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Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-09

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 155-167).

IX

L’INCORRUPTIBLE

Sans bruit, Plant était revenu dans la ville, complétement métamorphosé pendant son voyage. Il portait des habits élégants, un haut chapeau noir à bords très-larges ombrageant sa figure, une épingle de prix, des brillants en boutons, une bague-cachet très-lourde et une montre en or avec les plus jolies breloques. Sa chevelure était redevenue d’un blond rouge ; le rasoir avait enlevé toute sa barbe, et des lunettes d’or à verres bleus cachaient ses yeux. Ainsi arrangé, il se mit à l’œuvre.

Dans la cité était une petite maison à vendre. Elle se trouvait située en plein vieux quartier, tout à fait à l’écart, dans une rue étroite où les toits rapprochés empêchent les rayons du soleil de pénétrer, et n’avait que quatre fenêtres de façade. Au rez-de-chaussée, trois larges salles ; au premier étage, où l’on arrivait par un escalier obscur, trois chambres, et au second étage de même. Le tout était à vendre à bas prix, parce que c’était loin du centre des affaires. Plant paya vingt mille florins et devint le propriétaire du local.

Un homme comme lui savait le prix du temps. Avec une hâte brutale, il fit donc déguerpir tous les locataires, et sans beaucoup de cérémonies s’installa d’après ses besoins. Pour ne dépendre de personne, il établit au rez-de-chaussée une imprimerie petite, mais suffisante pour son but. Les deux chambres du premier étage, destinées à la rédaction, il les meubla élégamment ; il déploya moins de luxe dans celles du second étage, dont il fit son logement ; mais elles furent arrangées avec ce « chic » qui, au premier coup d’œil, relève l’homme connaissant la vie.

Tandis que sa maison s’organisait, il avait rassemblé le personnel de la rédaction, s’attachant bien moins au talent de journaliste de ses rédacteurs qu’à leur audace, à leur bonne volonté absolue. Il prit à sa solde des gens dont la situation était telle qu’ils avaient tout à gagner ou à perdre par lui, avec lui.

Il enrôla d’abord le baron Keith, qu’il avait rencontré par hasard dans un café. Keith accepta l’offre de Plant avec empressement. La roulette commençait à ne plus donner, et ce qu’elle avait produit s’épuisait. Il n’était nullement à même d’écrire convenablement une lettre ordinaire et l’orthographe était pour lui une science d’une profondeur sans fond ; mais Plant ne songeait pas non plus à lui confier la rédaction de n’importe quel article. Il n’engageait le baron que pour recueillir de la matière, c’est-à-dire pour apporter sans frais, tout chauds au bureau du journal les grands et petits scandales de la ville. Les innombrables connaissances de Keith dans les cercles les plus élevés de la société lui rendaient cette tâche presque aussi facile que de tricher à la roulette.

Après il prit à gages Gansélès, mal payé chez Steinherz, et nourri de telle sorte qu’il sentait la famine. Le rôle de ce vaillant devait être de faire les courses, les commissions, les corrections, la cuisine du journal, de signer les articles délicats et de se laisser mettre en prison au besoin. Dans ce dernier cas, il était convenu que Gansélès toucherait cinq florins par jour et recevrait dix cigares.

Enfin, il s’attacha M. Pfefferman, journaliste très-expert dans son métier, qui avait été chassé de plusieurs journaux et qui nourrissait le projet de fonder une officine à mariages. Malgré sa mauvaise réputation parmi les journalistes, Pfefferman n’éveillait pas du tout l’idée d’un homme dangereux.

Il passait pour facile à corrompre. En admettant que cela fût, il n’en était pas moins avéré qu’il n’avait jamais reçu de l’argent du gouvernement, d’un parti politique ou d’une société quelconque, chose qu’on pouvait reprocher à bon nombre de ses probes ennemis. Peut-être avait-il reçu une fois cinq florins d’un marchand de tableaux pour louer sa marchandise ; peut-être avait-il été invité à souper par une actrice en qui il s’était imaginé voir une Rachel ; mais c’est bien pénible de refuser cinq florins quand on n’a pas de bonne chemise à mettre, et de ne pas toucher à un faisan, à un verre de champagne, quand on n’a rien mangé de chaud depuis vingt-quatre heures et qu’on ne boit que de l’eau fraîche depuis longtemps.

Il n’est pas difficile aux gros bonnets, aux maréchaux qui font feu avec des canons, d’appeler voleur le pauvre homme qui fait la petite guerre sur le grand chemin, avec un pistolet peut-être non chargé, pour se garantir du froid, de la faim et de ses créanciers.

Ceux qui connaissaient mieux Pfefferman savaient que c’était un bon homme toujours très-précieux et même comique. Les gens desquels on peut rire à gorge déployée ne sont jamais mauvais.

Pfefferman avait surtout une particularité de caractère égayant quiconque l’approchait : la vanité de tout savoir, de connaître un chacun et son histoire.

