Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-14

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Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 241-259).

XIV

OÙ LES MAJESTÉS SACRIFIENT À L’ESPRIT DU TEMPS

Dans le voisinage de la ville, à un peu plus d’une heure de voiture, sur une colline tournant vers la route son flanc escarpé, était un château du nom de Wolfseck. On ne pouvait dire que ce fût absolument une ruine ; mais il était inhabité depuis plus de deux cents ans et par conséquent plus que délabré, prêt à s’écrouler.

On sut tout à coup que ces murs sans valeur avaient trouvé un acquéreur et cela donna lieu à bien des propos. Il ne les avait pas payés cher, cela va sans dire ; mais, à l’étonnement général, il mit aussitôt à l’œuvre des centaines d’ouvriers pour reconstruire l’édifice sur le plan primitif. Ce qui piquait plus encore la curiosité était que personne ne savait le nom du nouvel acheteur ; personne ne pouvait même dire si c’était un homme ou une femme.

Les dames prétendaient que c’était un lord anglais atteint du spleen ; les messieurs, que c’était une princesse russe prodigieusement riche et belle à rendre fou.

Pour satisfaire sa curiosité, Sa Majesté appela la police à son aide et on lui annonça enfin, avec certitude, que le château avait été acheté par une Américaine, madame Cécilia Walkers. Sa Majesté raconta le fait à Valéria ; Valéria le répandit au théâtre ; une petite actrice en fit part à Pfefferman et celui-ci accourut radieux vers son chef pour lui communiquer la grande nouvelle. Le lendemain, le journal mentionnait la chose et le monde était tranquille, mais pas pour longtemps.

Lorsque la restauration du château fut finie et que le bois qui l’environnait eut été converti en un joli parc, on découvrit que de différents côtés arrivaient de jolis vieux meubles, des tableaux et une foule d’autres objets dont le choix répondait à l’architecture de l’édifice et que les appartements étaient meublés dans le goût de l’époque à laquelle ils remontaient.

Puis, un beau jour, un vieux concierge à mine renfrognée s’installa au rez-de-chaussée de la tour de garde ; le pont-levis fut relevé, la grande porte fermée et le château lui-même resta aussi inoccupé que dans les deux cents ans écoulés.

Alors les suppositions les plus étranges circulèrent de nouveau et la police allemande, pour laquelle rien n’est cependant trop difficile, eut beau se creuser la tête, elle ne trouva pas le moindre prétexte à perquisitions, car il n’est défendu à personne d’acheter un château et de ne pas l’habiter.

Il ne s’écoulait pas de jour où quelque histoire sur Wolfseck ne circulât de bouche en bouche.

Des gens, en passant le soir, devant l’édifice, avaient vu toutes les fenêtres de la façade brillamment éclairées.

Un paysan revenant d’une consécration d’église, un peu gris, ainsi qu’il le reconnaissait lui-même, avait entendu des voix de femmes en traversant le parc. Se guidant sur le bruit, il s’était glissé sans être vu jusque sur le bord d’un petit lac, à travers les arbustes qui en bordaient le circuit, et avait aperçu deux femmes d’une beauté surhumaine se baignant dans la tiède nuit d’été, en pleine eau argentée par la lune. Les baigneuses l’aperçurent et cherchèrent à l’attirer, comme les sirènes, par des paroles flatteuses ; mais il se signa et s’enfuit poursuivi par leurs éclats de rire.

Plus d’un lion blasé de la ville parcourut, de jour et de nuit, les environs du château mystérieux, dans l’espoir d’une jolie aventure ; mais il ne réussit pas dans son entreprise.

Plus heureux fut un jeune Américain qui gravit la colline en plein jour et essaya de grimper sur le mur.

Il vit tout à coup s’ouvrir une porte secrète et se dresser devant lui un homme très-vieux, vêtu de gris et à barbe blanche. Ce vieillard l’engagea à le suivre d’un geste. L’étranger prit son courage à deux mains et se laissa guider, par le singulier personnage, à travers des couloirs, le long de plusieurs escaliers, jusque dans une salle boisée où une table avait été dressée pour lui. Sur l’invitation de son guide, le jeune homme prit place ; il fut servi d’une manière princière et féerique en même temps. L’un après l’autre les plats arrivaient devant lui sortant de la table elle-même, comme s’ils eussent été apportés par des mains invisibles. Tout le service était en argent ciselé, dans le goût antique de Benvenuto Cellini et représentait des scènes de la mythologie grecque et romaine.

