Les Puritains d’Amérique/Chapitre IV

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 45-59).

CHAPITRE IV.


Au nom de tout ce qui est saint ! Monsieur, quel étrange étonnement est le vôtre !
ShakspeareLa Tempête.



Comme fille, Ruth Harding avait été une des créatures les plus douces et les plus charmantes de la nature humaine. Quoique de nouvelles impulsions eussent été données à sa sensibilité naturelle par ses devoirs de femme et de mère, le mariage n’avait apporté aucun changement dans son caractère. Soumise et dévouée à ceux qu’elle aimait, telle ses parents l’avaient connue, telle Content la trouvait encore après bien des années d’union. Malgré l’égalité parfaite de son âme et le calme de ses manières, sa sollicitude pour ceux qui formaient le petit cercle au milieu duquel elle vivait ne s’était pas ralentie un instant : elle était demeurée cachée, mais active au fond de son cœur, comme un puissant principe de vie. Quoique les circonstances eussent placé Ruth sur une frontière dangereuse et éloignée, où le temps manquait aux occupations ordinaires de la vie, ses habitudes n’étaient pas plus changées que ses sentiments et son caractère : la fortune de son mari la dispensait de tout travail fatigant ; et tandis qu’elle affrontait les dangers des déserts et qu’elle ne négligeait aucun des devoirs actifs de sa position, elle avait échappé à toutes les fâcheuses conséquences qui altèrent la fraîcheur et la grâce des femmes. Malgré les dangers continuels d’une existence passée sur les frontières, Ruth était toujours timide, remplie d’attraits, et conservait l’apparence de la première jeunesse.

Le lecteur imaginera facilement sans doute l’inquiétude avec laquelle cet être craintif et sensible suivait la course rapide d’un mari engagé dans une aventure que Ruth ne croyait pas sans périls. Malgré l’influence d’une longue habitude, les colons de Wish-ton-Wish approchaient rarement de la forêt après la chute du jour sans la certitude intérieure d’un danger réel. C’était l’heure à laquelle les habitants affamés des forêts se mettaient en mouvement, et le bruit d’une feuille agitée par le vent, le craquement d’une branche sèche sous le poids du plus petit animal, présentaient à l’imagination de la jeune femme l’image de la panthère aux yeux de feu, ou peut-être d’un Indien errant, qui, bien que plus artificieux, était presque aussi sauvage. Il est vrai que beaucoup de personnes avaient déjà éprouvé l’horreur de semblables sensations sans avoir jamais aperçu la réalité d’aussi effrayants tableaux. Cependant aussi les faits ne manquaient pas pour fournir un motif suffisant à des craintes bien fondées.

Des histoires de combats avec des bêtes féroces, de massacres commis par des Indiens errants et sans lois, étaient les légendes les plus touchantes de la frontière. Les trônes pouvaient être renversés, les royaumes gagnés ou perdus dans l’Europe lointaine, et ceux qui habitaient ces cantons parlaient moins de ces événements que d’une scène qui s’était passée au milieu de leurs bois, et qui avait exercé le courage, la force et l’adroite intelligence d’un planteur. Une telle histoire passait de bouche en bouche avec la rapidité que lui donnait le puissant intérêt personnel, et plusieurs étaient déjà transmises des pères aux enfants sous la forme de traditions, jusqu’à ce que, comme dans les sociétés plus civilisées, où de graves invraisemblances se glissent dans les pages obscures de l’histoire, l’exagération vînt s’unir trop étroitement à la vérité pour en être jamais séparée.

Guidé par ses souvenirs, ou peut-être par une prudence qui ne l’abandonnait jamais, Content avait jeté sur son épaule une arme éprouvée ; et lorsqu’il atteignit l’éminence sur laquelle son père avait rencontré l’étranger, Ruth l’aperçut penché sur le cou de son cheval, et glissant au milieu des ténèbres de la nuit, semblable aux images fantastiques de ces esprits qui parcourent l’espace, emportés par le galop rapide d’un coursier, et qui figuraient si souvent dans les légendes du continent oriental.

À cette passagère apparition succédèrent des moments longs et pénibles, pendant lesquels ni la vue ni l’ouïe ne purent aider les conjectures de la femme attentive. Elle écoutait sans respirer ; une ou deux fois elle crut entendre que les pieds du cheval frappaient la terre avec plus de force et de précipitation ; mais ce fut seulement lorsque Content monta la pente rapide de la montagne, que Ruth put l’apercevoir avant qu’il s’enfonçât sous le couvert des forêts.

