Les Puritains d’Amérique/Chapitre VIII

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 98-108).

CHAPITRE VIII.


Fort bien, je suis l’objet de vos railleries ; vous l’emportez sur moi. Je suis battu, je ne suis pas capable de répondre sur un morceau de flanelle de Galles. L’ignorance elle-même pèse comme un plomb sur moi. Traitez-moi comme il vous plaira.
ShakspeareLes Joyeuses femmes de Windsor.



Les poètes, aidés par l’impatience naturelle à l’homme, ont fait au printemps une réputation qu’il mérite rarement. Malgré ce que ces écrivains d’une imagination vive ont pu nous apprendre de son souffle balsamique, de ses zéphirs embaumés, le printemps est presque partout la moins agréable et la plus inconstante des saisons. C’est la jeunesse de l’année ; et, comme cette époque de la vie, elle ne fait encore que promettre ; il y a un combat continuel entre l’espérance et la réalité pendant cette période, qui semble se traîner lentement et avoir un penchant irrésistible à tromper. Tout ce qu’on dit sur ses productions précoces est exagéré, car le sol est aussi peu capable de répandre ses généreux tributs avant d’avoir senti l’influence vivifiante des chaleurs de l’été, que l’homme l’est de porter des fruits précieux sans l’assistance d’un pouvoir moral plus noble que celui qu’il possède en vertu de ses dispositions innées ; d’un autre côté, le déclin de l’année est rempli d’une douceur, d’un calme, d’une harmonie qui rappellent le déclin d’une vie bien employée. C’est, dans chaque pays et dans tous les climats, l’époque où les causes morales et physiques s’unissent pour fournir les sources les plus riches de jouissances. Si le printemps est la saison de l’espérance, l’automne est la saison des fruits. Il existe assez de changements pour donner du mouvement au cours de l’existence, et pas assez de vicissitudes pour tromper. Succédant à la nudité de l’hiver, le printemps est gracieux par comparaison, et l’on jouit encore des beautés de l’automne lorsque celles de l’été se sont montrées dans tout leur luxe.

Pour obéir à cette loi de la nature, malgré l’imagination des poètes, le printemps et l’automne d’Amérique participent largement du caractère distinctif de ces saisons rivales. Ce que la nature a fait sur le continent américain n’a point été fait avec parcimonie ; et lorsque nous pouvons tirer gloire d’un automne qui l’emporte certainement en beauté, à peu d’exceptions près, sur ceux de la plupart des climats de l’ancien monde, le printemps manque rarement, pour égaliser les dons de la Providence, de se montrer avec toute son inconstance.

Plus de la moitié d’une année s’était écoulée depuis le jour où le jeune Indien avait été trouvé en embuscade dans la vallée de la famille Heathcote, et celui où il lui fut permis de se rendre dans la forêt sans autre chaîne que ce lien moral qui, suivant le propriétaire de l’habitation, devait le ramener volontairement dans une captivité aussi pénible. On était au mois d’avril, mais c’était avril comme il était connu il y a un siècle dans le Connecticut, et comme il se présente encore souvent aujourd’hui dans cette capricieuse saison. Le temps avait repris subitement et avec violence toute la rigueur de l’hiver ; au dégel avaient succédé une neige abondante ou de la pluie, et l’époque qui annonce le temps des fleurs avait amené un vent froid et piquant du nord-ouest, qui pouvait faire croire à la présence du mois de février.

Le jour où Content conduisit ses serviteurs dans la forêt, les colons étaient revêtus d’habits de peau. Leurs jambes étaient protégées par les grossiers brodequins qu’ils avaient portés dans les chasses de l’hiver précédent, si l’on peut regarder comme passé ce qui est de retour ; car, bien que le froid fût un peu moins piquant, la campagne avait l’apparence qu’elle offre dans le premier mois de l’année. Ében Dudley, qui sortit le dernier de la poterne, et qui était le plus lourd de la troupe, marcha sur la neige durcie d’un pas aussi ferme que s’il eût foulé la terre. Plus d’une fille déclara que, bien qu’elle eût essayé de découvrir la trace des chasseurs lorsqu’ils eurent quitté les palissades, la sagacité d’un Indien lui-même n’aurait pu suivre leur piste le long du sentier glacé qu’ils suivaient.

