui qui s’opère à Naples avec le sang de saint Janvier, si Plant, cet Allemand modèle de notre époque, n’avait pas subi lui aussi l’influence de la maladie du jeu.

Assurément sa position exigeait de certaines précautions ; un domestique ne peut guère se montrer à la Bourse ; mais son infatigable esprit d’invention lui fournit bientôt les moyens et les personnes nécessaires pour pénétrer, invisible, dans le temple de Plutus.

À mesure que sa passion pour Valéria se changeait en haine, en dégoût, il était de plus en plus dominé par la pensée de rattraper son argent, et avec cet argent sa position dans la société.

Il volait son insouciante maîtresse avec un aplomb merveilleux ; mais pour devenir riche rapidement, il fallait qu’il introduisît aussi sa main dans la poche d’autres personnes, et il l’y introduisit avec beaucoup d’ardeur.

M. Steinherz, l’homme au gilet de velours, lui parut être l’individu dont il avait besoin. Cet enthousiaste ami de l’art avait cet épiderme en cuir qui est insensible à toute espèce de piqûres. Il ne s’écoulait pas de semaine sans qu’il vînt se présenter au petit palais de Valéria. Il n’était jamais reçu, mais il n’en parlait pas moins avec une incessante admiration de la « sublime actrice ». Son bonheur était d’obtenir de la bouche du domestique des bribes de renseignements sur l’intérieur de la comédienne, son genre de vie, ses habitudes, ses nouveaux rôles, ses nouvelles toilettes, et de jouer à l’homme initié, dans son entourage à lui.

— Tout le monde cherche à faire fortune à la Bourse, dit un jour Valéria à Plant ; je voudrais, moi aussi, spéculer un peu ; mais personne ne doit rien en savoir. J’ai songé à m’adresser à Rosenzweig ; je préfère me servir de toi, Jean. Tu as déjà de l’expérience, n’est-ce pas ?

— Je suis entièrement à vos ordres, madame.

Valéria commença donc à jouer, et son exemple fut suivi par son domestique, qui mit Steinherz dans la confidence, lui donnant en secret les avis nécessaires.

— A-t-elle des idées, la superbe Milford, la Médée unique ! s’écriait Steinherz chaque fois que Plant lui soufflait une heureuse combinaison, dont il attribuait l’invention à Valéria pour enflammer plus encore le zèle de son agent. Si je pouvais une seule fois parler affaires avec elle ! Quelle femme ! C’est plus qu’une femme, une déesse ! Qu’en pensez-vous, monsieur Jean ?

M. Jean se hâta de répliquer :

— Malheur à vous, monsieur Steinherz, si jamais vous osiez…

— Je n’oserai point, répondit l’agent, frappant sur son gilet de velours avec force. Voici le tombeau où la grande Valéria peut déposer tous ses secrets. Dites-lui bien cela.

Il est aisé de deviner comment l’actrice gagnait toujours, et, en même temps qu’elle, Jean et Steinherz.

Le roi venait deux fois par jour chez Valéria. Par lui, elle entendait l’herbe pousser dans toute l’Europe. L’actrice communiquait les nouvelles à Plant, et Plant les transmettait, à son tour, à Steinherz.

Règle générale, ils savaient vingt-quatre heures plus tôt que leurs concurrents s’il y avait hausse ou baisse, et dans leurs spéculations il n’y avait pas pour eux danger de faire fausse route.

Steinherz devint bientôt l’oracle d’une foule de petites gens et un grand homme à la Bourse. Il ne tarda pas à ouvrir un comptoir et se chercha un commis. Un jour, Plant ne fut pas peu surpris de voir installé chez M. Steinherz, en qualité de commis et de galopin, le favori des muses, Gansélès. Sur ses cartes de visite, Gansélès s’intitulait secrétaire, ce qui ne l’empêchait point de cirer les bottes de M. Steinherz et de lacer madame Steinherz.

Un soir Steinherz accourut vers Plant dans la plus grande animation.

— Il y aurait une belle affaire à faire demain avec les actions de la Compagnie mobilière ; mais il faut tenir à l’écart le jeune Finkélès de Finkelstein ; vous le connaissez, monsieur Jean. C’est le banquier de la rue de la Couronne, le gros bonnet de la contre-mine. Parlez-en à la grande Médée ; elle trouvera un moyen contre notre homme.

Plant monta comme pour aller parler à Valéria et s’assit dans l’antichambre dans un fauteuil en osier, où il se prit à réfléchir. Pendant qu’il songeait, traçait des plans, son regard rencontra par hasard l’Amour en plâtre placé sur le poêle.

