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Les Puritains d’Amérique/Chapitre III

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 32-44).

CHAPITRE III.


Ceci est bien étrange ; votre père est en proie à quelque passion qui l’agite fortement.
ShakspeareLa Tempête.



Peu d’heures produisirent un grand changement dans les occupations diverses de notre famille simple et isolée. Les vaches avaient donné leur lait du soir, les bœufs avaient été débarrassés du joug, ils étaient rangés sous leur hangar ; les moutons étaient dans leur bergerie, à l’abri des attaques du loup rôdeur ; et l’on avait pris soin que tout ce qui était doué de vie fût enfermé en-deçà des barrières qui avaient été élevées pour le bien-être et la sécurité commune. Mais tandis qu’on usait d’une telle prudence à l’égard des choses vivantes, on avait eu la plus grande indifférence pour ces produits et ces instruments d’exploitation rurale qu’en d’autres pays on aurait surveillés avec un soin égal. Les simples tissus sortant des métiers de Ruth étaient étendus sur la terre, pour blanchir à l’humidité de la rosée et de la nuit comme aux rayons de l’astre du jour. Les charrues, les herses, les charrettes, les selles, et autres objets semblables, étaient laissés dans des lieux assez exposés, comme pour prouver que la main de l’homme avait des occupations trop nombreuses et trop urgentes pour employer son temps à des travaux qui n’étaient pas regardés comme absolument nécessaires.

Content fut le dernier à quitter les champs et les bâtiments extérieurs. Lorsqu’il atteignit la poterne dans les palissades, il s’arrêta pour appeler ceux qui étaient au-dessus de lui, afin de s’assurer si quelqu’un restait encore en dehors des barrières. La réponse ayant été négative, il entra, et tirant après lui la porte, basse, mais pesante, il assujettit de ses propres mains la barre, le verrou et la serrure. Comme c’était une précaution nécessaire chaque nuit, les occupations de la famille n’en furent point interrompues. Le repas du soir fut promptement terminé, et les travaux légers qui sont particuliers aux longues soirées de l’automne et de l’hiver parmi les familles de la frontière, succédèrent aux fatigues laborieuses d’une journée bien remplie.

Malgré la simplicité des opinions et des usages des colons de cette époque, et la grande égalité de conditions qui même aujourd’hui distingue encore la communauté religieuse dont nous nous occupons, le choix et l’inclination formaient quelques distinctions naturelles parmi les serviteurs de la famille Heathcote. Sur un immense foyer pétillait un feu si brillant, dans une espèce de cuisine supérieure, que les chandelles ou les torches étaient inutiles. Autour de ce feu étaient assis six ou sept jeunes gens aux formes athlétiques, quelques uns enfonçant soigneusement de grossiers outils dans la courbure des jougs de charrue, d’autres polissant le manche d’une cognée, ou même fixant des bâtons de bouleau dans de rustiques mais commodes balais. Une jeune femme au maintien grave tenait son grand rouet en mouvement, tandis qu’une ou deux autres allaient et venaient d’une chambre à l’autre, occupées des détails plus particuliers du ménage. Une porte communiquait à un appartement intérieur. Là on voyait un feu plus petit mais aussi brillant, un plancher qui venait d’être récemment balayé, tandis qu’on avait répandu sur celui de l’autre chambre du sable de rivière ; des chandelles étaient posées sur une table de bois de cerisier pris dans la forêt voisine ; des murs lambrissés en chêne noir du pays, quelques meubles d’une mode antique et couverts d’ornements à la fois riches et ingénieux, annonçaient qu’ils avaient été fabriqués au-delà de la mer. Sur le manteau de la cheminée étaient suspendues les armoiries des Heathcote et des Harding brodées sur toile.