Les heures se succédèrent sans apporter aucune nouvelle de la chasse. On entendait de temps en temps le bruit des armes à feu, qui résonnait sous les voûtes de la forêt et se répétait d’échos en échos dans les antres et dans les montagnes ; mais ce bruit éloigné expira graduellement avec le cours du jour, et longtemps avant que le soleil eût atteint son méridien, et que sa chaleur, qui à cette époque de l’année n’était pas sans pouvoir, se fût répandue sur la vallée, la forêt était plongée comme à l’ordinaire dans son triste et solennel silence.

Cet événement, si l’on en excepte l’absence de l’Indien, était trop commun pour occuper exclusivement. Ruth travailla au milieu de ses servantes ; et lorsque le souvenir des chasseurs s’emparait de son esprit, il se mêlait à la sollicitude avec laquelle elle surveillait les préparatifs qui devaient leur procurer un copieux repas après les fatigues de la journée. C’était un devoir qu’elle n’accomplissait jamais légèrement. La position de Ruth était bien propre à nourrir les plus douces affections d’une femme ; car elle présentait peu de tentations de céder à des pensées qui n’étaient pas dictées par les sentiments les plus naturels. Dans toutes les occasions, elle exerçait les devoirs si doux de son emploi avec tout le dévouement de son sexe.

— Ton père et ses compagnons reconnaîtront nos soins avec plaisir, disait la maîtresse de la maison à sa petite fille, tandis qu’elle ordonnait qu’on retirât du garde-manger une provision plus considérable que de coutume : le retour au logis est toujours plus doux après le travail et la fatigue.

— Je crois que Mark est déjà à moitié mort de faim après une course si fatigante, dit l’enfant que nous avons présentée à nos lecteurs sous le nom de Martha : il est bien jeune pour aller dans les bois avec des chasseurs comme le grand Dudley.

— Et le païen, ajouta la petite Ruth, il est aussi jeune que Mark, quoique plus habitué à la fatigue. Il se pourrait, mère, qu’il ne revînt plus jamais parmi nous.

— Cela causerait du chagrin à notre vénérable père, répondit Ruth ; car vous saurez, ma fille, qu’il a l’espérance de changer l’esprit du païen, et de forcer sa nature sauvage à céder au pouvoir de la raison. Mais le soleil se cache derrière la montagne, et la soirée devient froide comme dans l’hiver. Allez à la poterne, Ruth, et regardez dans les champs. Je voudrais savoir si l’on peut apercevoir ton père et les chasseurs.

Ruth, tout en donnant cet ordre à sa fille, ne négligeait point elle-même de remplir la même mission. Tandis que l’enfant allait à la porte extérieure, la maîtresse de la maison se rendit à l’appartement le plus bas de la forteresse, et par ses différentes ouvertures, elle examina attentivement les environs. L’ombre des arbres qui bornaient l’horizon du côté de l’ouest s’abaissait déjà sur la blanche masse de neige, et la température qui suivit le coucher du soleil annonçait l’approche d’une nuit aussi froide que l’avait été le jour. Un vent piquant qui avait amené avec lui l’air glacé des grands lacs et qui avait triomphé de la force d’un soleil d’avril, venait de cesser à la chute du jour ; le climat ressemblait alors à celui des saisons les plus douces de l’année au milieu des glaciers des Hautes-Alpes.

Ruth était trop habituée à la vue de la forêt et à cette prolongation d’hiver jusqu’aux approches de mai, pour en ressentir quelque émotion pénible. Mais l’heure était arrivée à laquelle elle attendait le retour des chasseurs. Elle espérait à chaque instant les voir sortir de la forêt, et cette attente trompée était bientôt suivie de l’inquiétude que cause un espoir déçu. L’ombre du crépuscule s’étendait peu à peu sur la vallée, et bientôt les ténèbres de la nuit lui succédèrent sans apporter aucune nouvelle des chasseurs. À ce retard, qui n’était point un événement ordinaire dans un lieu aussi isolé que Wish-ton-Wish, se joignirent plusieurs petites observations qu’on avait faites pendant la journée, et qui pouvaient causer quelques inquiétudes raisonnables. Les décharges des armes à feu avaient été entendues de bonne heure dans la matinée sur des points opposés de la montagne, et d’une manière trop distincte pour faire supposer que c’étaient des échos, preuve certaine que les chasseurs s’étaient séparés dans la forêt. Dans de semblables circonstances il n’était pas étonnant que l’imagination d’une femme, d’une mère, d’une sœur, ou de celle qui éprouvait intérieurement une tendre affection pour un des chasseurs, se représentât avec effroi les dangers auxquels ils étaient exposés.

