Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-16

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Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 276-297).

XVI

SI TU ES LE FILS DE DIEU PARLE À CETTE PIERRE
ET DIS-LUI QU’ELLE SE CHANGE EN PAIN

Rosenzweig fut le premier à entendre Plant dérouler à grandes lignes son idée d’une banque générale immobilière. Il s’en trouva très-flatté, et comme il croyait en Plant et à son bonheur avec une espèce de fatalisme aveugle, il se déclara aussitôt, sans émettre la moindre réflexion, sans faire une seule condition, prêt à s’embarquer dans l’entreprise avec tout son avoir.

Dans une soirée que le banquier donna à cette intention, Plant groupa autour de lui bon nombre d’autres adhérents à son projet, choisis parmi les gros bonnets.

Tandis qu’au salon des jeunes femmes à demi nues et de jeunes fats au menton raide, à grands favoris, à figure ennuyée, se tenaient autour du piano pour écouter une baronne quelconque en toilette soie rose qui chantait des lieds allemands avec beaucoup de sentiment et très-peu de voix ; tandis que ces dames dont l’extrait de naissance ne peut plus être renié parce qu’il est visible sur leurs visages, à travers le fard, jouaient au whist dans deux pièces contiguës avec des diplomates rassis, des militaires bourrus et des banquiers souriants, Rosenzweig entraîna un par un dans le fumoir les élus que Plant voulait associer à son triomphe. À chaque nouvel arrivant, Plant, qui se trouvait là comme par hasard pour fumer tranquillement un havane, expliqua son projet plus ou moins, selon qu’il le jugeait à propos.

Quelques jours après eurent lieu les premières réunions des fondateurs et à ces réunions figurèrent, en dehors de Plant et de Rosenzweig, le baron Oldershausen, le comte Bärnburg et le général Mardefeld.

C’était déjà connu de tous que la reine participait secrètement à l’affaire et que la banque projetée prospérerait avec cet appui ; mais personne ne touchait à cette question délicate, Plant n’avait fait à aucun des assistants des communications décisives dans ce sens. Il lui suffisait que l’éclat de la majesté brillât invisible sur la petite assemblée et qu’une faible lueur de cet éclat arrivât jusque dans les salles malpropres de la Bourse.

Une véritable chasse aux places de membres du comité de fondation fut bientôt le résultat des efforts de Plant pour trouver des associés à son entreprise. Parmi les demandeurs étaient les premiers banquiers de la ville. Ayant le choix, Plant s’arrangea de manière à s’entourer des plus beaux noms de la finance.

En seconde ligne était un groupe de dames qui n’osaient pas avouer ouvertement leur participation à la nouvelle banque, mais qui ne l’appuyèrent pas moins de capitaux importants.

Il y avait d’abord la comtesse de Bärnburg, dont les nerfs détendus ne pouvaient être surexcités à nouveau que par le jeu et la spéculation ; il y avait ensuite Micheline, baronne Oldershausen, la rusée fille de Rosenzweig qui avait dans le sang l’esprit des affaires ; la générale Mardefeld, qui, avec l’aide de Plant, avait décuplé ses petites épargnes à la Bourse, et enfin Valéria, qui vint au bureau de l’Incorruptible en robe de soie à frou-frou conquérant et y reçut un accueil dont l’amabilité pouvait se coter au quatre-vingt-dix pour cent à valoir sur le roi. Par elle. Plant espérait entraîner son souverain dans ses audacieuses spéculations.

La dernière associée que Plant se conquit, la conseillère Teschenberg, avait à ses yeux une valeur inestimable. Il se rendit chez elle sans que personne eût le moindre soupçon de cette démarche, se jeta à ses pieds d’un air moitié timide, moitié moqueur, et l’invita à participer à la fondation de la Banque générale immobilière.

La conseillère, embarrassée, joua avec les glands de sa robe de chambre à la française et releva les sourcils d’un air très-étonné.