Quoique la jeune femme fût habituée aux inquiétudes des frontières, peut-être n’avait-elle jamais connu de moment plus pénible que celui où la figure de son mari disparut derrière l’épais et sombre rideau des arbres. Son impatience la trompait sur la marche du temps ; et, poussée par une inquiétude affreuse qui n’avait aucun objet positif, elle tira le seul verrou qui fermait la poterne, et se hasarda hors de la barrière. Son imagination lui persuadait que cette barrière limitait la vue. Les minutes succédaient aux minutes sans apporter à Ruth aucun soulagement. Pendant ces moments affreux elle se convainquit de plus en plus de la position dangereuse dans laquelle lui et tous ceux qui étaient chers à son cœur se trouvaient placés. La tendresse conjugale l’emporta ; quittant l’éminence, elle commença à marcher doucement dans le sentier que son mari avait suivi, jusqu’à ce qu’enfin la crainte la porta insensiblement à hâter ses pas. Elle s’arrêta seulement lorsqu’elle fut au milieu de la partie défrichée sur l’éminence où son père avait fait halte le soir même pour contempler l’amélioration croissante de ses domaines. Là elle s’arrêta tout à coup, car elle crut voir une figure humaine sortir de la forêt dans ce lieu plein d’intérêt pour elle et sur lequel ses yeux n’avaient pas cessé d’être attachés. C’était l’ombre d’un nuage plus épais que les autres, qui jetait son obscurité sur les arbres ainsi que sur l’endroit qui touchait à la forêt. Dans ce moment Ruth se souvint qu’elle avait imprudemment laissé la poterne ouverte ; et, partagée entre sa tendresse pour son mari et celle qu’elle éprouvait pour ses enfants, elle se disposait à revenir sur ses pas, afin de réparer une négligence que l’habitude ainsi que la prudence rendaient presque impardonnable. Les yeux de la jeune mère, car le sentiment de ce caractère sacré prédominait alors ; ses yeux étaient fixés sur la terre, tandis qu’elle avançait sur un chemin inégal ; et sa pensée était si remplie de l’omission qu’elle se reprochait sévèrement, qu’elle regardait tous les objets comme sans les voir.

Malgré cette préoccupation excessive, ses regards rencontrèrent enfin quelque chose qui la rappela subitement à elle-même et la fit frémir de terreur ; il y eut un moment où sa frayeur participa de la folie. La réflexion ne revint que lorsque Ruth eut atteint une assez grande distance du lieu où cet objet terrible s’était montré à sa vue. Alors, pendant un seul et affreux moment, elle s’arrêta, comme quelqu’un qui réfléchit sur le parti qu’il doit prendre ; l’amour maternel prévalut, et, plus agile que le daim de ces forêts sauvages, cette mère effrayée retournait près de sa famille sans défense. Haletante et respirant à peine, elle atteignit la poterne qui fut aussitôt fermée au triple verrou avec le geste irréfléchi et rapide de l’instinct.

Pour la première fois depuis quelques minutes, Ruth respira régulièrement et sans peine. Elle essaya de rassembler ses idées afin de réfléchir à ce qu’exigeaient la prudence et son affection pour Content, qui était encore exposé au danger auquel elle avait échappé. Son premier mouvement fut de donner le signal accoutumé qui rappelait les laboureurs des champs, ou réveillait ceux qui étaient endormis, en cas d’alarme ; mais une réflexion plus juste la convainquit qu’un tel parti pourrait être fatal à celui qui balançait dans ses affections le reste du monde ; ce combat intérieur ne se termina que lorsqu’elle aperçut distinctement son mari qui sortait de la forêt par le même point où il y était entré. Ce sentier conduisait malheureusement devant l’endroit où une terreur soudaine avait saisi l’esprit de Ruth. Elle aurait tout donné pour savoir comment l’avertir d’un danger dont son imagination était pleine, sans pouvoir communiquer cet avertissement à cet objet terrible qui causait son effroi. La nuit était paisible ; et quoique la distance fût considérable, elle n’était pas assez grande pour désespérer des chances de succès ; sachant à peine ce qu’elle faisait, et cependant guidée par une prudence instinctive, celle qu’une exposition constante au danger fait passer dans toutes nos habitudes, cette femme tremblante fit un effort.

— Mon mari ! mon mari ! s’écria-t-elle, commençant d’abord d’une voix plaintive, qui s’éleva peu à peu avec l’énergie que donne quelquefois la crainte ; mon mari ! reviens vite, notre petite Ruth est à l’agonie. Au nom de sa vie et de la tienne, presse le galop de ton cheval ; ne va pas dans les écuries, mais avance en toute hâte vers la poterne, elle te sera ouverte.