— Je crains que la chasse ne les ait éloignés de la vallée plus qu’il n’est convenable à cette heure et dans cette saison, dit Ruth à ses servantes qui s’étaient réunies auprès d’elle dans un endroit d’où l’œil pouvait, autant que les ténèbres le permettaient, embrasser les terres découvertes qui entouraient la maison. L’homme le plus raisonnable devient distrait comme l’enfant irréfléchi, ajouta Ruth, lorsqu’il est entraîné par l’ardeur de la chasse. C’est le devoir des plus âgés de penser pour ceux qui sont sans expérience. Mais à quelles plaintes indiscrètes me portent mes inquiétudes ! Peut-être mon mari est occupé maintenant à rassembler sa troupe afin de revenir au logis. Quelqu’un a-t-il entendu sa conque sonner le rappel ?

— Les bois sont tranquilles comme le jour où le premier bruit de la hache retentit parmi les arbres, répondit Foi ; j’ai entendu un son qui ressemblait à une des chansons de Dudley, mais je me suis aperçue plus tard que ce n’était que le mugissement d’un de ses bœufs. Peut-être cet animal appelle les soins de son maître.

— Whittal Ring s’est occupé des bestiaux aujourd’hui, et il ne semble pas probable qu’il ait oublié ceux dont Dudley est particulièrement chargé, répondit Ruth. Ton esprit s’abandonne à la légèreté, Foi, lorsque tu parles de ce jeune homme. Il n’est pas convenable qu’une personne de ton sexe et de ton âge manifeste un si grand éloignement pour un jeune homme dont les sentiments sont aussi honnêtes que la conduite, quoiqu’il puisse paraître lourd, et qu’il ne possède pas la faveur d’une personne de ton caractère.

— Je ne critique point sa tournure, et il m’est indifférent qu’il soit lourd ou qu’il ne le soit pas, répondit Foi en se mordant les lèvres et en secouant la tête. Quant à ma faveur, si jamais cet homme me la demande, je ne lui ferai pas attendre longtemps une réponse. Mais n’est-ce pas lui-même, madame Heathcote, qui descend de la montagne du côté de l’est, et qui suit le sentier du verger ? Par ici vous pourrez le voir dans ce moment, tournant près de l’endroit où le ruisseau fait un coude.

— Je vois quelqu’un, certainement, et ce ne peut être qu’un de nos chasseurs. Cependant, je ne crois pas reconnaître la tournure et la taille d’Ében Dudley ; tu devrais reconnaître tes parents, jeune fille : il me semble que c’est ton frère.

— Ce peut être en effet Reuben Ring ; cependant je crois reconnaître l’air fanfaron de l’autre, quoique leur taille soit à peu près la même… La manière de porter le fusil est aussi la même parmi tous les habitants des frontières… Mais à cette heure il n’est pas facile de distinguer un homme d’un tronc d’arbre… et… mais je crois que nous allons avoir la preuve tout à l’heure que c’est le paresseux Dudley lui-même.

— Paresseux ou non, il est le premier à revenir de cette chasse si longue et si fatigante, dit Ruth en soupirant péniblement, et regrettant qu’il en fût ainsi. Va à la poterne et fais-le entrer, jeune fille ; j’ai ordonné qu’on fermât les verrous, car je n’aime pas que les portes soient ouvertes à cette heure dans une garnison défendue par des femmes. Je vais me hâter de retourner à la maison, et faire préparer tout ce qui est nécessaire pour le repas des chasseurs, car nous ne serons pas longtemps à voir le reste de la troupe.

Foi obéit avec une grande lenteur et une indifférence affectée. Au moment où elle atteignit la poterne, un homme descendait l’éminence, et se dirigeait vers le même point. Une minute plus tard l’effort qu’il fit pour entrer annonça son arrivée.

— Doucement, maître Dudley, dit la jeune fille enjouée qui tenait le verrou d’une main, quoique par malice elle ne voulût pas l’ouvrir. Nous savons que vous avez un bras puissant, et pourtant les palissades ne tomberont pas sous vos efforts. Il n’y a pas ici de Samson pour renverser les piliers sur notre tête. Peut-être ne sommes-nous pas disposées à donner entrée à ceux qui sont restés trop tard dehors.