Les principaux personnages de la famille étaient assis autour de ce dernier foyer, tandis qu’un déserteur de l’autre chambre, d’une curiosité plus prononcée que celle de ses compagnons, s’était placé parmi ses maîtres, marquant la distinction des rangs, ou plutôt sa position, simplement en prenant un soin extraordinaire pour que les ratissures du morceau de bois qu’il polissait ne souillassent point le plancher de chêne.

Jusqu’à cette heure les devoirs de l’hospitalité et les observances religieuses avaient mis obstacle à une conversation familière. Mais les occupations du ménage étaient terminées pour la soirée ; les servantes avaient repris leur rouet, et lorsque le bruit des travaux domestiques cessa, le silence froid et contraint qui n’avait jusque-là été interrompu que par des observations de politesse ou par quelques pieuses allusions à la condition précaire de l’homme, fit place à une conversation plus animée.

— Tu es entré dans le champ défriché par le sentier du sud, dit Mark Heathcote en s’adressant à l’étranger avec politesse, et tu dois savoir des nouvelles des villes qui bordent la rivière : quelque chose a-t-il été fait par nos conseillers d’Angleterre dans l’affaire qui est liée si intimement au bien-être de la colonie ?

— Vous voulez me demander, répondit l’inconnu, si celui qui est maintenant assis sur le trône d’Angleterre a écouté les prières de son peuple de cette province, et lui a garanti sa protection contre les abus qui pourraient naître si facilement de sa volonté mal dirigée ou de la violence et de l’injustice de ses successeurs ?

— Nous rendrons à César ce qui est à César, et nous parlerons avec respect de ceux qui ont le pouvoir. J’aimerais à savoir si l’argent envoyé par notre peuple a gagné l’oreille de ceux qui approchent le prince, et s’il a obtenu ce qu’il était allé chercher.

— Il a fait plus, reprit l’étranger avec une sévérité singulière, il a même gagné l’oreille de l’oint du Seigneur.

— Charles a-t-il l’esprit meilleur et plus juste que la renommée ne le publie ? On nous avait dit que sa légèreté et des compagnons mondains le conduisaient à penser plus aux vanités du monde et moins aux besoins de ceux que la Providence l’a appelé à gouverner qu’il n’était convenable pour un homme placé si haut. Je me réjouis que les arguments de l’homme que nous avons envoyé aient prévalu sur de plus mauvais conseils, et de ce que la paix et la liberté de conscience seront probablement les fruits de son entreprise. De quelle manière a-t-il jugé convenable d’ordonner le gouvernement futur de son peuple ?

— Il sera gouverné, comme il l’a été jusqu’ici, par ses propres lois. Winthrop est de retour ; il est porteur d’une chartre royale ; elle garantit tous les droits qu’on réclamait et qu’on mettait en usage depuis longtemps. De tous les sujets de la couronne britannique, il n’y en a pas à la conscience desquels on demande moins, et dont les devoirs politiques soient plus faciles à remplir, que ceux qui habitent le Connecticut.

— Il est convenable alors d’offrir des remerciements à ceux auxquels ils sont dus, reprit le Puritain en croisant les bras sur sa poitrine, et fermant les yeux pendant quelques moments, comme s’il eût communiqué avec un être invisible. Sait-on de quel argument le Seigneur s’est servi pour toucher le cœur du prince en faveur de nos besoins, ou bien est-ce un gage manifeste de son pouvoir ?

— Je crois qu’il faut que ce soit cette dernière cause, reprit l’inconnu d’un air qui devenait de plus en plus moqueur. Le hochet qui fut l’agent visible de sa détermination ne pouvait avoir un grand poids pour un homme qui est élevé si haut devant les yeux des hommes.