« Serait-ce un avertissement que tu me donnes, en dirigeant contre moi ta flèche, fripon dieu d’amour ? se dit-il avec un sourire. Tu as été bon pour moi, je le sais ; c’est toi qui, blessé de la conduite de cette femme envers moi, m’as guidé vers la Bourse, où tu m’aides à vaincre. Par toi j’ai forcé le roi à soutenir mon jeu hardi ; voudrais-tu m’abandonner aujourd’hui ? »

Pendant qu’il parlait à l’Amour, le moyen qu’il cherchait lui vint à l’esprit et il le communiqua aussitôt à Steinherz.

— Ô grande Médée ! s’écria l’agent. Quelle femme ! quelle divinité !

Dans la matinée suivante, quand la Bourse s’ouvrit et que Finkélès de Finkelstein, le jeune banquier plein d’ardeur, quitta la salle un moment pour donner des ordres à son adjudant, Gansélès se rapprocha de lui pour tenter aussi de son côté une petite affaire.

— Monsieur le baron, commença-t-il, que me donnerez-vous, si je vous annonce quelque chose ?

Finkelstein ne le regarda pas même.

— Il s’agit de mademoiselle Olga, ajouta Gansélès, le tirant par la manche.

À cette déclaration, le banquier prit feu.

— Que savez-vous ? demanda-t-il vivement, en appelant près de lui le secrétaire, qui tendit la main et reçut une pièce d’or.

— Ce que je sais est connu de bien d’autres, chuchota Gansélès. Tous les matins, quand vous êtes à la Bourse, Monsieur le baron, un chef d’escadron de hussards va voir la belle mademoiselle Olga.

Finkelstein, le lion de la Bourse, qui, lorsqu’il est jaloux, ne craindrait pas dix régiments de hussards, à plus forte raison un unique chef d’escadron, se jette aussitôt dans la première voiture et roule vers sa favorite. À quoi cela lui sert-il maintenant d’avoir meublé pour mademoiselle Olga le plus charmant petit hôtel et de faire chaque jour l’admiration de tous les gens de bon ton en allant au parc, dans l’équipage à deux chevaux blancs fougueux où son odalisque, toute de blanc vêtue, adossée à de moelleux coussins, montre son minois piquant ? À quoi cela lui sert-il d’avoir escompté le paradis de Mahomet ? Il est joué, moqué, trahi.

Amoureux comme un Turc et non moins jaloux, il monte l’escalier en courant, rejette contre le mur, ainsi qu’une balle, la soubrette qui vient à lui, et s’élance dans la chambre à coucher de la perfide. Oh ! qui peindra son ravissement ! La perfide, est là couchée, innocente, tranquille sur ses coussins en soie, et elle dort. Elle dort même si bien qu’il l’entend ronfler en se penchant, altéré de vengeance, au-dessus d’elle.

Comme ce ronflement lui semble mélodieux ! Il reste longtemps à la regarder en ayant l’air d’écouter une musique céleste. Trop tard il se souvient de ses affaires. Il retourne à la Bourse en toute hâte et apprend qu’il a perdu la bagatelle de cent mille florins.

Il cherche Gansélès pour lui donner des preuves frappantes qu’il a menti ; mais il ne le trouve pas. Il ne découvre nulle part l’enfant de la Palestine aux cheveux noirs qui, pour faire le jeu de ses adversaires, l’a éloigné de la Bourse par une fausse nouvelle, et qu’il a de plus récompensé d’une belle pièce d’or.

Dans l’intervalle, Plant et Steinherz sont assis chez un marchand de vin et se partagent sa dépouille en buvant une bouteille de vin du Rhin.

Après un certain nombre de bonnes affaires de ce genre, Plant se vit enfin arrivé au but qu’il poursuivait sans relâche, en déployant toutes ses capacités, en imposant un silence complet à ses nobles sentiments.

Une nuit vint qu’il passa tout entière à compter.

Au matin, il rassembla son avoir, et lorsque Valéria, enveloppée de sa riche robe de chambre bordée de blanc, sonna pour son chocolat, il mit le plateau d’argent devant elle. Avec un sourire et d’un ton très-aimable, mais nullement soumis ou contraint, il lui demanda un moment d’entretien.

L’actrice comprit qu’il s’agissait de quelque chose d’important, d’inattendu.

— Parlez ! lui dit-elle d’un air vraiment royal.