— Ouvre la poterne, jeune fille, dit Ében Dudley ; ensuite, si tu as quelque chose à me dire, nous serons plus à notre aise pour la conversation.

— Il se pourrait que ta conversation fût plus agréable lorsqu’on l’entend d’un peu loin. Rends un compte exact de tes fautes pendant la journée, prudent Dudley, et je prendrai pitié de ta position. Mais de crainte que la faim ne t’ait fait perdre la mémoire, je vais t’aider à te rappeler les faits. La première de tes offenses est d’avoir laissé Reuben Ring tuer le cerf ; la seconde, d’en avoir réclamé la gloire, et la troisième est la mauvaise habitude que tu as d’écouter ta propre voix, ce qui fait que les animaux s’enfuient à ton approche, tant ce bruit leur est désagréable.

— Tes plaisanteries sont hors de saison, Foi ; je voudrais parler tout de suite au capitaine.

— Peut-être emploie-t-il assez bien son temps pour ne pas désirer une telle compagnie. Tu n’es pas le premier animal, il s’en faut, qui ait beuglé à la porte de Wish-ton-Wish.

— Quelqu’un est-il venu pendant la journée, Foi ? demanda le valet de ferme avec cet air d’intérêt naturel à un homme qui avait l’habitude de vivre dans une aussi grande solitude.

— Que dirais-tu d’une seconde visite du soldat au doux langage, celui qui nous faisait entendre des discours si gais à la fin de l’année ? Ce serait un hôte bien reçu ; je puis parier qu’il ne frapperait pas deux fois de suite à la porte.

— Le galant devrait plutôt faire attention à la lune ! s’écria Dudley en frappant la crosse de son fusil sur la glace, avec tant de force que le bruit fit tressaillir sa compagne. Quel sot message l’a engagé de nouveau à se hasarder si avant dans la forêt ?

— Ton esprit ressemble à un cheval indompté et opiniâtre, il est toujours prêt à prendre le mors aux dents. Je ne te dis pas positivement que cet homme soit venu, je t’invite seulement à donner ton opinion sur cet événement, dans le cas où il arriverait sans être attendu, quoique je sois loin d’être certaine que quelqu’un ici espère revoir jamais son visage.

— Voilà de folles plaisanteries, dit le jeune homme fâché d’avoir été ainsi conduit à trahir sa jalousie. Je te dis de tirer les verrous, car je suis pressé de parler au capitaine ou à son fils.

— Tu peux parler au premier, s’il veut écouter ce que tu as à lui dire, reprit la jeune fille en ouvrant la poterne ; mais tu parleras plus sûrement au second en restant à la porte, puisqu’il n’est pas encore de retour.

Dudley recula un pas et répéta les mots que Foi venait de prononcer, d’un ton qui montrait que l’inquiétude se mêlait à sa surprise.

— Pas encore de retour ! certainement il n’y a personne dehors depuis que je suis rentré ?

— Quoi que tu dises, je plaisantais avec toi plutôt pour te punir de tes anciennes transgressions que pour tes offenses présentes. Loin d’être le dernier, tu es le premier des chasseurs que nous ayons vu depuis le matin. Hâte-toi d’aller près de madame, raconte-lui le danger, s’il y en a, afin que nous prenions toutes les mesures nécessaires pour notre sûreté.

— Cela ne produirait pas grand bien, certainement, murmura l’habitant des frontières ; il sembla réfléchir un instant, et il ajouta : — Reste ici, Foi ; je vais retourner dans la forêt ; car un mot dit à propos ou un signal de ma conque pourra hâter leur retour.

— Quelle folie vient de te saisir, Dudley ! tu ne voudrais pas retourner dans les bois, seul, à cette heure, s’il y a quelque danger. Avance un peu, que je puisse mettre le verrou ; madame sera surprise que je reste si longtemps ici.

— Ah ! j’entends des pas dans la prairie, je les distingue au craquement de la neige ; ils ne tarderont pas.