— Vous voulez évidemment vous moquer de moi, dit-elle à son visiteur, toute la ville sait que moi, la mère des pauvres, je suis pauvre également. Chaque soir, je remercie Dieu avec ferveur de m’avoir envoyé le pain quotidien ; comment pourrais-je avoir à ma disposition une somme d’argent ? Je suis pauvre comme un rat d’église.

Plant riposta par une savante dissertation sur les rats, de laquelle il résultait que les rats d’église n’étaient pas du tout les plus pauvres.

— Vous avez certainement entendu dire qu’il y a participation et participation, ajouta-t-il enfin. Les banques donnent aux journaux un certain nombre d’actions, afin d’être sûres qu’on ne les soumettra pas à un sévère examen, qu’on appuiera, au contraire, leurs opérations ; moi, j’attache une importance particulière à avoir une dame qui, plus que toute autre, jouit de la considération publique, parmi mes…

La conseillère s’inclina sans mot dire.

— Parmi les fondateurs de la Banque immobilière. Je ne vous demande aucun capital, madame. Je me propose de vous associer pour dix mille florins et j’aurai l’honneur de vous remettre en personne dix actions à mille florins.

La conseillère regardait Plant avec un peu de méfiance ; mais sa grosse figure bouffie ne s’en épanouissait pas moins peu à peu.

— Mais… permettez… en échange que faudra-t-il que je fasse ?

— Rien de plus que donner par votre nom un certain lustre à l’entreprise.

Cette fois, Plant allait droit au but.

— Cela pourrait jeter un vilain vernis sur moi et la société que j’ai l’honneur de diriger si l’on apprenait que…

— On apprendra tout simplement que vous vous êtes intéressée à mon affaire pour dix mille florins, s’empressa de dire Plant. On serait, au contraire, étonné de vous voir vous tenir loin d’une entreprise à laquelle se hâtent de prendre part tous les établissements de bienfaisance.

— En me parlant ainsi, monsieur Plant, vous m’imposez le devoir de…

— C’est aussi de votre devoir, madame la conseillère, de soutenir une œuvre d’utilité publique comme la nôtre.

Le couple ne tarda pas à être d’accord et Plant s’avoua satisfait de n’avoir pas payé plus cher le concours de la conseillère. Cette femme lui était tellement précieuse, qu’il eût donné une somme cinq fois plus forte si elle la lui avait demandée. À quoi lui servaient Rosenzweig, les autres banquiers, les comtes et les barons ? Ils donnaient leur argent, leurs noms qui, dans leurs milieux, inspiraient la confiance ; ils étaient, du reste, déjà fanatiques de la spéculation ; mais la conseillère Teschenberg, la mère des pauvres, lui valait d’un seul coup toutes les petites gens, lui conquérait toutes les classes de la population qui condamnent et fuient comme chose anti-chrétienne les jeux de Bourse et ce qui s’y rattache ; elle donnait à l’entreprise comme une auréole morale et un mirage attrayant d’honnêteté, de sécurité.

Après avoir réussi dans cette importante démarche, Plant songea à se rendre les journaux favorables.

Ce fut dans le salon du général Mardefeld que cette délicate opération fut discutée.

— Après l’Incorruptible, observa Rosenzweig, la Réforme me paraît être le premier journal à mettre dans nos intérêts.

— Très-juste, répliqua le général. Il jouit d’une grande réputation ; il est très-estimé, dans toutes les sphères du gouvernement de S. M., le roi le lit de préférence, bien qu’il critique ouvertement tous les actes politiques.

— La Réforme a incontestablement de l’importance, dit Plant en fronçant les sourcils ; mais je m’imagine qu’il faut dès maintenant nous attendre à trouver en elle un adversaire et un adversaire des plus dangereux. Le rédacteur en chef Wiepert, ainsi que mon ami le docteur Andor, sont des idéologues de la pire espèce.

L’attention d’Hanna fut éveillée. Elle feignit de s’occuper du samovar, afin de pouvoir ne pas perdre un mot de la conversation sans avoir l’air de l’écouter.

