Les Puritains d’Écosse/36

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CHAPITRE XXXVI

… Le temps fuit au galop…
Shakspeare. Comme il vous plaira.

Le temps a jusqu’ici marché au pas avec notre héros : car, à compter du jour de la revue, où nous vîmes paraître Morton pour la première fois, jusqu’à son départ pour la Hollande, il s’est écoulé à peine deux mois ; mais depuis lors jusqu’au moment où nous reprenons le fil de notre récit, les années ont glissé rapidement, et l’on peut dire que dans cet intervalle le temps a galopé. Je réclame l’attention du lecteur pour une histoire qui va dater d’une nouvelle ère, c’est-à-dire de l’année qui suivit immédiatement celle de la révolution anglaise[1].

L’Écosse commençait à se remettre de la commotion occasionnée par un changement de dynastie, et, grâce à la prudente tolérance du roi Guillaume, elle échappait à une guerre civile qui aurait pu se prolonger. L’agriculture renaissait ; et les habitants du pays songeaient enfin à leurs propres intérêts, au lieu de s’occuper des affaires publiques.

Les montagnards du nord de l’Écosse résistaient seuls à l’ordre de choses nouvellement établi, ils étaient en armes sous les ordres du vicomte de Dundee, que nos lecteurs ont connu jusqu’ici sous le nom de Grahame de Claverhouse[2]. Mais les Highlands jouissaient si rarement d’un état paisible, qu’un peu plus ou un peu moins de troubles n’affectait pas beaucoup la tranquillité générale du pays, tant que le désordre s’arrêtait à leurs limites. Dans les Lowlands, les jacobites, passés à l’état de parti vaincu, avaient cessé d’espérer aucun avantage immédiat d’une insurrection déclarée ; à leur tour, ils en étaient réduits à tenir des conciliabules secrets, à former des associations de défense mutuelle que le gouvernement appelait des menées de conspirateurs, tandis qu’eux ils criaient à la persécution.

Les whigs triomphants, lorsqu’ils avaient rétabli le presbytérianisme comme religion nationale et rendu aux assemblées générales de l’église toute leur influence primitive, étaient restés bien en deçà des prétentions extravagantes que les non-conformistes et les caméroniens proclamaient sous les rois Charles et Jacques. Ils ne voulurent écouter aucune proposition tendant à rétablir la ligue solennelle et le Covenant ; et ceux qui s’attendaient à trouver en Guillaume un monarque zélé covenantaire furent désappointés lorsqu’il intima qu’il entendait tolérer toutes les formes de religion compatibles avec la sûreté de l’état. Les principes de tolérance ainsi adoptés par le gouvernement blessaient les whigs exagérés. Ces mêmes hommes censuraient et condamnaient comme entachées d’érastianisme la plupart des mesures par lesquelles le nouveau gouvernement manifesta l’intention de s’immiscer dans les affaires de l’église ; enfin, ils refusèrent de prêter le serment d’allégeance au roi Guillaume et à la reine Marie, jusqu’à ce que les deux époux couronnés eussent juré le Covenant et la grande-charte du presbytérianisme, comme ils l’appelaient eux-mêmes.

Ce parti était donc toujours mécontent : si on l’eût persécuté comme sous les deux règnes précédents, il en serait résulté une révolte ouverte ; mais on laissa les mécontents s’assembler et témoigner tant qu’ils voulurent contre le socinianisme, l’érastianisme et toutes les défections du temps : leur zèle, n’étant plus alimenté par la persécution, s’éteignit peu à peu ; le nombre des réfractaires diminua, et bientôt il fut réduit à quelques fanatiques isolés.

Pendant les premières années qui suivirent la révolution, les caméroniens continuèrent à former une secte forte par le nombre, violente dans ses opinions politiques, et que le gouvernement cherchait à détruire, tout en temporisant par prudence avec eux.

Tel était l’état des partis en Écosse après la révolution de 1688.

Ce fut à cette époque, et par une belle soirée d’été, qu’un étranger, monté sur un bon cheval, descendit une colline d’où l’on apercevait les ruines pittoresques du château de Bothwell, et la Clyde qui serpente à travers les montagnes. Le pont de Bothwell terminait la plaine qui, peu d’années auparavant, avait offert une scène sanglante de carnage et de désolation. Le sentier que suivait le voyageur était çà et là bordé de grands arbres.