Après le repas, son guide, toujours sans prononcer un mot, le conduisit vers un échiquier et lui proposa une partie. L’obscurité survint tandis qu’ils jouaient. Alors le vieux donna à comprendre à son adversaire qu’il était trop tard pour qu’il pût retourner à la ville sans danger, et lui offrit de passer la nuit au château. L’Américain s’empressa d’accepter. Il fut mené dans une somptueuse chambre à coucher, meublée dans le goût de l’époque de la guerre de Trente ans. Le vieillard l’aida à se déshabiller avec tout le savoir-faire d’un valet de chambre de roi, alluma ensuite une lampe rouge descendant du plafond, et éteignit les bougies du candélabre en argent.

Avant que le jeune Américain se fût endormi, son regard tomba sur le portrait, en grandeur naturelle, d’une belle femme en costume de velours noir brodé d’or, à grande fraise entrelacée de fils dorés, à perruque entortillée du temps de Wallenstein, qui tenait à la main un éventail en plumes blanches d’autruche.

Le portrait était placé en face de lui sur le mur qu’il couvrait du haut en bas. À droite était un autre portrait, celui d’un général ayant le collier de fer, l’écharpe et le bâton de commandement ; à gauche, celui d’un prélat avec le manteau violet.

Dans la nuit, un bruit mystérieux et un fort courant d’air ayant réveillé le dormeur, ses yeux se portèrent instinctivement sur le portrait féminin qui l’avait tant frappé ; il lui sembla que la superbe femme était descendue de son cadre et marchait vers lui.

Il se redressa, se frotta les yeux et vit clairement alors que le grand cadre était vide, et que la femme en habit de velours noir se tenait devant son lit.

La figure de l’étranger dut exprimer une certaine frayeur, car la femme rit et se rapprocha pour l’agacer en lui touchant la joue avec les plumes de son éventail.

Alors l’Américain libre-penseur fit ce qu’avait fait le paysan sur le bord du lac ; il se signa. Mais le hardi fantôme ne parut pas s’en émouvoir le moins du monde. Un éclat de rire argentin se fit entendre, et la plus jolie figure de femme s’inclina vers la sienne. Rassemblant tout son courage, l’étranger, afin de se démontrer qu’il avait affaire à une apparition, voulut jeter ses deux bras autour du cou du joli spectre ; mais le spectre ne s’évanouit pas, ainsi qu’il s’y attendait, et, à sa grande surprise, il retint prisonnière une femme vivante, à l’haleine brûlante, à la gorge agitée.

Le jeune Américain n’était pas allé plus loin dans le récit de son aventure, qu’il avait fait à un bon ami, et naturellement sous le sceau du secret. Sans plus de respect pour ce secret qu’il n’en existe en Allemagne, l’ami répéta l’histoire, et ce fut ainsi que le roi put la redire à la reine à son petit lever.

La belle souveraine fronça les sourcils et s’efforça de rire.

Dans l’après-midi, elle manda la générale Mardefeld, et, deux jours après, le jeune Américain partait, sans qu’on sût ni pourquoi ni pour où.

Malgré tout le mystère qui planait sur le château et ses occupants, les galants cavaliers de la ville, loin d’être effrayés, se montraient très-désireux de courir les aventures que l’on pouvait y rencontrer.

Il devint de mode d’insinuer qu’on en savait plus long qu’on ne voulait en dire sur Wolfseck et son étrange châtelaine. Plus d’un héros téméraire fut soupçonné d’entretenir des relations avec le spectre charmant et excita l’envie, bien qu’il n’eût vu du château que les vieux murs gris et épais.

Un jour, un comte polonais, dont les terres étaient situées en Lithuanie et qui vivait cependant à l’étranger, reçut un billet doux, d’une écriture féminine déguisée. Il était arrivé depuis peu dans la ville, et le billet l’invitait à se trouver tel soir dans le voisinage du château mystérieux, en un endroit solitaire, peuplé de chênes séculaires et d’une pierre recouverte de mousse.

Le Polonais, homme d’une rare beauté et à réputation de don Juan, supposa aussitôt qu’il s’agissait d’une aventure d’amour, et arriva exactement à l’heure indiquée.

Au lieu du vieillard taciturne qui avait guidé l’Américain, apparut cette fois une petite soubrette fortement voilée et très-babillarde. Elle s’entretint avec le comte en très-bon français, et lui promit toutes les joies de l’amour auprès de sa maîtresse. Elle lui banda les yeux avec son mouchoir de poche et bavarda sans relâche avec lui jusqu’au moment où elle lui enleva le bandeau.

Le beau Polonais se vit alors dans une jolie chambre, genre rococo, qui aurait pu servir de boudoir à une Pompadour ou à une Dubarry. La petite babillarde voilée lui fit une profonde révérence, en lui indiquant du doigt la chambre voisine, et se hâta de disparaître.