Ces mots eussent résonné d’une manière affreuse sans doute aux oreilles d’un père, et il n’y a pas de doute que si la faible voix de Ruth eût envoyé les sons aussi loin qu’elle le désirait, ils auraient produit l’effet qu’elle en attendait ; mais elle appela en vain ; sa douce voix était trop faible pour pénétrer à travers un si grand espace. Cependant elle eut raison de penser que ses paroles n’avaient pas été entièrement perdues, car pendant un instant son mari s’arrêta et parut écouter ; une autre fois il excita le pas de son cheval ; mais en vain parut-il avoir entendu quelque chose, aucun signe n’annonça qu’il eût compris.

Content était alors sur l’éminence même. Si Ruth respira pendant le temps que son mari mit à la parcourir, ce fut aussi doucement que l’enfant endormi dans son berceau ; mais lorsqu’elle vit qu’il avait échappé au danger et qu’il traversait avec sécurité le sentier, sur le côté, près des bâtiments, son impatience ne connut plus de bornes ; elle ouvrit entièrement la poterne, et renouvela ses cris d’une voix qui fut enfin entendue. Le bruit du pied d’un cheval non ferré devint de plus en plus rapide, et au bout d’une minute Ruth vit son mari qui arrivait auprès d’elle au grand galop.

— Entre ! dit Ruth accablée par ce qu’elle avait souffert ; et, saisissant la bride, elle conduisit le cheval dans l’intérieur des palissades. Entre, cher époux, pour l’amour de tout ce qui t’appartient entre, et remercie Dieu !

— Que veut dire cette terreur, Ruth ? demanda Content avec autant de sévérité qu’il pouvait en montrer à une créature aussi douce et pour une faiblesse qui prouvait son tendre attachement ; ta confiance dans celui dont l’œil ne se ferme jamais et qui veille sur la vie de l’homme comme sur celle de l’oiseau est-elle perdue ?

Ruth n’écoutait rien ; d’une main agitée elle ferma la porte, laissa tomber les barres, et tourna la clef qui forçait un triple pêne de sortir de la serrure. Jusque-là elle ne se croyait ni en sûreté elle-même ni libre d’offrir à Dieu ses remerciements pour la sûreté de celui sur les dangers duquel elle venait de ressentir de si affreuses angoisses.

— Pourquoi ce soin ? demanda Content ; as-tu oublié que le cheval souffrira de la faim à cette distance de l’écurie et du râtelier ?

— Qu’il meure de faim plutôt qu’un des cheveux de ta tête ne soit touché.

— Ruth, oublies-tu que c’est le cheval favori de mon père, et que mon père serait mécontent s’il savait que cet animal ait passé la nuit dans l’intérieur des palissades ?

— Mon cher mari, il y a quelqu’un dans les champs.

— Y a-t-il quelque endroit sur la terre où Dieu ne soit pas ?

— Mais j’y ai vu une créature mortelle, une créature qui n’a aucun droit sur toi et sur les tiens, et qui trouble notre paix non moins qu’elle attaque nos droits naturels en se cachant sur notre propriété.

— Va, tu n’es point habituée à être aussi longtemps hors de ton lit, ma pauvre Ruth ; le sommeil t’aura surprise lorsque tu étais en faction, quelque nuage aura laissé son ombre sur les champs, ou peut-être il se peut que la chasse n’ait pas conduit les animaux sauvages aussi loin de la clairière que nous le pensons. Mais puisque tu veux rester près de moi, prends la bride du cheval, pendant que je vais le débarrasser de son fardeau.

Tandis que Content procédait tranquillement à la tâche dont il venait de parler, les pensées de sa femme furent un instant distraites de son inquiétude par l’objet qui était étendu sur la croupe du cheval, et qui, jusqu’à ce moment, avait entièrement échappé à son observation.

— Voilà en vérité, s’écria-t-elle, l’animal qui manquait aujourd’hui à notre troupeau.

Dans ce moment un mouton mort tombait lourdement sur la terre.

— Et tué avec adresse, sinon tout à fait à notre manière. On ne manquera pas de mouton à la fête de la récolte des noix, et celui qui est dans la bergerie, et dont les jours étaient comptés, vivra encore une autre saison.

— Où as-tu trouvé cette bête égorgée ?

— Sur une branche. Eben Dudley, avec tout son talent comme boucher, et l’éloge qu’il fait de sa viande, ne pourrait avoir laissé un animal pendu à la branche d’un jeune arbre avec une plus grande connaissance de son métier. Tu vois qu’il ne manque qu’un seul morceau, et que la toison est intacte.

