Les Puritains d’Écosse/13

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CHAPITRE XIII

Courez, mes chiens, oubliez votre maître ;
Légers faucons, sans moi fendez les airs ;
Je fuis ces lieux pour n’y plus reparaître ;
Mon suzerain, prenez mes domaines déserts.

Ancienne ballade.

Nous avons laissé Morton voyageant avec trois compagnons de captivité, sous l’escorte d’une escouade commandée par le brigadier Bothwell. Ils se dirigeaient vers les montagnes, où les presbytériens insurgés s’étaient réunis en armes. Ils n’étaient encore qu’à environ un quart de mille de Tillietudlem quand ils virent passer Claverhouse et Evandale, qui couraient au galop pour prendre la tête de la colonne. Dès qu’ils furent éloignés, Bothwell fit faire balte, s’approcha de Morton, et détacha ses fers.

— J’ai promis de vous traiter civilement, et je tiens ma promesse. — Caporal Inglis, placez M. Morton à côté du jeune prisonnier, et permettez-leur de causer si cela leur fait plaisir ; mettez deux cavaliers à côté d’eux, la carabine au poing, et qu’ils fassent sauter le crâne au premier qui tenterait de s’échapper. — Ce n’est pas manquer de civilité, dit-il à Henry, vous savez que ce sont les lois de la guerre. — Inglis, accouplez le prédicateur avec la vieille femme, ils iront bien ensemble ; et, s’ils disent un mot dans leur jargon fanatique, qu’on leur caresse les épaules avec un ceinturon.

Bothwell se remit à la tête de sa troupe.

En proie aux divers sentiments qui l’agitaient, Morton ne s’était nullement inquiété des précautions prises par Bothwell pour l’empêcher de s’enfuir ; à peine même avait-il remarqué qu’on le débarrassait de ses fers. Il éprouvait ce vide du cœur qui succède au tumulte des passions ; il jetait un regard de découragement sur le pays qu’il traversait, il se trouvait alors sur une hauteur d’où l’on découvrait les tours de Tillietudlem. Il tourna les yeux de ce côté, pour faire ses derniers adieux à des lieux si tendrement chéris, et poussa un soupir, auquel répondit un soupir arraché à son compagnon de captivité, dont les regards avaient pris la même direction. En se retournant, leurs yeux se rencontrèrent, et Morton reconnut Cuddy Headrigg.

— Hélas ! monsieur Henry, dit le ci-devant laboureur, n’est-il pas bien triste de nous voir promener ainsi par le pays.

— Je suis fâché de vous voir ici, Cuddy, répondit Morton en qui le chagrin qu’il éprouvait n’éteignait pas sa sensibilité.

— Je le suis aussi, monsieur Henry, et pour vous et pour moi. Quant à moi, continua le bon Cuddy, je n’ai pas mérité d’être ici, je n’ai de ma vie dit un seul mot contre roi ou prêtre ; mais ma mère ne peut retenir sa vieille langue ; et j’en porte la peine avec elle.

— Votre mère est donc aussi prisonnière ?

— Elle est derrière nous, comme une mariée, à côté de ce vieux ministre, Gabriel Kettledrummle. Plût au diable qu’il eût été ce matin dans la caisse d’un tambour ! Il faut que vous sachiez que lorsque le vieux Milnwood, votre oncle, et sa ménagère, nous eurent chassés du manoir : — Eh bien, dis-je à ma mère, qu’allons-nous devenir ? Grâce à vous, toutes les maisons du pays nous seront fermées, à présent que vous nous avez fait chasser de chez notre ancienne maîtresse, et que vous êtes cause que le jeune Milnwood vient d’être arrêté. Ma mère me répondit : — Ne vous désespérez pas, mon fils, mais ceignez vos reins pour la grande tâche de ce jour, et donnez en homme votre témoignage sur la montagne du Covenant.

— Vous avez été à un conventicule, à ce que je présume.

