Les Puritains d’Écosse/5

La bibliothèque libre.

CHAPITRE V

Réveille-toi, jeune homme, et réponds à ma voix.
L’église est assiégée, elle arbore sa croix !
Viens sous cet étendard, signal de la victoire,
Ou d’un noble trépas auquel sourit la gloire.

James Duff.

Morton et son compagnon étaient déjà à quelque distance de la ville, qu’ils n’avaient pas encore échangé une seule parole. Quelque chose de repoussant dans l’air de l’étranger détournait le jeune Milnwood d’entamer l’entretien, et l’étranger lui-même n’y semblait pas plus disposé. Enfin, après une demi-heure de marche, celui-ci dit brusquement : — Qu’a donc à faire le fils de votre père dans les mascarades profanes où je vous ai trouvé engagé aujourd’hui.

— Je remplis mes devoirs comme sujet, et pour mon plaisir je ne refuse point de prendre part à un divertissement innocent, répondit Morton d’un air un peu piqué.

— Est-ce votre devoir, jeune homme, est-ce le devoir d’un chrétien de porter les armes en faveur de ceux qui ont versé le sang des saints dans le désert comme si ce sang était de l’eau ? Est-ce un divertissement légitime de perdre son temps à viser un paquet de plumes, et de terminer la journée en vidant des bouteilles dans les cabarets des villes, lorsque celui qui est le seul puissant est enfin arrivé, armé de son van pour séparer le bon grain ?

— À vos discours, je reconnais que vous êtes du nombre de ces gens qui croient faire une œuvre méritoire en se révoltant contre le gouvernement. Vous devriez être plus réservé, et ne pas parler ainsi devant un homme que vous ne connaissez pas.

— Tu ne saurais qu’y faire, Henry Morton ! ton maître a ses vues sur toi, et quand il t’appellera, il faudra bien que tu le suives. Si tu avais entendu un véritable prédicateur, tu serais déjà ce que tu seras un jour.

— Nous sommes presbytériens comme vous.

Effectivement, il y avait à Milnwood un ministre presbytérien qui, s’étant soumis au gouvernement, avait, comme beaucoup d’autres, obtenu la permission d’exercer son ministère. Cette indulgence, comme on l’appelait, avait occasionné un schisme parmi les sectaires, dont les plus scrupuleux blâmaient sévèrement ceux qui ne croyaient pas devoir se mettre en opposition ouverte avec les lois existantes. L’étranger répondit donc à cette profession de foi.

— Subterfuge équivoque ! vous écoutez chaque dimanche un discours froid et mondain, dicté par une basse complaisance à un homme qui oublie la noble mission qu’il a reçue d’en haut. Voilà ce que vous appelez entendre la parole de Dieu ! Mais de tous les pièges que le démon a tendus aux âmes, cette perfide indulgence a été le plus destructeur.

— Mon oncle pense que sous ces ecclésiastiques autorisés, nous jouissons d’une raisonnable liberté de conscience, et je dois me laisser guider par lui sur le choix du lieu de nos prières.

— Votre oncle sacrifierait tout le troupeau de la chrétienté pour un agneau de son étable de Milnwood. Votre père était d’une autre trempe.

— Mon père était un brave et digne homme ; il a combattu pour la famille royale, au nom de laquelle je portais les armes ce matin.

— Je le sais. Mais s’il avait vécu pour voir le temps où nous vivons, il aurait maudit l’heure où il a tiré l’épée pour cette cause. Nous en parlerons une autre fois, car, je le répète, jeune homme, ton heure sonnera, et les paroles que tu viens d’entendre se fixeront dans ton cœur. — Voici ma route.

Le voyageur montrait un sentier qui conduisait vers des montagnes désertes et arides ; mais au moment où il se disposait à entrer dans un passage rocailleux, une vieille femme enveloppée d’un manteau rouge, qui était assise sur le bord du chemin, se leva, s’approcha de lui, et lui dit d’un air mystérieux : — Si vous faites partie de notre troupeau, prenez un autre chemin ; il y va de vos jours. Un lion se tient dans ce défilé. Le desservant de Brotherstane et dix soldats occupent le passage pour immoler tous les malheureux qui voudraient aller joindre par là Hamilton et Dingwall.

— Nos frères persécutés sont-ils réunis ? demanda l’étranger.

— Ils forment une troupe de soixante à soixante-dix cavaliers et fantassins. Mais, hélas ! ils sont mal armés et dépourvus de vivres.