Jusqu’à ce moment, Content, Ruth, leur fils et deux ou trois autres individus qui composaient l’auditoire, avaient écouté avec la gravité qui caractérisait les manières du pays. Le langage et l’ironie mal déguisée non moins que l’emphase du narrateur, leur firent lever les yeux en même temps par une impulsion commune. Le mot — hochet — fut répété d’un ton interrogatif. Mais l’expression de froide moquerie avait déjà disparu des traits de l’étranger ; elle avait fait place à une austérité morne qui donnait quelque chose d’effrayant à son visage dur et brûlé par le soleil. Cependant il ne manifesta aucune intention d’abandonner son sujet ; et après avoir fixé sur ses auditeurs un regard où la fierté était mêlée à quelque chose de soupçonneux, il reprit la parole en ces termes :

— On sait que le grand-père de celui que nous avons chargé de porter nos demandes de l’autre côté de la mer posséda la faveur de l’homme qui s’est assis le dernier sur le trône d’Angleterre, et l’on ajoute que le Stuart, dans un moment de condescendance, mit au doigt de son sujet une bague d’un travail précieux. C’était le gage de l’amour qu’un souverain portait à un homme.

— De tels dons sont en effet des gages d’amitié, mais ne doivent pas être portés comme de vains et répréhensibles ornements, observa le capitaine Mark Heathcote, tandis que l’étranger faisait une pause comme quelqu’un qui ne veut pas qu’une seule de ses allusions amères soit perdue.

— Il importe peu si ce joujou fut enfermé dans les coffres de Winthrop, ou s’il brilla longtemps devant les yeux des infidèles dans la baie, puisqu’il s’est trouvé à la fin un joyau de prix. On dit en secret que cette bague est retournée au doigt d’un Stuart, et l’on a ouvertement proclamé que le Connecticut avait une charte.

Content et sa femme se regardèrent l’un l’autre avec une triste surprise. Une telle apparence de coupable légèreté dans celui qui était appelé sur la terre à gouverner les hommes affligeait leur esprit simple et droit ; tandis que le vieux capitaine, dont les idées sur la perfection spirituelle étaient plus positives et plus exagérées, fit entendre tout haut ses gémissements. L’étranger trouva un plaisir visible dans le témoignage de leur horreur pour une aussi indigne vénalité : mais il ne jugea point à propos d’augmenter ses effets par un long discours. Lorsque son hôte se leva, et, d’une voix qui était accoutumée à être obéie, ordonna à sa famille de se joindre à lui pour prier en faveur du prince lige qui gouvernait la terre de leurs pères, celui qui peut adoucir le cœur des rois, l’étranger quitta aussi son siège. Mais dans cet acte de dévotion il semblait plutôt désirer de plaire à ceux dont il recevait l’hospitalité que d’obtenir ce qu’il demandait.

La prière, quoique courte, fut divisée en plusieurs points, fervente et suffisamment personnelle. Les rouets de la pièce d’entrée cessèrent leur murmure, et un mouvement général annonça que chacun était levé pour se joindre à la prière. Un ou deux individus, poussés par une piété plus profonde ou par une plus grande curiosité, s’approchèrent de la porte ouverte qui était entre les deux appartements, afin d’écouter. Cette interruption singulière et caractéristique fit cesser entièrement la conversation qui y avait donné lieu.

— Avons-nous lieu de craindre une levée des Sauvages sur les frontières ? demanda Content, lorsqu’il s’aperçut que l’esprit agité de son père n’était pas encore suffisamment calmé pour revenir aux choses temporelles. Une personne qui apporta ici des marchandises des villes, il y a peu de mois, semblait prévoir un mouvement parmi les hommes rouges.

Le sujet n’était pas assez intéressant pour exciter vivement l’attention de l’étranger. Il fut sourd où il affecta d’être sourd à cette question ; il étendit ses deux mains larges, ridées par le soleil, mais robustes, sur son visage bruni aussi par le même astre, et parut enlevé aux objets terrestres : tout son corps était agité d’un tremblement, tandis qu’il paraissait donner carrière à de terribles pensées.