— Je ne savais trop que faire. Je me laissai donc conduire chez une vieille folle comme elle, qui n’avait à nous donner que du bouillon clair et des galettes. D’abord il fallut rendre maintes actions de grâces, chanter des psaumes qui me semblèrent bien longs. Elles m’éveillèrent à la pointe du jour, et j’allai faire le whig avec elles, bon gré mal gré, à une grande assemblée des leurs ; et là ce Gabriel Kettledrummle leur cornait aux oreilles d’élever leur témoignage et de courir à la bataille. Monsieur Henry, le vieux prêcheur leur débitait sa doctrine avec une telle force de poumons, que vous l’auriez entendu d’un mille sous le vent, tant il y a qu’à la fin de ce prêche on dit tout à coup qu’il arrivait des dragons. Les uns s’enfuirent, les autres crièrent : Restez ! Je cherchais à entraîner ma mère avant que les Habits-Rouges arrivassent, mais j’aurais aussi aisément fait marcher un bœuf de ma charrue sans le secours de l’aiguillon. Le brouillard était épais, j’avais quelque espoir que les dragons ne nous verraient pas si nous savions retenir nos langues ; mais comme si le vieux Kettledrummle n’avait pas déjà fait assez de bruit, ils se mirent tous à crier un psaume. — Bref, lord Evandale arriva avec une vingtaine d’Habits-Rouges. Deux ou trois mutins voulurent résister, la Bible d’une main et le pistolet de l’autre, mais on leur eut bientôt lavé la tête. Cependant il n’y a pas eu beaucoup de mal, car lord Evandale criait :

— Dispersez-les, mais ne tuez personne.

— Et vous, Cuddy, n’avez-vous fait aucune résistance ? dit Morton.

— Non, en vérité. Je me tenais devant ma vieille mère et criais merci ! Mais deux Habits-Rouges survinrent, et l’un d’eux allait frapper la pauvre femme du plat de son sabre ; alors je leur montrai mon bâton et les menaçai de les bien recevoir. Les Habits-Rouges me frappèrent, et j’avais bien de la peine à parer ma tête avec ma main, quand arriva lord Evandale ; je criai que nous servions à Tillietudlem. Il me dit de jeter mon bâton ; et ma mère et moi nous nous rendîmes prisonniers. Nous aurions peut-être pu nous sauver, mais ce malheureux Kettledrummle fut aussi arrêté. Eh bien, quand ma mère et lui furent ensemble, ils se mirent à provoquer les soldats. Aussi le four fut bientôt rallumé. On nous emmena tous les trois pour faire un exemple.

— Infâme et intolérable persécution ! dit Morton se parlant à lui-même ; voici un pauvre garçon paisible que l’amour filial seul a conduit dans le conventicule, enchaîné comme un brigand et un meurtrier. Il mourra du supplice destiné aux scélérats. Souffrir une telle tyrannie, c’en est assez pour faire bouillir le sang dans les veines de l’esclave le plus timide.

— Certainement, répliqua Cuddy. Je ne puis dire que je trouve cela très bien. Et le pire, c’est que ces damnés Habits-Rouges viennent nous souffler nos maîtresses. J’ai encore le cœur malade en voyant ce damné dragon, Tom Holliday, embrasser Jenny Dennison à ma barbe ! Qui croirait qu’une femme ait l’impudence de faire de pareilles choses ! Mais elles n’ont des yeux que pour les Habits-Rouges. J’ai quelquefois eu envie de me faire dragon moi-même, dans l’espoir que je plairais davantage à Jenny. Cependant, je ne puis trop la blâmer ; car enfin, ç’est pour moi qu’elle laissait Tom chiffonner ainsi sa coiffure.

— Pour vous ? s’écria Morton qui ne pouvait s’empêcher de prendre quelque intérêt à une histoire qui avait un si singulier rapport avec la sienne.

— Sans doute : la pauvre fille, en filant doux avec ce coquin, voulait obtenir la permission d’approcher de moi, pour me glisser quelques pièces d’argent.

— Et avez-vous accepté, Cuddy ?

— Non, en conscience, j’ai été assez sot pour les lui remettre dans la main. Je ne pouvais me résoudre à lui avoir de l’obligation après qu’elle s’était laissé embrasser. Mais j’ai eu tort ; cet argent m’aurait bien servi pour ma mère et pour moi.

Ici la conversation souffrit une longue interruption, Cuddy regrettant de n’avoir pas accepté le présent de sa maîtresse, et Henry réfléchissant sur les causes qui avaient pu déterminer lord Evandale à intercéder en sa faveur.