— Je doute fort que nous puissions les mettre dans nos intérêts, continua Plant ; il ne faut pas penser à leur offrir de l’argent.

— Vous savez que toute vertu a son prix, jeta Micheline.

— Je ne crains pas d’affirmer que Andor refuserait aussi bien un million qu’un billet de cinq florins, répliqua Plant : on ne saurait le corrompre avec de l’or. Peut-être pourrait-on, avec autre chose, une jolie femme, par exemple ; mais, je le répète, il est insensible à l’argent.

— C’est fâcheux, fit le général, le docteur Andor tient une plume redoutée.

— Une plume des plus dangereuses, appuya Plant. Je mettrai tout en jeu cependant pour la rendre inoffensive. Nous sommes amis d’enfance et il est homme à prendre l’amitié dans le sens romain, à se sacrifier pour ne pas nuire au bonheur d’un ami.

Hanna se retourna : le sang lui était monté à la tête, elle se sentait à la fois colère et honteuse d’entendre parler avec tant de respect de l’homme qu’elle avait dédaigné.

Et cependant on n’avait dit de lui que la moitié de la vérité, et encore pas même.

Sous la direction honnête de Wiepert, la Réforme avait toujours été une feuille estimée ; mais elle ne fut beaucoup lue, admirée par les uns, redoutée par les autres, que du jour où Andor y déploya de plus en plus sa force, son savoir varié, sa clarté, sa fougue de style, l’énergie, l’idéalisme de sa nature, la fermeté sans exemple de son caractère. Depuis qu’il faisait partie de la rédaction, le nombre des abonnés avait presque quadruplé.

Par toutes les classes de la population, par les ministres, les diplomates, par la cour elle-même ainsi que le roi, la Réforme était appréciée ; sa voix se faisait entendre comme celle du Landtag.

En province, chacun était convaincu que dans ce journal tous les mots étaient vrais et que, s’il s’y glissait parfois une erreur, l’erreur avait été commise sérieusement, honnêtement. Les politiques, les spéculateurs, les artistes et les auteurs savaient les uns et les autres que les collaborateurs de cette feuille étaient incorruptibles. C’était ainsi que toute louange de la Réforme avait son poids ainsi que tout blâme et que, lorsqu’elle attaquait, elle blessait à mort ou anéantissait complétement celui contre qui elle s’élevait.

À la Bourse aussi, on reconnaissait depuis longtemps que l’Incorruptible, avec ses beaux articles financiers, ne faisait que faciliter, cacher les spéculations de son directeur, tandis que la Réforme rendait toujours compte des opérations sans s’écarter du sujet et sans esprit de parti.

On lisait volontiers l’Incorruptible, mais on avait foi en la Réforme. Cette dernière feuille n’inspirait l’effroi qu’aux gens mal famés, tandis que la première faisait trembler même les gens de bien.

Plant savait qu’il n’avait à craindre que la Réforme et combien il devait la craindre. Cette certitude le rendait furieux contre les deux rédacteurs du journal. Il dut se raisonner lui-même, imposer le silence à ses propres sentiments, avant de se décider à faire auprès de la rédaction ennemie une démarche aussi importante que pénible.

Lorsqu’il entra, Wiepert était assis dans un fauteuil roulant. Il dictait justement à sa femme un article fulminant contre la démoralisation qu’avait amenée en Allemagne la manie du jeu de Bourse.

Plant, qui s’était arrêté, entendit, le sourire aux lèvres, quelques-unes des phrases les plus vigoureuses. En l’apercevant ; Wiepert mit la main au-dessus de ses yeux et dit :

— Il y a quelqu’un là ; vois donc, Pauline.

Plant s’approcha alors, s’inclina et dit :

— Je suis Plant, le propriétaire de l’Incorruptible.

— Ah ! fit Wiepert, le regardant un moment avec fixité et lui montrant un fauteuil. Qu’est-ce qui vous amène chez moi ?

— Une affaire, monsieur le docteur, répondit le visiteur.