Malgré son apparente certitude, le jeune homme, au lieu d’aller à la rencontre de ses amis, avança un pas et ferma le verrou que Foi tenait encore dans la même intention, prenant soin en même temps de laisser tomber une pesante barre de bois qui ajoutait encore à la solidité de la poterne. La crainte de Dudley, si c’était un semblable sentiment qui lui avait dicté cette précaution, était sans fondement, car, avant qu’il eût eu le temps de réfléchir, la voix bien connue du maître se fit entendre et demanda qu’on ouvrît. Content entra avec tous ses compagnons chargés de gibier. Le tumulte de cette arrivée mit fin au dialogue. Foi se glissa dans l’obscurité afin d’annoncer à sa maîtresse que les chasseurs étaient de retour, tâche qu’elle accomplit sans entrer dans aucun détail sur son entrevue avec Ében Dudley.

Il est inutile de s’arrêter sur la satisfaction qu’éprouva Ruth en revoyant son mari et son fils, après l’inquiétude dont elle avait été tourmentée. Quoique la sévérité des manières de la famille n’admît l’expression violente d’aucun sentiment, une joie touchante se montrait dans les regards et sur les joues animées de la discrète Puritaine, tandis qu’elle faisait les honneurs du repas du soir.

Les chasseurs n’avaient à rapporter aucun événement extraordinaire ; ils n’avaient pas non plus cet air sérieux qu’on apercevait sur le visage et dans les manières de celui qui les avait précédés. Au contraire, chacun d’eux avait sa paisible histoire à raconter, quelquefois aux dépens d’un compagnon moins heureux, et souvent afin de faire briller son adresse personnelle comme chasseur. On expliqua le retard du retour à l’habitation par l’éloignement qu’avaient causé les tentations d’une chasse plus heureuse que de coutume. L’appétit des chasseurs avait été excité par la fatigue, les viandes étaient succulentes, et le commencement du repas s’écoula, comme nous l’avons dit, au milieu du récit d’exploits personnels, et de la fuite extraordinaire d’un cerf qui, si la fortune n’avait point été inconstante, eût servi de trophée pour celui dont l’adresse l’aurait fait tomber sous ses coups. Ce ne fut que lorsque la vanité fut bien satisfaite et la faim à peu près apaisée, que les chasseurs discutèrent les événements de la journée avec le calme et la modération qui étaient mieux en harmonie avec leurs manières habituelles.

— Nous avons perdu le son de ta conque, Dudley, lorsque nous nous enfoncions dans le ravin de la montagne, dit Content pendant un moment de silence. Depuis ce temps ni les yeux ni les oreilles n’ont pu deviner tes mouvements, jusqu’à ce que nous t’ayons trouvé près de la poterne, comme une sentinelle en faction.

Celui auquel Content s’adressait n’avait point partagé la gaieté de la soirée. Tandis que les autres chasseurs mangeaient avec appétit et se mêlaient aux innocentes plaisanteries, Dudley mangeait à peine, et ses traits durs n’avaient pas encore laissé paraître un sourire. Cette gravité et ce silence si extraordinaires ne manquèrent pas d’attirer l’attention. On l’attribua généralement à ce qu’il était revenu de la chasse les mains vides ; et lorsque le maître de la maison eut commencé l’attaque, le coupable imaginaire ne fut pas épargné.

— Le boucher a eu peu d’ouvrage dans la tuerie de ce jour ; dit un des jeunes gens. Comme une punition de son absence, on devrait l’envoyer sur la montagne pour apporter les deux daims qui pendent à un jeune érable près de la source. Il faut que notre gibier passe par ses mains d’une manière ou d’autre, sans quoi il aurait moins de saveur.

— Depuis la mort du mouton, le commerce de Dudley ne lui a pas donné grande occupation, ajouta un autre ; le jeune homme abattu ressemble à quelqu’un qui est prêt à céder son fonds au premier étranger qui le lui demandera.

— Les animaux qui courent en liberté sont une viande meilleure que les moutons enfermés dans les bergeries, reprit un troisième ; et d’ailleurs l’habitude commençait à se perdre avant cette chasse. Sans aucun doute il a une réserve pour ceux qui iront chercher de la venaison dans son étable.