— Ce n’est pas là l’ouvrage d’un Pequot ! s’écria Ruth étonnée de cette découverte : les Peaux Rouges fonde mal avec moins de soin.

— Ce n’est pas non plus la dent d’un loup qui a ouvert les veines du pauvre Straight-Horns. Il y a eu de la réflexion dans la manière de le tuer, aussi bien que de la prudence. Celui dont la main coupe si légèrement avait l’intention de lui faire une seconde visite.

— Et c’est notre père qui t’a envoyé chercher ce pauvre animal dans le lieu où tu l’as trouvé ! Mon mari, je crains qu’une punition sévère pour les fautes des pères ne retombe sur les enfants.

— Les enfants dorment tranquillement dans leur lit ; et jusqu’ici ce n’est pas un grand tort qui nous a été fait. Je vais ôter la corde à l’animal qui est dans la bergerie, avant d’aller me coucher ; Straight-Horns nous suffira pour la fête. Nous mangerons, de cette façon, du mouton moins savoureux, mais tu n’auras point perdu de toison.

— Et où est-il celui qui s’est mêlé à nos prières, qui a mangé de notre pain ? celui qui discuta si longtemps en secret avec notre père, et qui s’est évanoui comme une vision ?

— C’est une question à laquelle, en vérité, il n’est pas possible de répondre maintenant, dit Content, qui jusqu’alors avait eu un air gai afin d’apaiser les craintes qui s’étaient élevées dans l’esprit dé sa femme, craintes qu’il croyait sans fondement. Mais après avoir entendu cette question, sa tête se pencha sur sa poitrine comme une personne qui cherche des raisons dans sa propre pensée.

— N’importe, Ruth Heathcote, ajouta-t-il, la direction de cette affaire est entre les mains d’un homme d’un grand âge et d’une grande expérience. Si sa vieille sagesse lui manquait, ne savons-nous pas qu’un être encore plus sage que lui nous a sous sa garde ? Je vais conduire ce cheval à son écurie, et lorsque tu te seras jointe à moi pour demander la protection des yeux qui ne dorment jamais, nous nous livrerons au repos avec confiance.

— Tu ne quitteras plus la palissade cette nuit, dit Ruth arrêtant la main qui avait déjà tiré un verrou avant qu’elle eût parlé. J’ai un pressentiment de malheur.

— Je voudrais que l’étranger eût trouvé un autre abri que celui sous lequel il a fait sa courte visite. Il a disposé de mon troupeau, il a apaisé sa faim en commettant une faute, lorsqu’une simple demande l’eût rendu maître de ce dont le propriétaire de Wish-ton-Wish peut disposer de meilleur ; ce sont des vérités qui ne peuvent être niées. Cependant c’est un homme mortel, comme son bon appétit le prouverait, même si notre foi dans la Providence avait des doutes sur sa répugnance à permettre que des êtres méchants errent sous notre forme et substance. Je te dis, Ruth, que le cheval sera incapable de faire demain son service, et que notre père serait fâché si nous le laissions passer la nuit sur le côté froid de cette montagne. Va te reposer et prier Dieu, peureuse ; je fermerai la poterne avec soin. Ne crains rien ; l’étranger appartient à l’humanité, et sa tendance à faire le mal doit être limitée par le pouvoir humain.

— Je ne crains ni les chrétiens ni les visages blancs, mais le païen meurtrier est dans nos champs.

— Tu rêves, Ruth !

— Ce n’est point un songe : j’ai vu les yeux brillants d’un sauvage. Le sommeil était bien loin de ma paupière lorsque je veillais sur toi. Je pensais que ton message était mystérieux, que notre père était bien avancé en âge, que peut-être ses sens avaient été trompés, et qu’un fils soumis ne devait pas être ainsi exposé. Tu sais, Heathcote, que je ne puis voir avec indifférence le danger du père de mes enfants, et je t’ai suivi jusqu’au noyer de la montagne.

— Jusqu’au noyer ! C’était imprudent à toi. Mais la poterne ?

— Elle était ouverte ; car si la clef avait été tournée, qui nous eût fait rentrer, dans un danger urgent ?

En prononçant ces paroles, Ruth sentait son visage se couvrir d’une rougeur excitée par le sentiment de sa faute.

— Si j’ai manqué de prudence c’était pour ta sûreté, Heathcote ; mais sur cette éminence, et dans le creux qu’a produit la chute d’un arbre, il y a un païen caché !