Sans le moindre embarras, il avait pris place dans le fauteuil et il essayait d’offrir à son adversaire son porte-cigares plein de havanes ; mais la tentative ne réussit pas. Wiepert ne refusait ni n’acceptait ; il feignait ne pas s’apercevoir de l’offre qui lui était faite.

— Une affaire ! répéta-t-il d’un ton froid comme l’acier ; — je ne vois pas trop quel genre d’affaires il peut y avoir entre vous et moi.

— Vous n’ignorez pas, sans doute, que je vais avec Rosenzweig, le comte Bärnburg…

— Ah ! vous voulez parler de votre projet de banque ?

— C’est déjà plus qu’un projet, et je venais vous prier de prêter votre appui à la nouvelle entreprise.

M. Plant, s’écria Wiepert, avez-vous perdu votre bon sens ou bien croyez-vous que j’aie perdu le mien ? Nous connaissons l’heureux spéculateur qui a dupé les gens de bourse avec une fausse lettre de la Banque de Crédit et nous n’avons nullement envie d’entrer en relation avec cet homme. Une banque fondée par lui ne peut être qu’une entreprise frauduleuse, et les entreprises de ce genre nous ne les soutenons jamais.

M. Wiepert, vous avez de la famille.

— Que vient faire ici ma famille ? s’écria le pauvre paralytique se levant de son fauteuil et se dressant en face de Plant. Oseriez-vous m’offrir ce qui vous est si habituel, ce que mes lèvres se refusent à prononcer ? Adieu, monsieur Plant !

— Je vous prie de réfléchir à ma proposition, reprit Plant.

— Adieu, monsieur Plant ! — répéta Wiepert.

Le visiteur se leva pour s’approcher du paralytique qui fixait sur lui un regard de colère. Pauline lui barra le chemin.

— Mon mari n’a pas besoin de réfléchir, fit-elle avec peine ; vous lui faites mal, vous l’excitez ; je vous invite à vous retirer.

— Mais je vous prie, madame, de…

— Allez-vous-en, dit alors la petite femme avec cette majesté féminine qui commande l’obéissance.

Plant fit un salut assez gauche et se retira ; dans l’escalier, il s’arrêta et réfléchit. « Il est malade, dit-il à haute voix en haussant les épaules. Je parlerai à Andor. »

Un soir où Valéria jouait, Plant prit le chemin de la vieille maison dont il n’avait plus franchi le seuil depuis longtemps. On lui dit qu’il était au théâtre. Il se rendit donc au théâtre de la Cour et alla s’asseoir à la stalle affectée à son journal. C’était au milieu du troisième acte qu’il était arrivé ; à la fin de l’acte, il envoya l’ouvreuse à Andor pour le prier de se rendre au foyer.

Les deux amis se retrouvèrent dans la salle à murs froids, à courant d’air et malpropre qui peut être considérée comme un modèle de foyer du théâtre allemand.

— Mon cher Andor, commença Plant passant son bras sous celui du docteur, je te prie de m’accorder une demi-heure. J’ai à m’entretenir avec toi de choses sérieuses et pressantes. Ici, c’est trop triste. Viens dans un débit ; nous prendrons place dans une embrasure et…

— Je préfère que nous allions nous promener dans l’allée derrière le théâtre, répondit Andor ; il fait une belle nuit étoilée et, à cette heure, personne ne viendra nous déranger.

— Soit.

Bras dessus bras dessous, ils sortirent du théâtre et marchèrent en silence jusqu’au grand vieux marronnier dont les branches formaient un dôme de verdure à peine éclairé çà et là par les étoiles qui le traversaient.

Andor fit halte et lâcha le bras de Plant.

— Qu’as-tu donc à me dire ? commença-t-il avec un sérieux à décourager Plant.

— Je serai bref, répondit celui-ci affectant la simplicité et prenant un ton cordial. Nous sommes de vieux amis, je te connais et tu me connais ; avec toi je puis parler aussi ouvertement que si je m’entretenais avec moi-même. Je suis à la veille de faire fortune, cher Andor.