Si, par exemple, on était avec lui et que, rencontrant une dame élégante, on lui demandât : « Qui est-elle ? » M. Pfefferman devenait aussitôt, d’âme et de corps, l’image de la surprise la plus complète. Il relevait la tête, remuait les sourcils, redressait chaque cheveu sur son crâne assez clairsemé, laissait voir le blanc des yeux et balançait de droite et de gauche comme une tige d’osier son petit corps maigre. Pour lui, il n’y avait pas de joie supérieure à celle de regarder quelqu’un avec étonnement, surtout si ce quelqu’un était au-dessus de lui, n’importe sous quel rapport.

Il se décidait enfin à dire :

— Comment ! vous ne connaissez pas cette dame ?

Il ne la connaissait lui-même pas plus que son compagnon. Il n’en poursuivait pas moins :

— Vous voulez savoir qui elle est ? Je vais vous raconter son histoire. C’est la princesse russe Kutuzow, une parente du célèbre général. Elle a beaucoup de millions. Ses propriétés situées à notre frontière n’embrassent pas moins de deux milles carrés 7/10. Elle possède un millier d’esclaves. C’est à elle qu’appartient ce beau chien du Saint-Gothard que vous avez certainement admiré à l’exposition canine ; il est noir et a les pattes blanches ; non, non. Qu’est-ce que je dis ? Il a trois pattes blanches et une jaune. Vous connaissez certainement là négresse Zobéide, la soubrette de la princesse. Le général Kutusow est ce même personnage auquel Napoléon III — vous vous souvenez assurément, — Napoléon disait un jour : « Il doit faire très-froid en Russie. »

Plus tard, le compagnon si bien renseigné par Pfefferman apprend que la prétendue princesse Kutusow s’appelle de son vrai nom Blitzrieder, et qu’elle est la femme d’un fabricant de chaussures ; mais Pfefferman n’est pas embarrassé par cette découverte.

— Blitzrieder ! s’écrie-t-il… Oui, oui, c’est une de mes amies d’enfance ; elle est née Schnürlein ; son frère est architecte à New-York ; nous avons joué ensemble à colin-maillard.

En outre, M. Pfefferman connaissait tous les hommes célèbres, tous ceux dont il était question dans les journaux, et il les connaissait avec une effrayante précision.

Bismarck avait un jour allumé son cigare au sien, et, en cette occasion, il s’était entretenu avec lui de ses projets contre la France. C’était au printemps de 1869.

Un autre jour au théâtre, don Carlos l’avait fixé attentivement, et puis fait appeler dans sa loge pour lui demander s’il était Espagnol.

Avec le pape il avait joué au mariage, et avec l’empoisonneuse Ebergenyi il avait dansé un quadrille.

Tels étaient les collaborateurs à ressources dont Plant avait requis les services pour fonder son journal.

Depuis le début de Valéria au théâtre, il n’y avait plus eu dans la ville autant d’agitation que le jour où de grandes affiches annoncèrent l’apparition d’une nouvelle feuille, sous le titre à effet : l’Incorruptible, avec distribution en masse du numéro spécimen.

Le programme de Plant promettait réellement : « Toute la presse, disait-il, est influencée, dépendante ; il n’y a pas d’organe qui défende sérieusement les intérêts du peuple, qui ose dire la vérité, rien que la vérité. Le besoin d’une feuille de ce genre se faisait sentir depuis longtemps. Pour répondre à ce besoin, quelques hommes indépendants, honnêtes et patriotes, ont résolu de consacrer leur talent, leur fortune au bien du pays. Ils comptent sur l’appui de tous les bien-pensants. »

Le contenu du premier numéro était en harmonie avec ce programme. Jamais encore on n’avait écrit avec aussi peu de ménagements, avec autant de hardiesse sur le gouvernement, les ministres, la situation politique, la finance, le théâtre, les arts, la littérature, et surtout sur les affaires privées. De plus, toutes les notices, tous les articles n’allaient pas au delà de cette imperceptible limite où cesse ce qui est permis, où ne commence pas encore ce qui est défendu.

La reine, après avoir lu, fit appeler le ministre Kronstein ; le ministre Kronstein manda le président de justice ; le président de justice fit venir l’accusateur public ; mais celui-ci dut mettre bas les armes et déclarer que la loi ne pouvait rien contre cette espèce de polémique perfide se dérobant jusque dans le moindre mot à toutes les attaques.

Sa Majesté se contenta donc de souffleter sa camériste en faisant toilette et laissa provisoirement dormir les choses.

L’agitation qui avait régné au palais régna plus grande encore dans toutes les classes de la société. Chacun eut peur d’être attaqué, tout en voyant avec plaisir mettre les autres en pièces. Ainsi sont les hommes ; ainsi est le public. Quiconque traîne dans la boue des personnes connues ou de mérite peut toujours compter sur les applaudissements des personnes inattaquées.

L’Incorruptible conquit ainsi rapidement un grand nombre de lecteurs. Avant même le second numéro, Plant avait réussi dans son entreprise. Il était devenu l’homme le plus redouté de la ville ; et être redouté profite bien plus qu’être honoré et même aimé.

Il y eut des gens qui comprirent aussitôt ce qu’ils avaient à faire, et d’autres à qui Plant dut stimuler l’esprit à l’aide de douces insinuations dans le second numéro de sa feuille.