L’habitation la plus proche était une ferme. À l’entrée du sentier qui conduisait à cette modeste habitation s’élevait un petit cottage qu’on aurait pu prendre pour une loge de concierge. Cette chaumière avait son petit jardin, où quelques arbres fruitiers se mêlaient aux végétaux culinaires. Une vache et six moutons paissaient dans un enclos voisin. Une légère vapeur d’azur, qui s’échappait du toit de chaume, annonçait que la famille songeait aux préparatifs du repas du soir. Pour compléter ce tableau champêtre, une jolie petite fille, âgée d’environ quatre ans, remplissait une cruche à une fontaine, à vingt pas de la chaumière.

L’étranger arrêta son cheval, et s’adressant à la petite nymphe lui demanda le chemin de Fairy-Knowe. L’enfant posa sa cruche, et séparant avec ses doigts de beaux cheveux blonds qui lui tombaient sur le front : — Que me dites-vous. Monsieur ? demanda-t-elle en fixant sur le voyageur, avec un air de surprise, ses jolis yeux bleus.

— Je désire savoir le chemin de Fairy-Knowe.

— Mama, mama ! s’écria l’enfant, venez parler à ce monsieur.

La mère parut. C’était une jeune et fraîche paysanne. Elle portait dans ses bras un enfant encore au maillot ; un autre, d’à peu près deux ans et demi, tenait un coin de son tablier.

— Que désirez-vous, Monsieur ? dit la fermière.

Le voyageur la regarda avec attention, et ajouta : — Je désire aller à Fairy-Knowe, et je voudrais parler à un nommé Cuthbert Headrigg.

— C’est mon mari, Monsieur, dit la jeune femme avec un sourire. Voulez-vous descendre, Monsieur, et entrer dans notre pauvre demeure ? — Jenny, allez le chercher du côté du parc. — Monsieur, voulez-vous manger un morceau ou accepter un verre d’ale, en attendant que mon homme vienne ?

L’étranger refusait, lorsque Cuddy parut en personne. Il regarda le cavalier comme quelqu’un qu’il n’avait jamais vu, et de même que sa femme et sa fille il ouvrit la conversation par la question d’usage : — Que désirez-vous de moi, Monsieur ?

— Je suis curieux d’obtenir quelques renseignements sur ce pays, dit le voyageur, et l’on vous a désigné à moi comme un homme intelligent et en état de me satisfaire.

— Sans doute, répondit Cuddy, mais je voudrais savoir quelle sorte de questions. On m’en a fait de tant d’espèces dans ma vie, que vous ne devez pas être étonné si je suis devenu méfiant.

— Vous n’avez rien à craindre des miennes, mon bon ami ; je ne veux vous questionner que sur la situation du pays.

— Le pays va bien, si ce n’était ce diable de Claverhouse, qu’on appelle aujourd’hui Dundee, et qui, dit-on, fait du bruit dans les montagnes, avec les Donald, les Duncan et les Dugald, qui portent toujours des jupons en guise de culottes. Nous sommes pourtant raisonnablement tranquilles ; mais Mackay[3] l’aura bientôt mis à la raison, n’en doutez pas. Il lui donnera son compte, je vous le garantis.

— Et qui vous en rend donc si certain, mon ami ?

— Je le lui ai, de mes propres oreilles, entendu prédire par un homme qui était mort depuis trois heures, et qui ressuscita exprès pour lui conter sa façon de penser. C’était à un endroit qu’on appelle Drumshinnel.

— En vérité ! J’ai peine à vous croire, mon ami.

— Vous pourriez le demander à ma mère, si elle vivait encore ; c’est elle qui me l’a expliqué, car moi je croyais que ce prophète avait seulement été blessé. Il annonça en propres termes l’expulsion des Stuarts, et la vengeance qui couvait sur Claverhouse et sur ses dragons. On appelait cet homme Habacuc Mucklewrath.

— Il me semble que vous vivez dans une contrée riche.

— Nous n’avons pas à nous plaindre ; mais si vous aviez vu le sang couler sur ce pont, vous n’en auriez pas dit autant.

— Vous voulez parler de la bataille qui a eu lieu il y a quelques années ; j’étais près de Monmouth, et j’en vis quelque chose.

— Alors vous avez vu la bataille qui me suffira pour le reste de mes jours. Je devinais bien que vous étiez un troupier.

— Et de quel côté vous battiez-vous, mon ami ?

— Holà ! Monsieur : je ne vois pas qu’il me soit utile de répondre à cette question sans savoir qui me l’adresse.