— Combien de fois m’as-tu déjà dit cela ? s’écria Andor d’un air moqueur qui ne lui était guère habituel.

— J’ai été souvent à la veille, c’est vrai ; mais, cette fois, j’ai atteint le tournant de ma vie.

— Tu veux parler de la banque que tu es en train de fonder ?

— Oui, Andor, je parle de cette entreprise qui est appuyée par les premiers financiers du pays et à laquelle sont favorables les personnes les plus haut placées. Je suis en voie d’arriver au but que j’ai poursuivi depuis des années et je compte sur toi ; je compte sur ton amitié si souvent éprouvée, j’espère que tu ne me seras pas hostile et que…

— Tu dis que tu me connais, interrompit Andor ; je vois à l’instant même que tu te trompes. Si tu me connaissais, tu saurais que ni en bien ni en mal je ne me laisse influencer par les considérations ou les sentiments personnels. Pour moi, la personne n’est rien, le principe tout. Que ton entreprise réponde à ma manière de voir et je l’appuierai ; qu’elle soit en contradiction avec ma manière de voir et je la combattrai. Comprends-tu ?

— Tu es donc toujours le chevalier des vieux principes ?

— Dis donc le don Quichotte du principe, fit Andor riant. Je ne saurais changer maintenant, mon cher Plant ; je suis trop vieux pour cela.

— En admettant que tu ne sois pas pour moi, insinua Plant, je m’imagine cependant que tu n’écriras pas contre moi ; tu te tairas tout simplement ?

— En ceci encore tu te trompes. Se taire à propos de la chose qu’on condamne n’est guère plus honnête que soutenir cette chose. La mission de la presse est sainte, à mes yeux. Pour parler le langage d’Abraham à santa Clara, cette mission se résume ainsi : tremper d’abord sa plume dans sa conscience et puis dans l’encre.

— Très-joli, répliqua Plant ; mais tu es le seul à voir les choses ainsi dans un monde qui ne te comprend pas et qui, loin de t’admirer, se moquera de toi. Ne deviendras-tu donc jamais pratique ? Une occasion magnifique s’offre à toi de conquérir la considération, l’influence, la fortune. Aie confiance en moi à la longue ; laisse-moi te montrer combien sont bonnes mes intentions à ton égard ; suis la route que je t’indiquerai, et à ton nom s’attachera bientôt cet éclat auquel il a droit ; tu me dépasseras très-vite moi-même, assurément, car tu as beaucoup plus appris ; renonce à cette bouderie idéale contre le nouveau monde qui se dresse en face de toi ; secoue les idées fantômes ; suis-moi et tu me donneras raison un jour ; bien plus, tu me seras reconnaissant.

— Sur la voie que tu as parcourue, Plant, je ne suis pas en état de te suivre.

— À quel écrivain empruntes-tu cette phrase ? À Schiller, probablement ?

Les deux amis marchèrent un certain temps côte à côte sans parler.

— Avec moi chaque manière de voir a sa valeur, dit tout à coup Plant s’arrêtant et appuyant le bout de sa canne contre l’écorce rugueuse d’un vieux marronnier, pourvu qu’elle ait sa raison d’être et, ce qui est capital à mes yeux, qu’elle mène au succès. Je cherche vainement ce que tu as obtenu par ta façon d’agir. Avec tout ton esprit, ton talent, tes connaissances, ton caractère, ton enthousiasme, que t’ont valu la lutte, l’activité ? à quoi es-tu arrivé ? ou, si cela te paraît méprisable de songer à soi, qu’as-tu fait pour les autres ? As-tu été de quelque utilité pour tes semblables, embelli leur vie ? de quel genre sont les avantages, les jouissances dont nous avons à te remercier ? ou encore as-tu amélioré le monde dans n’importe quel sens ?

— Il n’est pas donné à chacun d’obtenir de grands résultats ; c’est assez pour un homme de travailler honnêtement dans sa modeste vie.