Ruth s’aperçut que les manières de son mari devenaient plus graves pendant ces allusions à un événement qu’il aurait voulu pouvoir oublier ; et elle prit la parole pour diriger la conversation sur un sujet plus convenable.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-elle ; le vigoureux Dudley a-t-il perdu son adresse ? Je n’ai jamais compté avec plus de certitude sur les richesses de notre table que lorsqu’on l’envoyait sur les montagnes à la recherche du cerf ou du dindon sauvage. Je serais fâché d’apprendre qu’Ében Dudley commence à perdre ses talents comme chasseur.

Cet homme devient triste parce qu’il est trop bien nourri, dit la voix d’une femme qui était occupée à ranger la vaisselle dans une autre partie de la chambre. Il chasse seul afin qu’on ne s’aperçoive pas qu’il perd tous les jours de son adresse. Je crois qu’il a l’intention de se rendre de l’autre côté de la mer pour être soldat.

Jusqu’à ce moment celui qui était exposé à ces joyeuses plaisanteries les avait écoutées comme ayant trop de confiance dans sa réputation bien établie pour s’en affecter ; mais en écoutant les paroles de la jeune femme, il saisit d’une main la barbe épaisse qui lui couvrait la moitié du visage, et tournant un regard irrité sur Foi Ring, qui se repentait déjà de ce qu’elle avait dit, il reprit toute son assurance naturelle.

— Il se peut que j’aie perdu mon adresse, dit-il, et que j’aime mieux être seul que d’être ennuyé de la compagnie de gens que je pourrais facilement nommer, car nous ne devons pas de reconnaissance à ces galants qui voyagent du haut en bas de la colonie, donnant des leçons de malice aux filles d’honnêtes gens ; mais pourquoi Ében Dudley doit-il supporter à lui seul tout le feu roulant de vos plaisanteries, lorsqu’il y en a un autre, ce me semble, qui s’est encore plus éloigné de vous ?

Les yeux de tous les chasseurs se rencontrèrent, et leurs regards semblaient se demander qui pouvait être absent. Les jeunes habitants des frontières secouèrent la tête ; et reconnaissant les traits de tous ceux qui composaient la petite communauté de Wish-ton-Wish, ils allaient exprimer leur pensée lorsque Ruth s’écria :

— Le jeune Indien n’est point ici !

La crainte qu’inspiraient les sauvages était si générale parmi ceux qui vivaient sur cette frontière exposée à tant de dangers, que tous les planteurs se levèrent en entendant ces mots, par une impulsion soudaine et commune, chaque individu regardant autour de lui avec une surprise qui ressemblait presque à de l’effroi.

— Le jeune garçon était avec nous quand nous quittâmes la forêt, dit Content, après un moment de silence. J’ai fait l’éloge de son activité et de l’intelligence qu’il avait montrée en découvrant les retraites où le daim se cachait, quoiqu’il y ait peu de raison de croire que mes paroles fussent comprises.

— Et si ce n’était offenser le ciel que de prêter un serment aussi solennel pour une chose aussi légère, je jurerais sur les saintes Écritures qu’il était auprès de moi lorsque nous sommes entrés dans le verger, ajouta Reuben Ring, célèbre dans l’habitation pour la sûreté de sa vue.

— Et je ferai serment, ou toute autre déclaration loyale et consciencieuse, qu’il n’a pas passé par la poterne lorsque je l’ai ouverte de ma propre main, reprit Ében Dudley ; j’ai compté ceux qui entraient, et il est certain qu’il n’y avait pas de Peau Rouge parmi eux.

— Ne peux-tu rien nous dire de plus du jeune garçon ? demanda Ruth ; prompte à prendre l’alarme sur un sujet qui avait si longtemps causé son inquiétude et donné carrière à son imagination.

— Rien. Il n’a point été avec moi depuis le milieu de la journée ; je n’ai pas vu le visage d’un homme vivant depuis ce moment, à moins qu’on ne puisse appeler ainsi un être mystérieux que j’ai rencontré dans la forêt.

Le ton et les manières de celui qui parlait étaient trop sérieux et trop naturels pour que les auditeurs ne prissent pas un peu de la même gravité. Peut-être l’arrivée du Puritain dans ce moment aida-t-elle à réprimer la joie qui avait été si vive parmi les chasseurs ; car lorsqu’il parut, un sentiment profond de curiosité se manifesta sur tous les visages. Content attendit dans un respectueux silence que son père eût fait lentement le tour du cercle ; alors il se prépara à demander des renseignements sur une affaire qui commençait à devenir digne de son attention.