— Il existe plusieurs êtres auxquels nos cœurs sont assez fortement attachés pour nous faire redouter le plus léger sujet d’alarme, dit la mère tendre et inquiète en jetant un regard d’amour sur deux petites filles occupées de légers ouvrages d’aiguille et assises à ses pieds sur des tabourets ; mais je me réjouis de voir qu’une personne qui a voyagé dans des lieux où les intentions des Sauvages doivent être bien connues n’a pas craint de voyager sans armes.

L’étranger découvrit lentement ses traits, et le regard qu’il jeta sur celle qui venait de parler n’était pas sans une douce expression d’intérêt. Mais recouvrant aussitôt son calme, il se leva, et prenant le sac de cuir qui avait été porté sur la croupe de son cheval, et qui était alors étendu à une faible distance de son siège, il tira une paire de pistolets d’arçon de deux poches qui étaient artistement placées dans les côtés du sac, et il les posa lentement sur la table.

— Quoique peu disposé à chercher la rencontre de tout ce qui porte un visage d’homme, dit-il, je n’ai pas négligé les précautions ordinaires de ceux qui traversent les déserts. Voilà des armes, qui, dans des mains habiles, peuvent facilement ôter la vie, ou du moins écarter la mort.

Le jeune Mark s’approcha avec la curiosité de son âge, et tandis qu’un de ses doigts hasardait de toucher la platine, il jetait à la dérobée sur sa mère, un regard où l’on devinait qu’il savait avoir tort. Il dit bientôt avec autant de dédain que la manière dont il avait été élevé pouvait le permettre :

— La flèche d’un Indien atteindrait plus sûrement son but qu’une arme aussi courte que celle-ci ! Lorsque les soldats de la ville de Hartford poursuivent le chat sauvage sur la montagne défrichée, ils envoient les balles d’un fusil de cinq pieds ; outre cela, ce petit fusil serait d’un faible secours pour combattre, corps à corps, contre le couteau bien affilé que le cruel Wampanoag porte toujours avec lui.

— Enfant, tes années sont en petit nombre, et ta hardiesse à discourir est merveilleuse, dit sévèrement le grand-père à son petit-fils.

L’étranger ne manifesta aucun mécontentement du langage confiant du jeune garçon ; l’encourageant au contraire d’un regard qui disait que cet instinct martial ne lui avait pas nui dans son esprit, il dit :

— Le jeune homme qui n’est point effrayé de penser à un combat ou de raisonner sur ses chances aura dans la suite un esprit indépendant. Cent mille jeunes garçons semblables à celui-ci auraient épargné à Winthrop son joyau, et au Stuart la honte de céder à un présent aussi vain. Mais vous pouvez voir aussi, enfant, que, dans un combat corps à corps, le cruel Wampanoag pourrait bien trouver une arme aussi affilée que la sienne.

L’étranger, en parlant ainsi, entrouvrit son gilet et mit une main dans son sein. Cette action permit à plus d’un regard furtif de s’arrêter sur une arme semblable à celle qu’il venait de décrire, mais plus petite que celle qu’il avait déjà montrée. Comme il retira subitement la main et referma son gilet avec soin, on n’osa pas faire allusion à cette circonstance ; mais chacun tourna son attention sur un long couteau de chasse aigu que l’étranger posa à côté des pistolets. Mark essaya de l’ouvrir, mais il se retourna aussitôt : un soupçon subit venait d’entrer dans sa pensée, en trouvant quelques brins d’une laine grossière et épaisse attachés à ses doigts.

— Straight-Horns s’est frotté contre un buisson plus aigu que les ronces ! s’écria Whittal Ring, qui était dans l’appartement, et qui contemplait avec une admiration enfantine les actions les plus simples de chaque individu. Quelques feuilles sèches et quelques branches brisées avec un tel couteau feraient bientôt un rôti et une grillade du vieux Bell-Wether lui-même. Je sais que le crin de tous mes poulains est roux[1] ; j’en ai compté cinq au soleil couchant, et c’est juste autant qu’il en est allé ce matin brouter des feuilles dans les taillis ; mais trente-six moutons qui sont de retour ne peuvent rapporter trente-sept toisons d’une laine qui n’a pas été tondue. Mon jeune maître sait cela, car c’est un écolier habile, et qui sait compter jusqu’à cent !