— J’ai à vous prier, madame, de vous mettre aussitôt en quête de quelqu’un à qui je laisserai le plaisir de vous servir. Je vous quitte aujourd’hui même.

— Que t’arrive-t-il ? Je ne puis me passer de toi. Serais-tu… mécontent de moi ?

— Oh ! au contraire. J’ai regagné à votre service la somme que, dans un accès de folie amoureuse, j’avais sacrifiée pour vous, et je puis me passer du bonheur de votre voisinage.

— Ainsi, monsieur Plant, vous êtes redevenu riche en bien peu de temps ? répliqua Valéria contractant ses sourcils. Il faut que vous m’ayez largement volée.

— Pardon, j’ai joué à la Bourse avec quelque bonheur : voilà tout.

— Je dois le croire.

— Vous le devez, Valéria, et il y a autre chose que vous devez faire.

— Quoi donc ?

— Vous taire.

— Qui peut m’y contraindre ?

— Moi.

— Par quels moyens ?

— J’ai l’intention de fonder un journal qui racontera des historiettes aussi morales que piquantes, pour faire connaître tous les scandales de la ville, tous les secrets délicats et pour châtier ainsi le vice en même temps que les imbéciles qui en sont victimes. M’avez-vous bien compris ?

— Très-bien, monsieur Plant ; mais il y a des moyens pour faire taire des journaux pareils.

— Certainement, c’est pour cela qu’il me paraît plus avantageux, pour vous et pour moi qui nous connaissons, qui nous savons en état de ne reculer devant rien, de nous épargner mutuellement.

— Je ne demande pas mieux.

— Je vous prie donc avant tout d’oublier que…

Plant s’arrêta. Les mots qu’il voulait prononcer ne pouvaient sortir de ses lèvres.

— Que vous avez été mon domestique, compléta Valéria. Je ferai mon possible pour cela. La révélation serait cependant très-piquante, très-comique.

Elle se prit à rire aux éclats.

— Oh ! vous m’avez merveilleusement servie, à l’œil et à la baguette ; vous avez eu peur de moi réellement.

— Je n’ai eu peur que d’une chose, jeta Plant malicieusement.

— Laquelle ?

— De continuer à vous aimer ; mais ma peur n’avait pas de raison d’être ; elle était enfantine.

Valéria se leva et arpenta la chambre lentement. Les ailes de ses narines frémissaient fortement ; ses lèvres s’écartaient à laisser voir les dents étincelantes de blancheur. Enfin elle s’arrêta devant lui en balançant comme un lasso la cordelière de sa robe de chambre.

— Et vous n’êtes plus du tout amoureux de moi ?

— Je cherche vainement à comprendre comment j’ai jamais pu l’être.

— C’est peu aimable.

— Excusez-moi. Pour rien au monde je ne voudrais vous faire de la peine, car je vous dois des remercîments. Vous m’avez guéri, complétement guéri de l’idéalisme. À votre service je suis devenu un tout autre homme. Il n’y a plus rien en moi de cette faiblesse de sang, de cette tendresse de sentiment qui me faisaient voir les créatures et les choses sous les couleurs les plus roses, et qui m’ont valu tant de douleurs, d’errements.

— Si vous saviez comme vous êtes comique en ce moment ! s’écria Valéria. Ne vous trompez donc pas vous-même. Que savez-vous de l’idéal ? C’est votre égoïsme qui a erré. C’est votre vanité, votre sensualité qui ont souffert, mais non votre cœur. Trompez qui vous voudrez ; vous ne me tromperez pas, moi ; je vous connais trop bien.

Depuis longtemps la pensée d’Andor n’avait pas traversé l’esprit de Plant. Le souvenir de son ami lui revint alors, et il lui sembla entendre les dernières paroles du docteur résonner à ses oreilles comme les hurlements des loups poursuivant quelqu’un égaré dans la steppe. Aussi ne trouva-t-il pas de réponse au reproche que Valéria lui lançait hardiment, sans pitié, en pleine figure.

Il s’inclina sans mot dire, et sortit.

Une heure plus tard, il quittait le palais de Valéria et se rendait en fiacre au chemin de fer. Il avait résolu de faire un voyage en Suisse et en Italie pour se rafraîchir les idées, se préparer au nouveau genre de vie qu’il comptait mener, et laisser repousser sa barbe.

En s’éloignant de la ville, le domestique de la maîtresse du roi se proposait d’y revenir tout à fait lui-même, armé jusqu’aux dents contre les hommes qu’il haïssait, et prêt à brandir le fouet contre cette société qui l’avait repoussé de son sein.