— Alors, montre-moi de quelle utilité tu as été dans ta modeste vie ; où sont tes résultats ? Je veux voir des résultats, des résultats palpables ; après, je croirai en toi, en ta mission idéale.

Andor répliqua : — Mais le diable lui dit : Es-tu le fils de Dieu ? Parle à cette pierre et commande-lui de se changer en pain.

— Que veux-tu démontrer par là ?

— Que ta manière de parler se ressent des vieilles paroles du tentateur. Sais-tu ce que le fils de Dieu lui répondit ?

Il répondit : l’homme ne vivra pas seulement de pain.

— Je vois entre nous une opposition qui rend impossible toute entente, murmura Plant.

— Il y a déjà longtemps que je l’avais vue, cette opposition.

— Pour ma part, je te plains, continua Plant ; tes efforts resteront stériles. Il viendra un temps où tu jetteras sur ta vie passée ce regard d’aigreur, de repentir du prodigue qui a dépensé son héritage à la légère.

— Non, Plant, je ne jetterai jamais ce regard, fit Andor d’un ton de conviction, ayant quelque chose de noble. Ceux qui, dans leurs actes, ont été guidés, non par l’égoïsme, mais par l’amour de leurs semblables, sont souvent l’objet de la risée, même de la persécution et meurent fréquemment dans la pauvreté, la misère. Cependant, aucun d’eux ne se repent ; la lumière qu’ils portent intérieurement et qui a éclairé le monde pour eux ne s’éteint qu’avec le souffle de leur vie.

J’ai un grand et saint idéal, c’est vrai ; mais la pratique ne me fait pas défaut autant que tu le crois. Le fait est que je suis trop peu égoïste. Toi, tu ne penses qu’au lendemain, et moi je pense plus loin ; c’est peut-être là toute la différence à nos yeux. Le myope croit facilement que le presbyte se trompe et lui ment. Ce que l’on peut toucher avec les mains, voir avec les yeux, n’est pas seul vrai. Il est des choses que l’on ne saurait saisir, compter, peser et qui n’en existent pas moins, qui ont de plus grands effets que les choses tangibles auxquelles tout le monde croit.

— Lorsque je t’entends parler ainsi, dit Plant après un instant d’arrêt pendant lequel il s’était amusé à arracher des feuilles aux arbres je me demande quel est celui de nous deux qui est fou. Il ne m’est plus possible maintenant de croire que nous ayons tous deux notre bon sens.

Andor regarda l’heure et s’écria :

— Il est temps pour moi de rentrer dans le théâtre. Je ne voudrais pas manquer le dernier acte. As-tu encore quelque chose à me dire ?

— Plus rien.

Plant tendit la main à Andor, qui la prit avec répugnance. Ils se quittèrent ainsi. Après que Plant eut fait quelques pas, il s’arrêta et suivit de l’œil son compagnon.

« À dater de maintenant, nous sommes ennemis déclarés, murmura-t-il ; nous l’étions déjà, à vrai dire ; je n’ai jamais trouvé ses sentences de mon goût. »

Quand les journaux, et la conseillère qui valait à elle seule au moins autant que les journaux réunis, eurent suffisamment préparé le public, on vit un jour au premier étage d’une maison, palais de la rue du Roi, une grande enseigne en lettres d’or. Au rez-de-chaussée la porte fraîchement peinte d’un comptoir s’ouvrit à deux battants ; un gros portier, épais et grossier, se montra sur le seuil et la Banque générale commença à fonctionner.

À dix heures du matin, l’émission devait avoir lieu ; dès neuf heures la police fut forcée d’intervenir pour maintenir la circulation, tant était grande la foule assiégeant la porte du comptoir.

Au coup de dix heures commença l’inscription, ainsi que la bataille pour entrer.