Cette allusion au sort du mouton perdu était si claire, qu’il était impossible de ne pas comprendre ce que voulait exprimer l’esprit simple de Whittal Ring. Des animaux de cette espèce étaient de la plus grande importance pour l’habillement des planteurs ; et parmi ceux qui avaient écouté le jeune garçon, il n’en était probablement pas un qui n’eût senti toute la gravité de son accusation : les éclats de rire qui lui étaient échappés et l’air moqueur avec lequel il élevait au-dessus de sa tête les brins de laine qu’il avait arrachés des mains du jeune Mark, auraient rendu toute dissimulation impossible si l’on eût jugé à propos d’en faire usage.

— Ce jeune étourdi voudrait faire soupçonner que la lame de ton couteau a été fatale à un mouton qui manque à notre bergerie depuis ce matin que le troupeau est allé paître sur la montagne, dit le capitaine Heathcote d’une voix calme ; mais le vieillard baissait en même temps les yeux sur la terre, en attendant une réponse à une demande qui avait été dictée par un juste sentiment des droits de propriété.

L’étranger demanda d’une voix qui n’avait rien perdu de sa fermeté : — La faim est-elle un crime que ceux qui habitent si loin des demeures de l’égoïsme punissent de leur colère ?

— Le pied d’un chrétien ne s’est jamais approché des barrières de Wish-ton-Wish pour être renvoyé sans charité ; mais ce qu’on donne volontairement ne doit pas être pris avec licence. De la montagne où mes troupeaux vont paître, il est facile, à travers les ouvertures de la forêt, de voir le toit de ma demeure ; et il eût mieux valu que le corps languît pendant quelques instants, que de faire peser une faute sur cet esprit immortel dont le fardeau est déjà assez lourd, à moins que tu ne sois plus heureux que ceux qui font partie de la race déchue d’Adam.

— Mark Heathcote, dit l’accusé d’un ton toujours calme, regarde avec plus de soin ces armes, que, si je suis coupable, j’ai eu tort de placer en ton pouvoir ; tu y trouveras de quoi t’étonner bien plus que de quelques brins de laine épars, que la fileuse rejetterait comme trop grossiers.

— Il s’est passé bien du temps depuis que j’ai trouvé du plaisir à manier des instruments de guerre, dit le Puritain ; puisse-t-on n’en pas avoir besoin de longtemps dans cet asile de paix ! Ce sont des instruments de mort, ressemblant à ceux dont se servaient, dans ma jeunesse, les chevaliers de Charles Ier et de son pusillanime père. Il y avait beaucoup d’orgueil mondain, une grande vanité et autant d’irréligion dans les guerres que j’ai vues, mes enfants, et cependant l’homme charnel trouve du plaisir dans le mouvement de ces jours privés de la grâce ! — Viens ici, enfant ; tu as souvent désiré connaître comment la cavalerie est conduite au combat lorsque les larges bouches à feu et la grêle pétillante du plomb ont ouvert un passage aux efforts des chevaux, et permettent aux hommes de s’attaquer corps à corps ; l’excuse de ces combats dépend des pensées intérieures et du caractère de celui qui prend la vie d’un de ses compagnons dans le péché ; mais on sait que le juste Josué combattit les païens à la lueur d’un jour surnaturel ; ainsi, en nous confiant humblement dans la justice de notre cause, je vais faire comprendre à ton jeune esprit l’usage d’une arme qui n’a point encore été vue dans nos forêts…

— J’ai soulevé bien des pièces plus lourdes que celle-ci, dit le jeune Mark, dont les sourcils se rapprochèrent, tant par l’effort qu’il fit en tenant l’arme d’une seule main, que par l’expression d’un esprit déjà ambitieux de s’instruire. Nous avons des fusils qui pourraient apprivoiser un loup avec plus de certitude qu’une arme d’un calibre moins haut que ma propre taille. Dis, grand père, à quelle distance les guerriers à cheval que vous nommez si souvent ajustent-ils ?