Il ouvrit la porte et entra dans une petite salle ornée de colonnes, ressemblant à l’intérieur d’un temple grec. Au milieu de cette salle, sur un lit à coussins rouges avec des glands d’or, qui avait l’air d’un autel, et que quatre fausses caryatides portaient sur leurs têtes, était une femme à figure cachée par un masque en velours noir, à corps de déesse fort peu voilé.

Le beau Polonais s’élança vers elle et s’inclina jusqu’à terre dans l’attitude de l’adoration.

Il fut assez imprudent, dans un moment de faiblesse, pour parler de son aventure olympienne à une jeune dame qui lui accordait ses faveurs. Ce secret menaçant d’étouffer celle à qui il l’avait confié, elle en fit part à une amie. Celle-ci le transmit à un aimable hussard, le hussard à un cuirassier et le cuirassier au Jockey-Club.

Peu de temps après, le Polonais était avisé que son permis de séjour ne serait pas prolongé, et qu’il devait retourner dans son pays.

Il obéit, et, par la suite, on sut qu’il avait été transporté en Sibérie, pour avoir entretenu à l’étranger de dangereuses relations.

Ceci donna à réfléchir aux gens prudents, et fit taire subitement les mauvaises langues de la ville.

Tandis que ces histoires mystérieuses défrayaient les cancans, l’amitié de la reine pour la générale Mardefeld avait pris un tel caractère, que la cour en était vivement préoccupée. La souveraine se mettait sans façon au-dessus de toutes ces saintes lois inflexibles qui rendent si agréables les cours allemandes. À toute heure du jour, elle rendait visite à la générale sans être accompagnée ; elle restait avec elle souvent très-tard dans la nuit ; le lendemain, elle montait à cheval avec elle, n’ayant qu’un écuyer pour escorte, et ne rentrait au palais que bien avant dans la soirée.

Un jour, tandis que les deux amazones chevauchaient l’une près de l’autre dans le sentier solitaire d’un bois, il arriva à la reine de se retourner tout à coup sur la selle et de regarder si personne ne pouvait l’entendre.

L’écuyer était à une quarantaine de pas en arrière. Elle n’aperçut que les rayons du soleil se jouant à travers les branches des arbres, et une pie qui voletait lourdement de temps en temps et faisait entendre son caquet moqueur.

— Je suis résolue à entreprendre quelque chose de décisif, dit-elle à demi-voix, pendant qu’elle chassait avec sa houssine les grosses mouches incommodant le beau cheval qui la portait, et je veux me conquérir des alliés. Nous vivons dans un autre siècle que celui où les princesses hardies devaient s’assurer, avant tout, du concours de quelques officiers dévoués et de leurs soldats. Je n’ai pas besoin de baïonnettes, Hanna ; je suis fixée à cet égard. Tout ce qu’il me faut pour commencer, c’est un journal. Aujourd’hui un journal vaut tout autant que, le 7 décembre 1741, le régiment Préobraschenski. On doit sacrifier à l’esprit de son temps, si l’on veut réussir.

— Sa Majesté veut fonder un journal ? observa la générale fortement étonnée.

— À quoi bon ? fit la reine plissant dédaigneusement la lèvre inférieure. Avec de l’argent on peut tout avoir de nos jours. Je m’achèterai un journal qui ait beaucoup de lecteurs et qui soit craint surtout ! Que pensez-vous de l’Incorruptible ?

— Que c’est évidemment le journal dont le concours serait le plus à désirer. Le directeur est un homme fin, hardi et pas du tout dangereux.

— Vous connaissez Plant ?

Hanna rougit.

— Sans doute, fit-elle d’une voix presque inintelligible, en baissant les yeux sur la crinière de son cheval.

— En quoi cette connaissance peut-elle vous ennuyer ? demanda la reine. De nos jours un homme de ce genre est plus respecté qu’un noble de famille irréprochable à idées chevaleresques. Nous sommes loin du siècle de Louis XIV.

— J’ai connu Plant, jadis.

— Ah ! je comprends.

— Quoi, Majesté ?

— Il était l’ami de ce jeune savant que vous aimiez et qui a écrit cette pièce ennuyeuse. Comment s’appelle-t-il donc ?

— Andor.

— C’est cela. Et vous vous êtes trouvée autrefois avec Plant dans de telles relations qu’un rapprochement aujourd’hui n’aurait rien de surprenant ?

— Précisément.

— Bien ; nous mettrons cela à profit.