Rosenzweig fut des premiers à se souvenir de ses anciennes relations avec Plant.

— Nous sommes de vieux amis, disait-il à chaque occasion ; nous vivons très-bien ensemble.

Il accourut hors d’haleine dans le bureau de l’Incorruptible et dit à son fondateur :

— Oh ! que je suis content de vous trouver si bien portant, à la tête d’une aussi louable entreprise ! Vous voilà posé et j’en suis aise vraiment. Avez-vous besoin d’argent ? Je vous ai toujours tenu en haute estime, vous viendrez me voir chez moi, n’est-ce pas ? Combien vous faut-il ? Nous resterons toujours camarades comme autrefois. Vous n’écrirez pas contre moi, je le sais. Voici dix mille florins.

Il avait tiré la somme de sa poche et la mettait sur la table devant Plant.

— Venez dîner demain à la maison, continua le banquier ; vous y rencontrerez des personnages d’importance. Que je suis fier de mon ami Plant ! Dommage que je n’aie pas une autre fille, je vous la donnerais pour femme sur-le-champ.

Après l’apparition du second numéro, qui contenait une piquante notice sur une « dame de l’aristocratie connue par ses bizarreries », Plant reçut la visite de la comtesse Bärnburg. Elle entra en parfumant le bureau d’une forte odeur de musc, versa quelques larmes, raconta à voix basse les histoires les plus drôles sur la cour et finit par acheter également le silence du journal.

Beaucoup d’autres personnes suivirent ce bel exemple ; les unes avant même d’avoir été attaquées, les autres après avoir déjà perdu plus ou moins de leurs plumes. Le coffre-fort de Plant se remplissait aussi vite que jadis son gros portefeuille.

Un soir, tandis que les compositeurs travaillaient à leurs casses, que les collaborateurs revoyaient les épreuves à la brosse et que Plant était occupé parmi eux à attraper des mouches, amusement qui facilitait en lui l’éclosion des bonnes pensées, comme l’action de se laver pour Beethoven et celle de caresser son chat favori pour le cardinal de Richelieu, un froufrou de robe se fit entendre derrière lui, une petite main finement gantée le toucha familièrement à l’épaule, et une voix gaie l’appela par son nom.

Plant se retourna vivement et aperçut la belle figure de Valéria qui lui souriait.

— Vous ne vous attendiez guère à me voir ici, monsieur le rédacteur, dit l’amie du roi d’un air si moqueur que Plant en rougit.

— Vous vous trompez, madame, répondit-il avec autant d’aisance que possible pour cacher son embarras. Je savais que vous viendriez, et d’avance je me réjouissais de votre visite ; mais donnez-vous donc la peine de monter au premier étage.

Valéria, se balançant sur les hanches, marcha devant, sans faire de cérémonies. Elle ne retourna la tête que dans le vestibule pour dire : Là-haut ? en désignant l’escalier. En mettant le pied sur le tapis vert qui recouvrait le parquet dans le bureau de Plant, elle s’arrêta un instant pour regarder autour d’elle. Puis elle alla s’asseoir sur un fauteuil avec un gracieux abandon et regarda son compagnon avec curiosité et moquerie.

— Prenez donc place, vous aussi, lui dit-elle. Je vois que vous faites honneur à mon dressage. Vous n’osez toujours pas vous asseoir en ma présence.

Plant se mordit les lèvres.

L’actrice s’en aperçut, et ajouta :

— Avez-vous des cigarettes ? offrez-m’en une.

Il lui tendit un petit paquet de cigarettes de la Ferme. Elle en prit une, qu’elle alluma à la bougie fichée dans un chandelier d’argent sur la table.

— Puisque vous m’attendiez, vous devez savoir le but de ma visite ?

— Je le sais.

— Quel est-il ?

— Vous venez m’acheter.

— C’est vrai, incorruptible.

— Je ne me laisse pas acheter.

Valéria se mit à rire tout haut.

— Par vous du moins, continua Plant.

— Pourquoi pas par moi ? demanda-t-elle. Si nous retournions la situation, je pourrais vous dire que je n’ai pas besoin de vous acheter. Vous avez à perdre autant que moi en me faisant la guerre.

— Très-juste ; je me garderai donc de vous attaquer ; mais vous, vous voulez avoir un avantage sur moi, puisque vous m’offrez de l’argent.

Valéria lui jeta un regard qui, malgré son calme, avait quelque chose de terrible.

— Du temps où vous étiez mon domestique, vous calculiez moins, lui répondit-elle.

Plant devint pâle, et, chose plus désagréable encore, il sentit son sang refluer vers le cœur.

— Vous me haïssez donc bien ? murmura-t-il.

— Oh ! je vous admire plus encore. Mais abrégeons. Votre prix ?

— Je ne suis pas à vendre pour vous.

Il jeta son cigare, se leva et arpenta la chambre.

— Vous ne m’empêcherez pourtant pas de m’abonner.

Plant haussa les épaules.

— Combien par an, votre journal ?

— Six florins.

Valéria tira son petit portefeuille et mit sur la table six mille florins.

— Je prends dix abonnements, dit-elle d’un air vainqueur, et pour cent ans.