Mais le pouvoir de la parole semblait avoir été retiré au vieillard ; il s’était interrompu dans son propre discours ; et alors, au lieu de répondre aux questions de son petit-fils, ses yeux erraient, avec une expression de pénible doute, de l’arme qu’il tenait encore à la main, sur le visage de l’étranger. Ce dernier était debout, comme quelqu’un qui désire attirer sur sa personne un sévère examen. Cette scène muette ne pouvait manquer de captiver l’attention de Content ; se levant de son siège avec calme, mais avec cette autorité qu’on voit encore dans le gouvernement domestique du peuple de la région qu’il habitait, il ordonna à tout ce qui était présent de quitter l’appartement. Ruth et ses filles, les serviteurs, Whittal, et même Mark, qui n’abandonnait pas les armes sans répugnance, le précédèrent à la porte qu’il ferma avec soin. Alors toutes ces personnes étonnées se mêlèrent à celles qui se trouvaient dans la première pièce, laissant dans l’autre, qu’ils venaient de quitter, le chef de la famille et son hôte mystérieux et inconnu.

Bien des minutes s’écoulèrent ; elles paraissaient longues à ceux qui avaient été exclus, et cependant l’entrevue secrète ne semblait pas toucher à sa fin. Le profond respect que les années et le caractère du grand-père avaient inspiré empêchait chaque individu de s’approprier de l’appartement qu’il venait de quitter ; mais un silence tranquille comme celui de la tombe effectuait tout ce que le silence pouvait faire pour éclairer les esprits sur une matière d’un intérêt aussi général. La voix étouffée des interlocuteurs était entendue ; on distinguait qu’ils discutaient tranquillement leur opinion, mais aucun son qui eût une signification quelconque ne dépassait le mur jaloux. Enfin la voix du vieillard parut s’élever davantage ; alors Content quitta son siège, et d’un geste invita chacun à suivre son exemple. Les serviteurs mirent de côté leurs légères occupations ; les jeunes filles quittèrent leur rouet qui ne tournait plus depuis quelques minutes ; et chacun, dans une attitude simple et décente, se disposa à la prière. Pour la troisième fois dans cette soirée la voix du Puritain fut entendue, s’adressant avec ferveur à cet être sur lequel il avait l’habitude de se reposer de tous ses soins terrestres. Mais, bien qu’accoutumés depuis longtemps à toutes les formes particulières par lesquelles leur père exprimait ordinairement ses pieuses émotions, ni Content, ni sa femme attentive, ne furent capables de deviner la nature du sentiment qui dominait le vieillard. Quelquefois ils croyaient entendre le langage des actions de grâce ; souvent aussi c’était celui de la supplication ; enfin les accents étaient assez variés, et, quoique tranquilles, assez équivoques, si un terme semblable peut être appliqué à un sujet aussi sérieux, pour déjouer toute espèce de conjecture.

Il s’écoula plusieurs instants après que la voix eût entièrement cessé de se faire entendre, et cependant aucun signal n’était donné à la famille inquiète, aucun son ne sortait de l’appartement, qui eût pu encourager le fils respectueux à rentrer. Enfin la crainte vint se mêler aux conjectures ; et le mari et la femme se concertèrent tout bas ensemble. Les pressentiments et les doutes du premier se manifestèrent bientôt d’une manière plus apparente. Il se leva et traversa l’appartement, s’approchant peu à peu de la cloison qui séparait les deux chambres, prêt à se retirer des limites où son oreille pouvait comprendre, au moment où il découvrirait que son inquiétude était sans fondement. Aucun son ne se fit entendre. Le silence qui régnait, il y avait si peu de temps, dans l’appartement où se trouvait Content semblait s’être subitement communiqué dans le lieu où il essayait en vain de saisir la plus légère preuve d’existence humaine. Il retourna de nouveau près de Ruth, et ils se consultèrent une seconde fois à voix basse sur ce qu’exigeait d’eux le devoir filial.