La reine fit marcher son cheval tout à fait près de celui de la générale, et commença à dérouler son projet.

À la première soirée musicale que donna Rosenzweig, une soirée à l’allemande avec des figures allongées et des bâillements étouffés, pleine de décorum et ne péchant qu’un peu par les virtuoses à longue chevelure non peignée, et les chanteuses horriblement décolletées, Hanna se montra dans une toilette non-seulement coûteuse, comme celle des autres dames, mais encore d’un goût exquis qu’elle avait fait venir directement de Paris. Il y avait dans cette toilette une telle grâce simple, une telle richesse élégante, qu’elle attirait tous les regards bien plus que les diamants de madame de Kronstein et la robe à queue de Micheline, qui faisait songer à une palette avec toutes les couleurs possibles et impossibles.

Plant figurait aussi parmi les invités. Il ne trouva pas au-dessous de la dignité qu’il savait affecter de se rapprocher de la belle générale et de lui faire en souriant froidement un compliment très-ordinaire, à coup sûr, mais qui fut accueilli par Hanna avec un plaisir tout particulier.

— Je suis vraiment ravie, lui dit-elle, de renouer connaissance avec vous. Je vous avais toujours considéré comme un homme d’esprit.

Un tout jeune homme poitrinaire à grosses mains, à gros pieds, se mit alors au piano pour y exécuter, avec un bruit d’enfer, une fantaisie de Liszt sur un motif de Richard Wagner. Au milieu des gémissements, des hurlements, des grincements de damnés de l’instrument, Hanna fit signe à Plant de la suivre dans la chambre voisine où elle put sans être remarquée prendre place avec lui sur un petit sopha qui se trouvait comme dans un berceau de verdure, encadré qu’il était par des lierres espaliés.

— Je suis bien aise de vous avoir rencontré ici commença Hanna jouant de l’éventail ; en nombreuse compagnie, on peut s’entretenir sans courir le risque d’être remarquée, ce qu’une femme du monde doit toujours chercher à éviter. J’ai une mission à remplir auprès de vous.

Hanna se rapprocha et de ses grands yeux gris parut vouloir lire jusqu’au fond du cœur de Plant ; mais elle perdit son temps.

— Quelqu’un qui a confiance en moi désire avoir un journal à sa disposition.

« Ah ! pensa Plant, la reine ; personne autre. »

— Elle n’a cependant pas l’intention de fonder ou d’acheter un journal ; elle veut au contraire…

Nouveau regard perçant.

— Je comprends ; on voudrait acheter l’homme qui dirige le journal, qui en est le propriétaire.

— Justement, monsieur Plant ; on voudrait acheter l’Incorruptible et vous.

— À quel prix ?

— Sur le prix nous nous entendrons ; mais il y a à débattre d’autres conditions qui paraissent bien plus importantes à la personne et sans lesquelles elle ne peut aller en avant.

— Ces conditions seraient ?

— On demande que vous vous engagiez à continuer le journal jusqu’à ce qu’on vous délivre de votre engagement. Votre programme doit rester celui qui a valu à l’Incorruptible tant de lecteurs, en si peu de temps. Naturellement il vous serait alloué une somme.

— Je n’ai pas d’objection à tout ceci.

— On tient pourtant à exercer une certaine influence sur la feuille et par la feuille.

— Cela va sans dire.

— La grande question serait donc celle-ci : êtes-vous décidé à subir cette influence ou bien vos convictions ?…

Hanna vit Plant sourire imperceptiblement et s’interrompit. Elle sentait instinctivement qu’elle était sur le point de dire une sottise.

— Il n’est pas de principe, d’opinion, de thèse, qu’on ne puisse défendre, faire prévaloir avec de l’intelligence et de l’esprit. Il n’y a qu’une chose qu’il ne faudrait pas me demander.

— Et ce serait ?

— De passer pour bête.

— Je ne comprends pas.

— Je veux dire que notre époque excuse tout. Elle excuse le vice, le manque de caractère, la perversité du cœur, la méchanceté ; elle excuse même le crime. La bêtise seule lui semble impardonnable, fût-elle réunie à la vertu, aux plus nobles sentiments, à la vie la plus pure.

Hanna éclata de rire.

— Vous savez maintenant à quelles conditions je suis prêt à vendre mon âme, continua Plant.

— À Satan ?

— S’il avait le bon esprit de venir à moi sous vos traits et de porter des toilettes arrivant de Paris, je ne dirais pas non.

Hanna lui appliqua un coup de son éventail. Encouragé par cette familiarité, Plant s’empressa de lui prendre la main et de la baiser.