— Dieu secourra les siens ! Par où pourrai-je les joindre ?

— C’est impossible ce soir : les soldats font une garde sévère. On dit que d’étranges nouvelles arrivées de l’est redoublent leur rage cruelle. Il faut vous cacher quelque part pour cette nuit ; demain, au retour du jour, il vous sera facile de prendre un chemin détourné par Drake-Moss. Dès que j’ai entendu les terribles menaces des oppresseurs, j’ai mis mon manteau et je suis venue m’asseoir sur la route pour avertir les débris dispersés de notre troupeau.

— Votre maison est-elle près d’ici ? pouvez-vous m’y recevoir ?

— Ma chaumière n’est qu’à un mille ; mais quatre dragons, qui y sont logés, dévastent le peu que je possède.

— Adieu, bonne femme ; je vous remercie.

— Que les bénédictions de la promesse vous accompagnent !

Amen ! répondit-il, car aucune prudence humaine ne saurait m’indiquer un lieu où je puisse pour cette nuit abriter ma tête.

— Je suis désolé de votre détresse, dit Morton : si j’avais une maison à moi, je vous y recevrais plutôt que de vous laisser exposé au danger qui semble vous menacer ; mais mon oncle est tellement alarmé des peines et des amendes prononcées contre ceux qui ont des liaisons avec les presbytériens réfractaires, qu’il nous a défendu d’avoir aucune communication avec eux.

— Je m’y attendais. Vous pourriez pourtant m’y recevoir sans qu’il en sût rien. Une grange, une écurie me serviraient d’asile.

— Je vous assure qu’il m’est impossible de vous faire entrer à Milnwood sans le consentement de mon oncle, et, quand je le pourrais, je me croirais inexcusable de l’exposer à celui de tous les dangers qu’il redoute le plus.

— Je n’ai plus qu’un mot à vous dire. Votre père ne vous a-t-il jamais parlé de John Balfour de Burley ?

— Son ancien compagnon d’armes, qui lui a sauvé la vie à la bataille de Long-Marston-Moor, au risque de la sienne ?

— Je suis ce Balfour. Voilà devant nous la maison de ton oncle ; la vengeance du sang me poursuit, et ma mort est certaine si tu me refuses l’asile que je te demande. Maintenant, tu as le choix, jeune homme : éloigne-toi de l’ami de ton père, livre-le à la mort dont il préserva celui à qui tu dois le jour ; ou bien expose les biens périssables de ton oncle au danger qui menace celui dont la charité donne un morceau de pain ou un verre d’eau au chrétien mourant de besoin.

D’anciens souvenirs vinrent alors se présenter à l’esprit de Morton. Son père, dont il idolâtrait la mémoire, lui avait parlé mille fois du service signalé que Balfour de Burley lui avait rendu, et il l’avait entendu regretter de s’être séparé de lui avec quelque aigreur, après avoir été si longtemps son camarade, lorsque le royaume d’Écosse se divisa en deux partis, celui des protestants qui penchaient pour les principes de la révolution, et celui des résolus qui s’attachèrent aux intérêts du trône après la mort ignominieuse de Charles Ier. L’ardent fanatisme de Burley l’avait entraîné dans le parti des républicains, et les deux compagnons d’armes s’étaient engagés sous des bannières différentes, pour ne plus se revoir.

Morton hésitait encore, quand le son du tambour, qui retentissait au loin, annonça l’approche d’un corps de troupes. Prenant sa résolution : — C’est sans doute Claverhouse avec le reste du régiment, s’écria-t-il ; si vous continuez votre route, vous tomberez entre ses mains ; si vous retournez vers la ville, vous êtes exposés à rencontrer le cornette Grahame, Le sentier des montagnes est gardé. Je n’abandonnerai pas le sauveur de mon père dans un tel péril. Venez à Milnwood.

Burley avait écouté d’un air calme ces paroles du jeune Morton : il le suivit en silence.

Le château de Milnwood, bâti par le père de celui qui en était alors propriétaire, était digne des domaines dont il formait le centre ; mais comme celui-ci n’y avait jamais fait aucune réparation, il était en assez mauvais état. À quelque distance se trouvait la cour des écuries ; ce fut là que Morton s’arrêta.

— Il faut que je vous laisse ici un instant, jusqu’à ce que j’aie pu vous procurer un lit dans la maison, dit-il à son hôte.