— On ne nous a point ordonné de nous retirer, dit à Content sa douce compagne ; pourquoi ne pas rejoindre notre père, maintenant qu’il a eu le temps de se soustraire à ce qui trouble si visiblement son esprit ?

Content céda enfin à cette opinion. Avec la prudente précaution qui distingue les sectaires, il ordonna à sa famille de le suivre, afin qu’aucune exclusion inutile ne donnât naissance à des conjectures ou n’excitât des soupçons que les circonstances après tout, ne pourraient justifier. Malgré les manières soumises du siècle et du pays, la curiosité, peut-être aussi un sentiment plus louable, était portée à un tel point, que chacun obéit à cet ordre muet en s’avançant aussi promptement vers la porte ouverte que le permettait la décence.

Le vieux Mark Heathcote occupait la chaise sur laquelle on l’avait laissé, avec ce calme et ce regard grave qu’on croyait alors convenables à l’humilité d’esprit ; mais l’étranger avait disparu. Il y avait deux ou trois issues par lesquelles on pouvait quitter l’appartement et même la maison sans être vu de ceux qui avaient attendu si longtemps pour être admis ; et la première pensée qui vint à la famille fut qu’on allait voir rentrer l’étranger par un de ces passages extérieurs. Cependant Content lut dans les yeux de son père que si le moment de la confiance devait jamais arriver, il n’était pas encore venu ; et la discipline domestique de cette famille était si parfaite et si admirable, que les questions que le fils ne trouvait point convenable d’adresser, ceux d’une condition inférieure ou d’un âge moins raisonnable n’osèrent les tenter. Avec l’étranger tout signe de sa visite récente avait aussi disparu.

Le jeune Mark ne retrouva plus l’arme qui avait excité son admiration. Whittal chercha en vain le couteau de chasse qui avait trahi le sort du malheureux mouton ; mistress Heathcote vit, par un regard rapide, que les sacs de cuir, qu’elle avait jugé devoir être transportés dans la chambre à coucher de l’inconnu, étaient enlevés, et une charmante petite fille, image vivante de sa mère, qui portait son nom ainsi que ses traits, qui avaient rendu Ruth si attrayante dans sa première jeunesse, chercha sans succès un éperon d’argent massif, d’un travail antique et curieux, avec lequel il lui avait été permis de jouer jusqu’au moment où la famille s’était retirée.

Déjà était passée l’heure où des gens dont les habitudes étaient si simples avaient l’habitude de se coucher. Le grand-père alluma un flambeau, et après avoir donné la bénédiction ordinaire à ceux qui l’entouraient, il se prépara avec un air de calme, comme s’il n’était rien arrivé d’étrange dans la soirée, à se retirer dans sa chambre. Cependant quelque chose d’intéressant semblait occuper son esprit. Lorsqu’il fut sur le seuil de la porte, il s’arrêta un instant ; chacun croyait entendre l’explication d’une circonstance qui commençait à prendre l’aspect d’un pénible mystère ; mais les espérances ne furent excitées que pour être confondues.

— Mes pensées n’ont point suivi la marche du temps, dit le vieillard. Quelle heure est-il, mon fils ?

Content lui répondit que l’heure à laquelle on se livrait ordinairement au sommeil était déjà passée.

— N’importe, reprit-il, ce que la Providence nous a donné pour notre subsistance et l’aisance de la vie ne doit pas être méprisé. Prends le cheval que j’ai l’habitude de monter, mon fils, et suis le sentier qui conduit à la montagne défrichée ; rapporte ce qui se présentera devant tes yeux au premier coude de la route. Nous avons atteint le dernier quartier de l’année ; et afin que nos travaux n’en souffrent pas, et que tout le monde soit levé avec le soleil, que le reste de la maison aille se livrer au repos.