— J’ai passé près du bois de noyers en allant à l’étal de notre étrange boucher ; et en revenant j’ai tiré les rênes dans cet endroit, pour laisser respirer le cheval chargé d’un nouveau fardeau. Cela ne peut pas être, quelque animal des forêts t’aura trompée.

— Non, c’était une créature faite comme nous, et ressemblant en tout à nous-mêmes, excepté par la couleur de la peau et le don de la foi.

— C’est une étrange illusion ! Si les ennemis sont près d’ici, des gens aussi habiles que ceux que nous craignons souffriraient-ils que le maître de l’habitation, et, je puis le dire sans vaine gloire, un homme qui pourrait combattre aussi vaillamment qu’aucun autre pour défendre ce qui lui appartient ; souffriraient-ils qu’il échappât, lorsqu’une visite si inattendue dans le bois le livre entre leurs mains sans résistance ? Va, va, bonne Ruth, tu as vu le tronc noirci d’un arbre ; peut-être que la gelée a épargné une mouche luisante, ou peut-être encore qu’un ours a senti le parfum de tes ruches depuis peu dégarnies de leur miel.

Ruth posa de nouveau et avec fermeté sa main sur le bras de son mari, qui avait ôté un second verrou, et le regardant avec une vive impression, elle lui dit d’une voix touchante :

— Penses-tu, cher ami, qu’une mère puisse être trompée ?

Peut-être cette allusion à des êtres si jeunes et si chéris dont le sort dépendait de sa sollicitude, ou bien l’air sérieux et doux de sa compagne, produisirent-ils une nouvelle impression dans l’esprit de Content. Au lieu d’ouvrir la poterne, il replaça les verrous et réfléchit un instant.

— Si ma prudence n’a d’autre résultat que de calmer tes craintes, chère Ruth, dit Content après quelques moments de silence, elle sera trop bien récompensée. Reste ici ; d’où l’on peut observer ce qui se passe sur l’éminence ; je vais aller éveiller un ou deux de nos gens. Avec le vigoureux Eben Dudley et l’intelligent Reuben Ring pour me soutenir en cas d’attaque, je puis conduire en sûreté le cheval de mon père à l’écurie.

Ruth accepta bien volontiers une tâche qu’elle savait pouvoir remplir avec autant de zèle que d’intelligence.

— Hâte-toi d’aller à la chambre des laboureurs, dit-elle, car j’y vois encore de la lumière. Ce fut la seule réponse qu’elle donna à une proposition qui calmait au moins les craintes qu’elle éprouvait pour celui qui venait de lui causer une si cruelle inquiétude.

— Ce sera fait à l’instant. Ne te tiens point ainsi entre les pieux, femme ; tu peux te placer ici, où les planches sont doubles, au-dessous de cette ouverture, où tu pourrais à peine être atteinte quand même les boulets de l’artillerie renverseraient la palissade.

Après avoir donné cet avis contre un danger qu’il venait tout à l’heure de mépriser pour lui-même, Content alla chercher les laboureurs. Les deux qu’il avait nommés étaient des jeunes gens courageux, robustes, et habitués aux périls aussi bien qu’aux travaux de la vie des frontières. Comme tous ceux de leur âge et de leur condition, ils étaient également habiles à connaître les ruses de l’astuce indienne ; et quoique la province du Connecticut, comparée aux autres établissements, eût peu souffert des guerres meurtrières qui avaient eu lieu, ils avaient tous les deux été les héros de hauts faits et de périlleuses aventures qu’ils racontaient pendant les faciles travaux des longues soirées d’hiver.

Content traversa la cour avec rapidité, car, malgré sa propre incrédulité, l’image de sa jolie compagne en sentinelle précipitait ses pas. Le coup qu’il frappa à la porte de ceux dont il avait besoin fut aussi fort que soudain.

— Qui appelle ? demanda une voix forte et sonore, de l’intérieur de l’appartement, aussitôt que le coup eut résonné sur la planche.

— Quitte promptement ton lit, et viens avec les armes convenables à une sortie.

— Cela est bientôt fait, répondit un vigoureux valet de ferme en ouvrant la porte et en se présentant devant son maître avec le costume qu’il avait porté tout le jour.

— Nous rêvions dans l’instant que la nuit ne devait pas se terminer sans que nous fussions appelés aux ouvertures des palissades.

— Avez-vous vu quelque chose ?

— Nos yeux n’étaient pas plus fermés que ceux des autres ; nous avons vu entrer celui que personne n’a vu sortir.