— N’est-il pas possible, se disait-il à lui-même, que j’aie mal interprété l’influence qu’elle a sur lord Evandale ? Dois-je la blâmer, si elle a eu recours, pour me sauver, à quelque dissimulation ?

Cependant les mots qu’Edith avaient prononcés, et dont il n’avait entendu qu’une partie retentissaient encore à ses oreilles. Est-il possible d’exprimer plus clairement la préférence qu’elle a pour lui ? Elle est à jamais perdue pour moi. Il ne me reste que la vengeance pour mes injures personnelles et pour les maux dont on accable mon pays !

Cuddy, selon toute apparence, poursuivait le même cours d’idées, car tout d’un coup il dit à voix basse : — Y aurait-il du mal à nous tirer des mains de ces coquins, si nous en trouvions l’occasion ?

— Pas le moindre, répondit Morton : si elle se présente, croyez bien que je ne la laisserai pas échapper.

— Je suis bien aise que vous parliez ainsi. Je ne suis pas homme à reculer.

— Je résisterai à toute autorité humaine qui envahit tyranniquement mes droits et ma charte d’homme libre. Je suis décidé à ne pas me laisser traîner en prison, si je puis m’échapper.

— C’est justement ce que je pensais. Mais vous me parlez de charte. Ce sont des choses qui n’appartiennent qu’à ceux qui sont gentilshommes comme vous ; cela ne me va pas, à moi qui ne suis qu’un laboureur.

— La charte dont je parle protège indistinctement tous les Écossais. C’est cette délivrance des coups de fouet de l’esclavage qui était réclamée par l’apôtre saint Paul lui-même, comme vous pouvez le lire dans l’Écriture ; charte que tout homme né libre est appelé à défendre pour soi-même et pour ses concitoyens.

— Oh ! Monsieur, il se serait passé un long temps avant que milady Margaret ou ma mère eussent trouvé semblable doctrine dans la Bible. L’une disait toujours de payer le tribut à César, et l’autre n’est pas moins folle de son whiggisme. J’ai tout perdu en écoutant deux vieilles radoteuses ; mais si je pouvais trouver un gentilhomme qui voulût me prendre à son service, je suis sûr que je ferais une tout autre figure. J’espère que Votre Honneur se souviendra de ce que je viens de dire, si nous nous tirons jamais de cette maison d’esclavage, et que vous me prendrez pour votre valet de chambre.

— Mon valet de chambre, Cuddy ! hélas ! ce serait une pauvre place, quand même nous serions en liberté.

— Vous craignez que je ne vous fasse pas honneur, parce que je ne suis qu’un paysan ; mais il faut que vous sachiez qu’après tout je ne suis pas si dur de cervelle. Il n’est rien de ce qu’on peut faire avec la main que je n’aie appris très aisément, excepté lire, écrire et chiffrer. Mais je jouerais du sabre aussi bien que le caporal Inglis. Je lui ai déjà cassé la tête une fois, tout fier qu’il est sur son cheval, là derrière. — Mais vous ne resterez peut-être pas dans ce pays ? ajouta-t-il en changeant de sujet.

— C’est fort probable.

— Peu importe. Je conduirai ma mère dans Gallowgate de Glascow, chez ma vieille tante Meg, et là elle ne courra le risque ni de mourir de faim, ni d’être brûlée comme sorcière, ou pendue en qualité de vieille whig, car le prévôt de Glascow a pitié de ces pauvres créatures : puis, vous et moi, nous irons chercher et faire fortune. Enfin, nous reviendrons dans la bonne Écosse ; je me remettrai à la charrue, et je tracerai de si beaux sillons sur ces terres de Milnwood, que le seul plaisir de les voir égalerait celui de boire une pinte de bon vin.

— J’ai peur, mon cher Cuddy, qu’il n’y ait peu de chances de nous voir revenir à nos anciennes occupations.

— Bah ! bah ! Monsieur, il est toujours bon de se tenir le cœur gai. Tout vaisseau démâté ne fait pas naufrage. — Mais qu’est-ce que j’entends ? — Ah ! mon Dieu ! voilà encore ma mère qui prêche. — Bien ! voilà Kettledrummle qui s’en mêle aussi. Si les soldats sont de mauvaise humeur, ils les tueront.