Content vit, à la manière dont lui parlait son père, qu’il fallait exécuter à la lettre toutes ses instructions. Il ferma la porte lorsque le vieillard fut sorti, et alors, par un geste d’autorité, fit signe à ses serviteurs de se retirer. Les servantes de Ruth conduisirent les enfants dans leur chambre, et quelques minutes plus tard il ne resta dans l’appartement que le fils respectueux et son inquiète et tendre compagne.

— Je te suivrai, dit Ruth à demi-voix aussitôt que les petits préparatifs pour couvrir le feu et fermer les portes furent terminés. Je n’aimerais pas que tu allasses seul dans la forêt à une heure aussi avancée de la nuit.

— Celui qui n’abandonne point ceux qui placent en lui leur confiance sera avec moi. Outre cela ma chère Ruth, qu’y a-t-il à craindre dans un désert semblable à celui-ci ? On a donné la chasse dernièrement aux animaux, sur la montagne ; excepté ceux qui reposent sous notre propre toit, il n’y en a pas à une journée de route.

— Nous ne le savons pas. Où est l’étranger qui s’introduisit dans notre demeure au coucher du soleil ?

— Comme tu le disais, nous ne le savons pas. Mon père ne semble pas vouloir ouvrir la bouche sur le compte du voyageur, et certainement nous n’en sommes plus à prendre des leçons d’obéissance et d’abnégation de soi-même.

— Cependant notre esprit serait plus à l’aise si nous apprenions au moins le nom de celui qui a mangé notre pain et qui s’est joint aux pratiques religieuses de notre famille, quoiqu’il dût s’éloigner aussitôt et à jamais de notre vue.

— Cela est peut-être déjà fait, reprit le mari moins curieux, et plus retenu. Mon père ne veut pas que nous nous en informions.

— Et cependant il y a peu de mal à désirer connaître la condition de celui dont la destinée et les actions ne peuvent exciter ni notre envie ni notre haine. Nous aurions dû rester afin de nous mêler aux prières ; ce n’était pas bien d’abandonner un hôte qui, suivant toutes les apparences, avait besoin qu’on s’adressât au ciel en sa faveur.

— Notre esprit s’est identifié à sa demande, quoique nos oreilles n’aient pu en comprendre le motif. Mais il est nécessaire que je sois levé demain en même temps que les jeunes gens, il y a plus d’un mille d’ici au détour, dans le sentier des villes de la Rivière. Viens avec moi jusqu’à la poterne ; et veille sur les serrures : je ne te tiendrai pas longtemps en sentinelle.

Content et sa femme quittèrent la maison par la seule porte qui était restée ouverte. Éclairés par une lune qui était dans son plein, mais de temps en temps couverte de nuages, ils traversèrent une barrière entre deux des bâtiments extérieurs, et descendirent vers les palissades. Les barres et les verrous de la petite poterne furent enlevés ; quelques minutes plus tard, Content, monté sur le cheval de son père, galopait sur le chemin qui conduisait à la partie de la forêt où l’obéissance dirigeait ses pas.

Tandis que le mari allait ainsi accomplir des ordres devant lesquels il n’avait pas hésité, sa fidèle compagne se retira sous l’abri des fortifications de bois. Elle ferma un seul verrou, plutôt comme une précaution qui était devenue habituelle, que par une inquiétude réelle ou fondée, et elle resta près de la poterne, attendant avec impatience les résultats d’un voyage aussi extraordinaire qu’inexplicable.


  1. L’expression employée dans l’original est sorrel, qui signifie une teinte très-commune parmi les chevaux d’Amérique, et qui est châtain rougeâtre. Le mot est du vieux anglais, mais il est tombé en désuétude dans la mère patrie.