— Viens, jeune homme, Whittal Ring donnerait à peine une réponse plus sensée que la tienne. Ma femme est en faction à la porte, il faut l’aller relever. N’oublie pas les cornes à poudre, car si nous avons besoin de nous servir de nos fusils, il faut avoir de quoi faire une seconde décharge.

Les serviteurs obéirent ; et comme il fallait peu de temps pour armer ceux qui ne dormaient jamais sans avoir près d’eux un fusil et de la poudre, Content fut promptement suivi des deux laboureurs.

Ils trouvèrent Ruth à son poste. Lorsque Content demanda à sa compagne ce qui s’était passé pendant son absence, elle fut obligée de convenir qu’elle n’avait rien vu qui fût capable de l’alarmer, quoique la lune se fût dégagée des nuages, et qu’elle fût plus brillante et plus claire.

— Alors nous allons conduire le cheval à l’écurie, dit Content, et terminer nos occupations en posant une seule sentinelle pour le reste de la nuit. Reuben gardera la porte, tandis qu’Ében et moi nous prendrons soin du cheval de mon père, sans oublier le mouton pour la fête de la récolte des noix. Es-tu sourd, Dudley ? Jette l’animal sur la croupe du cheval, et suis-moi à l’écurie.

— Ce n’est pas un ouvrier maladroit qui s’est chargé de mon ouvrage, dit le brusque Ében, qui, bien que simple valet de ferme, suivant un usage presque généralement adopté encore aujourd’hui dans le pays, était habile dans le métier de boucher. J’ai fait voir à plus d’un mouton sa dernière heure, mais voici le premier qui ait gardé sa toison lorsqu’une partie de son corps était déjà rôtie. Repose là, pauvre Straight-Horns, si tu peux reposer tranquillement après un traitement aussi étrange. Reuben, je t’ai donné au lever du soleil une pièce espagnole, en argent, pour le raccommodage que tu as fait à mes souliers, et ils en avaient grand besoin depuis la dernière chasse sur la montagne : as-tu cette pièce d’argent sur toi ?

À cette question faite à voix basse, et qui ne fut entendue que de celui auquel elle était adressée, Reuben répondit par l’affirmative.

— Donne-la-moi, mon garçon, et dans la matinée tu en seras payé avec un bon intérêt.

Un autre signal de Content, qui avait déjà reconduit le cheval en dehors de la poterne, interrompit cette secrète conférence. Ében Dudley, ayant reçu la pièce en question, se hâta de suivre son maître. Mais la distance jusqu’au bâtiment extérieur suffisait pour lui donner le temps d’effectuer, sans être découvert, son dessein mystérieux. Tandis que Content essayait de calmer les craintes de sa femme, qui persistait toujours à partager son danger, par les raisons qu’il croyait les plus plausibles, le crédule Dudley plaça la mince pièce d’argent entre ses dents, et, en la serrant d’une manière qui prouvait la force supérieure de sa mâchoire, il lui donna une forme arrondie. Il plaça alors adroitement cette balle enchantée dans le canon de son fusil, en prenant soin de l’enfoncer avec de la bourre tirée de la doublure de ses vêtements. Fort de ce redoutable auxiliaire, l’habitant des frontières, superstitieux mais rempli de courage, suivit son compagnon, siffla d’une voix basse avec autant d’indifférence pour un danger ordinaire, que de crainte pour tout événement surnaturel.

Ceux qui habitent dans les vieux districts de l’Amérique, où l’art et le travail ont tout fait pendant des générations entières pour égaliser le terrain et détruire les vestiges de l’état primitif, ne peuvent se former une juste idée des milliers d’objets qui existent encore dans un lieu défriché, et qui frappent l’imagination qui a déjà conçu quelque inquiétude, lorsqu’ils sont vus à la clarté douteuse d’une lune entourée de nuages. Ceux qui n’ont jamais quitté l’Ancien Monde, et qui n’ont jamais vu que des champs unis comme la surface des eaux tranquilles, peuvent encore moins se représenter les effets produits par ces vestiges décomposés d’une forêt abattue, épars çà et là sur un terrain découvert. Habitués à ces divers objets, mais émus de leurs craintes, Content et sa compagne croyaient voir un sauvage dans chaque tronc noirci par le temps et l’obscurité, et ils ne franchissaient aucun angle près des hautes et lourdes barrières, sans jeter un regard inquiet pour découvrir s’il n’y avait pas quelque ennemi caché dans l’ombre qu’elles projetaient.

Cependant aucun motif de crainte ne se présenta pendant le peu de temps qu’il fallut à Content et à son compagnon pour pourvoir aux besoins du cheval du Puritain. La tâche était remplie, la carcasse du mouton était en sûreté, et Ruth engageait déjà son mari à revenir à l’habitation, lorsque leur attention fut captivée par l’attitude et l’air surpris de leur compagnon.