— Qu’ai-je besoin d’un lit ? répliqua Burley ; depuis trente ans ma tête a plus souvent reposé sur la dure que sur le duvet. Un morceau de pain, un verre d’ale, de la paille pour me coucher, voilà ce qui vaut pour moi des lambris dorés et la table d’un roi.

Cette réponse fit penser à Morton qu’il ne pouvait l’introduire dans la maison sans mettre quelqu’un dans sa confidence, et que ce serait augmenter pour le fugitif le danger d’être découvert ; il le fit donc entrer dans l’écurie. — Je reviendrai dans quelques instants, dit-il, et je vous apporterai les rafraîchissements que je pourrai me procurer à une pareille heure.

Remplir sa promesse n’était pas pour Henry un léger embarras, car l’espoir d’obtenir à souper dépendait entièrement de l’humeur où il trouverait la seule personne en qui son oncle eût confiance, la vieille femme de charge. Si elle était couchée, son hôte se passerait de souper. Maudissant une sordide parcimonie, il s’avança vers la porte, et y frappa un coup bien modeste. La femme de charge tira le verrou et ouvrit la porte.

— Voilà une belle heure pour rentrer, monsieur et obliger les gens à vous attendre si tard hors de leur lit !

— Je vous remercie, Alison.

— Fi donc ! monsieur Henry, vous qui êtes si poli ! Tout le monde me nomme mistress Wilson.

— Eh bien, mistress Wilson, je suis vraiment fâché de vous avoir fait attendre si longtemps.

— Allons, prenez une chandelle, et allez vous coucher.

— Mais, Alison, j’ai besoin de manger un morceau et de boire un verre d’ale avant de me coucher.

— Un morceau et de l’ale ? monsieur Henry ! — Vous vous adressez bien, mon enfant. Pensez-vous que nous n’avons pas entendu parler de vos exploits à la fête du Perroquet ? Vous avez brûlé plus de poudre qu’il n’en faudrait pour tuer tout le gibier que nous mangerons d’ici à la Chandeleur ! Et puis, vous vous êtes rendu à la taverne du joueur de cornemuse avec tous les fainéants du pays ; là vous vous êtes attablé jusqu’au coucher du soleil, aux dépens de votre pauvre oncle sans doute ! Enfin, vous revenez au logis pour demander de l’aie, ni plus ni moins que si vous étiez le maître.

Très piqué, mais plus désireux encore de se procurer ce qu’il demandait, à cause de son hôte, Morton assura la vieille ménagère, qu’il avait réellement faim et soif. — Et quant au tir du Perroquet, ajouta-t-il, je vous ai ouï dire que vous y alliez autrefois.

— Ah ! monsieur Henry, je crois que vous commencez à vouloir séduire l’oreille des femmes par vos cajoleries. — Mais, tant que vous ne vous adresserez qu’aux vieilles comme moi, il n’y aura pas grand mal. Je me souviens, quand j’étais une fillette égrillarde, que je vis remporter le prix au duc — à celui qui perdit sa tête à Londres, — on la disait un peu éventée, mais il n’en fut pas moins à plaindre, le pauvre homme ! — Il abattit donc le perroquet. — Mais puisque vous avez si peu mangé et si peu bu, je vais vous prouver que je ne vous ai pas oublié, car je ne crois pas qu’il soit sain pour les jeunes gens d’aller se coucher l’estomac vide.

Pour rendre justice à mistress Wilson, ses harangues nocturnes en pareilles occasions se terminaient ordinairement par ce sage apophthegme, qui annonçait quelques provisions mises en réserve. C’était au fond une excellente femme, qui aimait plus que personne au monde son vieux et son jeune maître. Elle regarda M. Henry d’un air de complaisance, en lui remettant les mets qu’elle avait gardés pour lui.

Morton lui dit de ne pas s’alarmer si elle l’entendait descendre, parce qu’il aurait besoin de retourner à l’écurie pour son cheval. Il allait rejoindre son hôte, quand, en se retournant, il aperçut encore la tête de mistress Wilson à la porte entr’ouverte ; elle lui recommanda de faire son examen de conscience avant de se coucher, et de prier le ciel de le protéger pendant les ténèbres.

Telles étaient jadis les habitudes d’une certaine classe de domestiques en Écosse, habitudes que sans doute on retrouve encore dans quelques vieux châteaux des provinces éloignées. Ces gens-là faisaient en quelque sorte partie inhérente des familles auxquelles ils appartenaient ; et comme ils ne concevaient pas la possibilité d’être congédiés, ils avaient un attachement sincère pour toute la maison.