On se poussait des coudes, on se marchait sur les pieds, on se poussait sur la peinture fraîche des portes, on s’injuriait, on jurait comme des Allemands cultivés peuvent seuls le faire en pareil cas. Les femmes qui s’étaient engagées dans la mêlée étaient littéralement étouffées, mais d’une manière tendre, comme il convient à un peuple ayant trouvé « la dignité des femmes », et regardant comme son monopole, depuis près de mille ans, la vénération du beau sexe.

Le soir, après que tout se fut bien passé, les plus distingués des fondateurs se réunirent chez Rosenzweig. Le général et la générale Mardefeld étaient présents aussi.

— Eh bien ! qu’avez-vous fait de la Réforme ? demanda le baron Oldershausen à Plant qui avait été élu à l’unanimité directeur de la Banque, avec un traitement double de celui d’un ministre.

— Rien, répondit-il. Il fallait s’y attendre avec ces idéologues.

Hanna devint pourpre à nouveau ; mais, cette fois, ce n’était plus seulement de la colère, de la honte qu’elle ressentait. Andor commençait à lui en imposer et elle devait bientôt faire une autre découverte concernant ses sentiments pour lui. Tandis que les hommes continuaient à discuter le sujet sérieusement, Micheline lança, selon son habitude, une méchante remarque qui produisit des résultats aussi merveilleux que variés.

— Andor est l’amant de la Belmont, s’écria-t-elle.

Elle voulait dire par là : Comment un homme qui a une maîtresse peut-il être un idéaliste ?

— Ce n’est pas possible ! répliqua Plant.

Il s’était redressé, tendant les mains en avant, comme un musulman qui fait un serment ; ses yeux étaient égarés ; sa poitrine se soulevait fortement.

Hanna avait pâli et pressait involontairement son cœur de sa main.

Rosenzweig, stupéfait, entr’ouvrait la bouche, et le général Mardefeld riait de tout son cœur.

Dans cette même soirée, en se mettant au lit, Hanna se prit à réfléchir sur elle-même ; mais elles n’étaient pas les bienvenues, elles n’étaient pas agréables les pensées qui se lisaient sur sa figure d’ordinaire si insouciante.

« Qu’est-ce qui m’a frappée en plein cœur comme un poignard ? se disait-elle. Quel intérêt peut-il m’inspirer encore ? pourquoi ne serait-il pas aux pieds de cette actrice ? serait-ce de la jalousie que je ressens ? Non, non ; ce n’est que de la vanité froissée. Oui, oui, c’est cela, rien que cela. »

Le hasard voulut que, peu de temps après, le roi eut l’idée d’arranger une représentation théâtrale à la cour, et que Hanna dut jouer le principal rôle dans un proverbe de Musset. Mais le hasard ne fut pour rien dans le choix qu’elle fit de Valéria Belmont pour étudier son rôle avec elle. Elle voulait connaître la femme qu’aimait Andor.

Un soir où Andor prenait le thé avec Valéria, celle-ci regarda l’heure tout à coup, fronça le sourcil d’un air ennuyé, et dit ensuite :

— Nous serons dérangés aujourd’hui ; il va venir une dame pour apprendre un rôle avec moi, une très-jolie, très-illustre dame ; tu ouvriras de grands yeux.

— Je ne suis pas curieux.

— Mais si je te dis que c’est la générale Mardefeld ?

— Quand doit-elle arriver ? demanda Andor sans changer de figure.

— À l’instant.

— Alors je m’en vais.

Il prit son chapeau et sa canne.

— Qu’as-tu ?

— Il faut que je m’en aille.

Il entoura de son bras la taille de Valéria, l’embrassa sur ses lèvres roses et s’éloigna.

En descendant l’escalier, il entendit le frou-frou d’une robe de femme, et aperçut Hanna qui montait lestement les marches. Elle le reconnut, elle aussi, et devint toute pâle. Elle chancela et s’adossa au mur en se retenant de la main à la rampe.

Andor ôta son chapeau et passa. À lui aussi, le sang avait reflué vers le cœur ; mais sa figure sévère, impassible, ne trahissait pas la moindre émotion.