— L’homme s’est en allé comme il était venu, dit Ében Dudley, qui secouait la tête devant une des stalles vides de l’écurie ; il n’y a plus de cheval, quoique j’aie vue de mes yeux l’idiot apporter ici une bonne mesure d’avoine. Celui qui nous a favorisés de sa présence pendant le souper et pendant les grâces, nous a privés de sa compagnie avant que l’heure du repos fût arrivée.

— Le cheval est en effet parti, dit Content. Cet homme doit être excessivement pressé, pour se mettre en route dans la forêt lorsque la nuit est devenue si sombre, et lorsque le plus long jour de l’été conduirait à peine un meilleur cheval que celui sur lequel il était monté jusqu’à une autre habitation chrétienne. Il y a des motifs pour une telle précipitation ; mais il suffit qu’ils ne nous regardent pas. Nous allons maintenant chercher le repos, avec la certitude qu’il existe un être qui veille sur notre sommeil, et que sa vigilance ne s’endort jamais.

Quoique dans cette contrée l’homme ne pût se livrer avec confiance au repos sans être assuré par les barres et les verrous, nous avons eu déjà occasion de dire que les propriétés étaient gardées avec moins de soin. La porte de l’écurie était à peine close par un loquet en bois, et la petite société revint de cette sortie d’un pas rendu plus rapide par un sentiment vague d’inquiétude qui s’était emparé de ceux qui la composaient, et qui dominait plus ou moins leur esprit, suivant la différence de leur caractère ; mais une habitation sûre n’était pas loin, on fut bientôt arrivé.

— Tu n’as rien vu, dit Content à Reuben Ring, qui avait été choisi comme sentinelle à cause de la finesse de sa vue, et dont la sagacité était aussi remarquable que l’esprit borné de son frère ; tu n’as rien vu, pendant que tu étais de garde ?

— Rien d’extraordinaire, répondit Reuben Ring, et cependant cette souche qui est là-bas près de la clôture contre la colline me déplaît ; si cela n’était pas aussi visiblement un tronc à demi brûlé, on croirait y voir de la vie ; mais lorsque l’imagination travaille, la vue est perçante. Une ou deux fois, il m’a semblé qu’il roulait vers le ruisseau ; je ne suis pas encore certain si, lorsque je l’aperçus pour la première fois, il n’était pas posé huit ou dix pieds plus haut contre le rivage.

— C’est peut-être une créature vivante !

— Sur la parole d’un homme qui a l’habitude des bois, cela peut être, dit Ében Dudley ; mais ce lieu fût-il hanté par une légion d’esprits malins, on peut facilement le rendre à la tranquillité par la plus voisine de ces ouvertures. Mettez-vous de côté, madame Heathcote (car le caractère de la fortune des propriétaires de la vallée donnait à Ruth des droits à ce qui était un terme de respect dans la bouche de ses valets), laissez-moi ajuster cette arme contre… Mais non, il y a un charme spécial dans mon fusil, il ne doit pas être perdu sur une telle créature. C’est peut être tout simplement un ours de bon naturel ; je répondrai du coup, si tu veux me prêter ton mousquet, Reuben Ring.

— Non, cela ne sera pas, dit le maître ; un homme connu de mon père est entré cette nuit dans notre demeure, il a été nourri à notre propre table ; s’il est parti sans s’astreindre à des formes en usage parmi ceux de cette colonie, il nous a fait peu de tort. Je veux aller plus près de cet objet, et l’examiner avec moins de risque de me tromper.

Il y avait dans cette proposition trop de cet esprit de droiture qui gouvernait le peuple de ces simples régions, pour qu’on s’y opposât sérieusement. Content, appuyé d’Ében Dudley, quitta de nouveau la poterne, et se rendit en droite ligne, mais non sans faire usage des précautions nécessaires, vers le lieu où était étendu l’objet suspect. Un coude dans le bois de la clôture l’avait d’abord fait apercevoir ; car, avant d’atteindre ce point, son mouvement apparent avait pu être caché pendant quelque temps sous l’ombre que projetait la barrière, qui, au lieu immédiat où il était vu, tournait subitement, et formait une ligne dans la même direction où les regards des spectateurs étaient fixés. Il sembla qu’on surveillait ceux qui s’approchaient, car l’objet sombre devint tout à coup sans mouvement, l’œil subtil de Reuben Ring lui-même commença à supposer que quelque illusion avait bien pu le porter à prendre une souche de bois pour une créature animée.