— Je loue votre prudence ; mais elle n’est pas nécessaire, car je sais que vous serviez Henry Morton.

— Et qui vous a dit ce secret ? reprit Cuddy avec surprise. Plût à Dieu que mon maître vécût encore pour en être témoin !

— Qu’est-il donc devenu ?

— Il s’était embarqué pour la Hollande. Tout l’équipage a péri, et jamais on n’en a eu de nouvelles.

— Vous lui étiez attaché ? continua le cavalier.

— Pouvais-je faire autrement ? Il ne fallait que le regarder pour l’aimer. C’était un brave soldat. Oh ! si vous l’aviez vu seulement se précipiter sur ce pont ! Il y avait avec lui ce whig qu’on appelle Burley… Ah ! si deux hommes avaient pu suffire pour remporter une victoire, nous n’aurions pas eu sur l’échine ce jour-là.

— Vous parlez de Burley ? savez-vous s’il vit encore ?

— C’est ce dont je ne m’inquiète guère. On ne sait pas trop ce qu’il est devenu. On assure qu’il est passé en pays étranger, mais qu’ayant été reconnu pour un des assassins de l’archevêque, aucun des nôtres n’a voulu le voir. Il est donc revenu en Écosse, plus intraitable que jamais ; il a rompu avec ses amis presbytériens ; enfin, à l’arrivée du prince d’Orange, il n’a pu obtenir aucun commandement, à cause de son caractère diabolique. On n’a plus entendu parler de lui ; seulement quelques-uns prétendent que l’orgueil et la colère l’ont rendu tout à fait fou.

— Et, pourriez-vous me donner des nouvelles de lord Evandale ?

— Qui le pourrait mieux que moi ? ne va-t-il pas épouser ma jeune maîtresse, miss Edith ?

— Le mariage n’a donc pas encore eu lieu ?

— Il ne s’en faut guère, car ils sont fiancés. Jenny et moi nous avons été témoins, il y a quelques mois. Cela a bien tardé. Il n’y a que ma femme et moi qui savons pourquoi. Mais ne voulez-vous pas vous reposer ? Voyez, les nuages s’épaississent du côté de Glascow.

En effet, un nuage noir avait déjà caché le soleil.

— Cet homme a le diable au corps, dit Cuddy ; je voudrais qu’il descendît de cheval, ou qu’il galopât jusqu’à Hamilton avant l’averse.

Mais le cavalier restait immobile ; enfin, revenant à lui, il demanda si lady Marguerite Bellenden vivait encore.

— Oui ; mais les temps sont bien changés pour elle. Quel malheur d’avoir perdu le château de Tillietudlem, la baronnie, toutes les terres que j’ai labourées tant de fois ! et tout cela faute de quelques morceaux de parchemin qui ne se sont pas trouvés au château quand elle y est rentrée.

— J’en avais appris quelque chose, dit l’étranger : je prends beaucoup d’intérêt à cette famille. J’aurais grand plaisir à lui être utile. Pouvez-vous me donner un lit chez vous pour cette nuit !

— Nous n’avons qu’un petit coin, Monsieur, mais nous chercherons à vous loger plutôt que de vous laisser en aller avec l’orage ; car, à vous dire vrai, vous n’avez pas l’air trop bien portant.

— Je suis sujet à des vertiges ; mais cela passera bientôt.

— Nous ferons ce que nous pourrons pour vous bien traiter. Monsieur, quoique nous ne soyons pas bien pourvus de lits ; car Jenny a tant d’enfants ! Dieu les bénisse, elle et eux ! Aussi j’ai envie de prier lord Evandale de nous donner une chambre de plus dans la ferme.

— Je serai facile à contenter, dit l’étranger en entrant.

— Et votre cheval sera bien soigné.

Cuddy mena le cheval à l’étable, et dit à sa femme de tout préparer pour héberger le voyageur. Celui-ci alla s’asseoir à quelque distance du feu. Jenny le pria de déposer son manteau, son ceinturon et son chapeau, mais il s’en défendit sous le prétexte qu’il avait froid, et, pour abréger le temps en attendant le retour de Cuddy, il entra en conversation avec les enfants, évitant avec soin les regards curieux de leur mère.

  1. La révolution de 1688.
  2. À qui une victoire signalée qu’il remporta sous les murs de Dundee avait fait donner ce titre par Jacques II.
  3. Le général Mackay.