Elle se leva troublée, le regarda avec de grands yeux, se rapprocha de la porte du salon, dans lequel le malheureux piano semblait rendre le dernier souffle, puis revint vers Plant et lui dit rapidement, à voix basse :

— Faites-vous présenter à mon mari et rendez-nous visite aussitôt. Il m’est recommandé de finir l’affaire le plus tôt possible et, le morceau étant fini, il n’y a pas moyen de continuer ici la conversation.

Encore un signe de tête, à la fois fier et familier, et elle revenait au salon, parmi les messieurs à grandes plaques et les officiers de la garde serrés dans leurs brillants uniformes.

Plant avait tiré son portefeuille et s’était mis à calculer.

Après le souper, il eut occasion de se faire présenter au général Mardefeld par Rosenzweig. Deux jours après, pendant que le mari d’Hanna était au casino militaire, il arrivait en voiture devant sa maison et faisait à la générale sa première visite, en frac, cravate blanche et grosse chaîne de montre en or.

On peut tout apprendre, peut-être, mais on n’apprend pas à être un gentleman.

Malgré sa grosse chaîne de montre en or, Plant fit la meilleure impression sur Hanna. Peut-être, sa tête intelligente lui en imposait-elle ; en tout cas, sa manière d’être pratique ne lui déplaisait point. Ils s’entendirent bientôt pour l’achat de l’Incorruptible, rirent ensemble de la pièce d’Andor et enfin Plant baisa de nouveau la petite main froide de la belle générale.

À dater de ce moment, Hanna devint, dans toute l’acception du mot, le chef de Plant. Il reçut d’elle ses instructions ; il dirigea son journal dans le sens qu’elle lui indiquait et, s’il obéissait avec plaisir, elle, de son côté, semblait emprunter au commandement un charme nouveau. La manière de faire la cour de Plant avait l’attrait de la nouveauté pour la générale. Il se conduisait avec elle comme avec une actrice ou une lionne du demi-monde élégant et avait ainsi plus de succès qu’il n’eût osé l’espérer.

Peut-être eût-il fait la conquête de la femme jusqu’alors sans reproche, si un puissant rival n’était pour la seconde fois venu se jeter en travers de son chemin.

— J’ai une nouvelle à vous apprendre, générale, dit un matin la reine à Hanna : le roi est amoureux de vous.

Hanna rougit et ne trouva rien à répondre.

— Avec quelle facilité vous rougissez encore, observa la reine, et comme ce faible du roi vous flatte ! Me serais-je trompée sur votre compte ?

— Sa Majesté sait que je ne suis pas une femme galante.

— Ce n’est certes pas cela qui le ferait reculer.

— Je ne pense pas qu’il veuille s’exposer à un refus.

— Oh ! vous ne seriez pas aussi cruelle pour lui que vous l’avez été pour d’autres.

— Je crois que si.

— Mais le roi s’est mis en tête de montrer combien il aime son peuple et combien il est disposé à aller au-devant des idées de son temps. Il veut élever une bourgeoise au rang de sa favorite et faire d’elle son intermédiaire entre le peuple et lui. C’est un rôle brillant, à envier, qu’il vous destine, et, si je ne me trompe, vous êtes de tout point, ma chère Hanna, la femme qu’il faut pour occuper la position d’une Pompadour allemande.

— Vous ne me connaissez pas, Majesté.

La reine prit les deux mains d’Hanna et la regarda longtemps dans les yeux.

— Si vous étiez capable de repousser le roi, s’écria-t-elle avec une diabolique expression de haine, si je pouvais le voir à vos pieds, suppliant et n’obtenant qu’un éclat de rire, je m’agenouillerais devant vous, Hanna.

— Alors, Majesté, vous serez forcée de vous agenouiller devant moi.

— Hanna ! ne comptez-vous pas trop sur vos forces ?

— Je sais jusqu’à quel point je puis compter sur moi.

— Alors, il faut vous faire belle, Hanna, belle plus que jamais. Je vous parerai moi-même pour l’attirer, l’enchaîner, au point de le rendre fou de vous, et puis… Laissez-moi vous embrasser, Hanna.

La reine l’attira contre elle et la couvrit de caresses passionnées.

— Tu m’appartiens, continua-t-elle, comme je t’appartiens moi-même. Rien en ce monde ne doit se mettre entre toi et moi, comprends-tu ? Oh ! comme nous allons le torturer !

— Oui, nous le torturerons.

— Jure-le moi.

— Je le jure à Votre Majesté.

La reine lui frappa légèrement sur la bouche.

— Je te jure de ne servir que toi, de n’appartenir qu’à toi, reprit Hanna, dispose de moi.