Mais Content et son compagnon n’en poursuivirent pas moins leur dessein. Même à cinquante pas de cet objet, quoique la lune en son plein projetât ses brillants rayons sur la terre, on ne pouvait encore se livrer à aucune conjecture. L’un affirmait que c’était une vieille souche comme il en existait une grande quantité dans les champs, l’autre que c’était un animal rampant des forêts. Deux fois Content leva son fusil pour faire feu, et deux fois il le laissa retomber, éprouvant de la répugnance à détruire même un quadrupède dont il ignorait la nature. Il est plus que probable que son compagnon, moins scrupuleux, eût décidé la question peu de temps après avoir quitté la poterne, si la balle particulière que contenait son fusil ne l’eût rendu plus délicat sur l’usage qu’il pouvait en faire.

— Fais attention à tes armes, dit le premier en tirant son couteau de chasse. Nous allons nous approcher et rendre certain ce qui est encore douteux.

Ils approchèrent ; Dudley poussa rudement avec son fusil l’objet en question, qui ne donna d’abord aucun signe de mouvement ou de vie. Cependant, comme si une plus longue feinte était inutile, un jeune Indien d’environ quinze ans se leva tout d’un coup d’un air résolu, et se plaça devant ses ennemis avec la sombre dignité d’un guerrier vaincu. Content saisit promptement le jeune Indien par un bras ; et, suivi d’Ében, qui de temps en temps hâtait la marche du prisonnier avec la crosse de son fusil, ils retournèrent précipitamment derrière la barrière.

— Je parie ma vie contre celle de Straight-Horns, qui n’est pas d’une grande valeur maintenant, dit Dudley en fermant le dernier verrou de la poterne, que nous n’entendrons pas parler cette nuit des compagnons de cette Peau Rouge. Je n’ai jamais vu un Indien lever la tête lorsqu’une de ses sentinelles avancées est tombée entre les mains de l’ennemi.

— Cela peut être, répondit Content, mais une maison où chacun dort doit être gardée. Nous pouvons compter sur la faveur spéciale de la Providence ; elle aidera les moyens employés par notre prudence, jusqu’au lever du soleil.

Content était un homme qui parlait peu, mais d’un grand calme et d’une grande résolution au moment du danger. Il savait parfaitement qu’un jeune Indien comme celui qu’il avait fait prisonnier n’aurait pas été trouvé en ce lieu dans la position qu’il avait prise, sans un projet assez important pour justifier tout ce qu’il hasardait. L’âge tendre du captif empêchait aussi de se livrer à l’espérance qu’il n’était point accompagné. Mais il soupçonna, comme son valet de ferme, que cet incident déciderait les Indiens à différer l’attaque, si toute fois on en méditait une. Il pria donc sa femme de se retirer dans sa chambre tandis qu’il prendrait les mesures nécessaires pour défendre l’habitation en cas que l’ennemi se présentât. Sans donner une alarme inutile, mesure qui aurait produit moins d’effet sur les Indiens que la tranquillité imposante qui régnait dans l’habitation, il ordonna que deux ou trois de ses valets de ferme, indépendamment de Reuben Ring et d’Ében Dudley, fussent appelés aux palissades. On examina avec soin l’état des différentes issues de la place. Les mousquets furent chargés ; Content recommanda une surveillance exacte ; il plaça des sentinelles régulières à l’ombre que projetait le bâtiment, et dans des lieux où, invisibles elles-mêmes, elles pouvaient observer en sûreté ce qui se passait dans les champs.

Alors le maître de la maison prit son captif, avec lequel il n’essaya pas d’échanger une parole, et le conduisit à la forteresse. La porte qui communiquait à la base de ce bâtiment était toujours ouverte, afin qu’il servît de refuge en cas d’une alarme subite. Il entra, força le jeune garçon à monter par une échelle au second étage, et, lui ôtant tout moyen de retraite, il tourna la clef, parfaitement convaincu que son prisonnier était en lieu de sûreté.

Malgré tous ces soins, le jour était près de paraître lorsque le père et le mari prudent alla se mettre au lit. Sa vigilance avait cependant évité que les craintes qui tinrent longtemps ses yeux ouverts ainsi que ceux de sa compagne ne s’étendissent au-delà du petit détachement dont il avait jugé le service nécessaire pour veiller à la sûreté de tous. Vers les dernières heures de la nuit seulement, les images des scènes qui venaient de se passer devinrent de plus en plus confuses dans l’esprit de Content et de sa femme, et tous deux goûtèrent enfin un heureux et paisible repos.