En effet, leur conversation fut interrompue par les éclats de voix du prédicateur et de Mause. Ils s’étaient d’abord contentés de se plaindre réciproquement, ensuite ils s’étaient livrés à leur indignation ; enfin, leur colère ne put plus se contenir.

— Malheur ! trois fois malheur à vous, persécuteurs violents et sanguinaires ! s’écriait le révérend Kettledrummle.

— Confusion à leurs fronts hideux ! disait Mause d’une voix de fausset.

— Je vous dis, continua le prédicateur, que vos marches à pied et à cheval, vos cruautés sanglantes, inhumaines, sont montées au ciel comme une horrible voix de parjure pour hâter la vengeance.

— Et je vous dis, criait Mause que tant que ce vieux souffle qui sort de mon sein…, et il est cruellement épuisé par cette course avec les asthmatiques[1] et ce trot forcé…

— Plût au ciel que ce trot se changeât en galop, si cela pouvait lui fermer la bouche ! dit Cuddy.

— … Avec ce souffle épuisé, continua Mause, je témoignerai contre les apostasies, les défections et les lâchetés de ce royaume, contre les injures et les causes de la colère céleste.

— Paix ! bonne femme, paix ! dit le prédicateur après un accès de toux qui avait permis à Mause de prononcer son anathème ; paix ! n’ôtez pas la parole de la bouche d’un serviteur de l’autel. J’élève donc la voix, et je vous dis qu’avant que cette scène soit jouée, vous apprendrez que ni un Judas désespéré comme votre prélat Sharpe, ni un profanateur du sanctuaire et un Holopherne comme le sanguinaire Claverhouse, ni un ambitieux Diotrèphes comme le jeune Evandale, ni un sordide et mondain Demas comme celui qu’on appelle le brigadier Bothwell, qui dérobe à la veuve son denier ou sa boîte de farine ; ni vos carabines, ni vos pistolets, ni vos sabres, ni vos chevaux, ne résisteront aux flèches dont le fer est affilé, ni à l’arc qui est tendu contre vous.

— Non, non ! jamais, j’espère, reprit Mause ; ils sont tous des réprouvés, des balais de destruction ; des cordes de fouet destinées au châtiment de ceux qui aiment mieux leurs biens terrestres que la croix du Covenant, mais qui ensuite ne sont plus bonnes qu’à faire des courroies pour les souliers du diable.

— Le diable m’emporte, dit Cuddy à Morton, si ma mère ne prêche pas aussi bien que le ministre ! — C’est dommage qu’il ait sa maudite toux qui arrive toujours au plus beau de son sermon. Du diable si je ne voudrais pas qu’il réduisit ma mère au silence en criant plus haut qu’elle. Il est heureux que les dragons ne prêtent pas grande attention à ce qu’ils disent, au milieu du bruit que font les pieds des chevaux ; mais quand nous serons sur un terrain moins pierreux, nous aurons des nouvelles de toutes ces belles choses.

La conjecture de Cuddy était juste. On traversa bientôt le gazon d’une lande marécageuse, et le témoignage des deux captifs put être entendu clairement.

— J’élèverai ma voix comme un pélican du désert, s’écriait Kettledrummle.

— Et moi, comme un moineau sur les toits des maisons, reprenait Mause.

— Holà ! oh ! dit le caporal, retenez vos langues, ou, de par tous les diables ! je vous mettrai une martingale.

— Je ne me tairai point, vociféra Kettledrummle.

— Je ne m’embarrasse pas des ordres d’un têt de terre, poursuivit la vieille whig.

— Holliday ! s’écria Inglis, as-tu des bâillons, mon camarade ? il faut leur fermer la bouche, ou ils nous rendront sourds.

Mais avant qu’on eût exécuté cette menace, un dragon, arrivant au grand galop, vint parler à Bothwell, qui était bien en avant de sa troupe. Dès que celui-ci eut reçu les ordres qu’on lui apportait, il rejoignit ses soldats, et leur ordonna de serrer leurs rangs, d’avancer avec précaution et en silence, attendu qu’ils allaient se trouver en présence de l’ennemi.

  1. C’est schismatique qu’elle veut dire.