Les Puritains d’Amérique/Chapitre XV

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 169-178).

CHAPITRE XV.


— Le ciel, qui a les yeux sur eux, ne prendrait-il pas leur parti ?
— Le ciel les protège maintenant.
ShakspeareMacbeth.



Nous devons être reconnaissants, dit Content en aidant Ruth à demi morte à monter à l’échelle. Et cédant lui-même au sentiment de la nature, il ajouta : — Si nous avons perdu un enfant que nous aimions, du moins Dieu nous conserve notre propre fille.

Sa femme se jeta sur un siège, et serrant son sein contre le trésor qu’elle avait sauvé, elle murmura plutôt qu’elle ne dit : — Du fond de mon âme, Heathcote, je suis reconnaissante !

— Tu caches l’enfant à ma vue, reprit le père en se baissant pour essuyer une larme qui coulait le long de ses joues brunies par le soleil. Mais au moment d’embrasser sa fille il recula, et s’écria d’une voix remplie d’angoisse : — Ruth !

Effrayée par la manière dont son mari prononçait son nom, la mère dérangea les plis de son vêtement qui cachaient encore la petite fille ; et, la prenant dans ses bras, elle s’aperçut que, dans l’horreur de la scène effrayante qui venait de se passer, les enfants avaient été changés, et qu’elle avait sauvé la vie de Martha ! Malgré la générosité des sentiments de Ruth, il lui fut impossible de déguiser l’excès de son chagrin au moment où elle s’aperçut qu’elle s’était trompée. La nature l’emporta.

— Ce n’est pas notre enfant ! s’écria la mère en tenant toujours la petite fille dans ses bras, et regardant cette créature innocente et terrifiée avec une expression que Martha n’avait point encore vue dans des regards ordinairement si doux et si indulgents.

— Je t’appartiens, je t’appartiens aussi ! murmurait la petite fille tremblante, essayant en vain d’atteindre jusqu’au sein sur lequel sa tête avait si souvent reposé. Si je ne suis pas à toi, à qui suis-je donc ?

Les regards de Ruth décelaient toujours le désespoir qui déchirait son âme ; ses traits étaient décomposés.

— Madame, mistress Heathcote, ma mère…, disait par intervalles la petite orpheline. Le cœur de Ruth fut touché, elle pressa la fille de son amie contre son sein, et la nature trouva un secours momentané dans un de ces accès de douleur qui menacent de rompre les liens qui unissent l’âme avec le corps, mais qui sont cependant encore moins dangereux qu’un muet et sombre désespoir.

— Viens, fille de John Harding, dit Content, regardant autour de lui avec le calme d’un homme qui a acquis le plus grand empire sur lui-même, tandis que son cœur était déchiré de regrets ; c’est la volonté de Dieu, et nous devons baiser sa main paternelle. Soyons reconnaissants… En prononçant ces dernières paroles, son regard était calme, mais ses lèvres étaient tremblantes. — Soyons reconnaissants, ajouta-t-il, de la bonté qu’il nous a montrée. Notre enfant est avec les sauvages, mais nos espérances sont au-dessus de la malignité des Indiens. Nous n’avons point déposé notre trésor dans un endroit où les vers et la rouille puissent le corrompre, où les voleurs puissent le dérober. Peut-être demain pourrons-nous nous entendre avec l’ennemi, et lui offrir une rançon.

Il y avait une lueur d’espoir dans ces paroles. Cette idée sembla donner une nouvelle direction aux pensées de Ruth, et ce changement lui permit de ressaisir une partie de l’empire qu’elle savait exercer sur elle-même. Ses larmes cessèrent peu à peu de couler, et après quelques efforts affreux, elle fut capable de se montrer résignée. Toutefois, pendant l’effrayant combat qui suivit, elle ne montra ni la même activité ni le même ordre dont elle avait fait preuve dans les premiers événements de la nuit. Il est à peine nécessaire de rappeler au lecteur que le coup affreux qui frappa Ruth et son mari fut porté au milieu d’une scène où d’autres acteurs étaient trop occupés de leur propre position pour y donner un grand intérêt : le sort des assiégés de la citadelle approchait trop évidemment de sa fin pour attirer l’attention générale sur un épisode de la grande tragédie du moment.

Le combat avait en quelque sorte changé de caractère. Les assiégés n’avaient plus à craindre les traits des assaillants, mais le danger se montrait peut-être sous un aspect plus horrible. De temps en temps, il est vrai, une flèche paraissait à l’ouverture des meurtrières ; et une balle guidée par le hasard ou dirigée par un coup d’œil juste, pénétra dans une des étroites ouvertures, et aurait terminé l’histoire du brave Dudley, si sa tête, qu’elle effleura, n’eût été assez solide pour résister à un semblable choc. L’attention de la garnison se portait principalement sur l’imminence du danger causé par le feu qui environnait la forteresse. Bien que les circonstances affreuses dans lesquelles se trouvaient alors les planteurs eussent été prévues et leurs effets rendus infructueux par l’étendue de la cour et la construction de la forteresse, cependant il se trouva que le danger excédait tous les calculs qu’on avait pu faire.

La base de la citadelle ne devait laisser aucune crainte ; elle était en pierre, et assez épaisse pour défier tous les artifices que les sauvages auraient pu inventer. Les deux étages supérieurs eux-mêmes présentaient assez de sûreté, étant construits de masses si solides qu’ils offraient aussi de grands obstacles à la combustion ; mais le toit, semblable à ceux qu’on voit en Amérique de nos jours, avait été composé avec les planches inflammables du sapin. La hauteur de la tour était une faible protection ; mais comme le feu s’élevait au-dessus des bâtiments circonvoisins et décrivait en tourbillonnant de larges circuits, le toit fragile de la citadelle était souvent enveloppé de flammes : on peut prévoir les résultats. Content fut bientôt arraché à l’amertume de ses regrets par un cri qui passa de bouche en bouche, et qui lui annonça que le toit de la petite citadelle était embrasé. Un des puits de l’habitation était dans les fondements de l’édifice, et l’on n’avait négligé aucune des précautions nécessaires pour rendre son service utile dans de semblables circonstances. Un pilier creux en pierres solides s’élevait de l’appartement inférieur jusqu’aux autres étages. Profitant de cette heureuse précaution, les servantes tiraient les baquets avec promptitude, tandis que les jeunes gens jetaient l’eau sur le toit par les fenêtres de la tour. Ce dernier travail, comme on peut le prévoir, n’était pas accompli sans danger : des nuées de flèches étaient sans cesse dirigées contre les travailleurs, et plus d’un jeune homme reçut des blessures plus ou moins graves dans cette importante occupation.

Pendant quelques minutes les planteurs se demandèrent si leurs efforts et leurs dangers seraient couronnés de succès. La chaleur excessive que répandait l’incendie, et le contact des flammes lorsque leurs tourbillons enveloppaient les travailleurs, commençaient à rendre douteux que les efforts humains pussent jamais se rendre maîtres du fléau destructeur. Bientôt les poutres massives et humides commencèrent à fumer, et l’on pouvait à peine tenir la main un instant sur leur surface.

Pendant cet intervalle d’une cruelle incertitude, tous les planteurs postés près des ouvertures furent appelés pour éteindre le feu. La défense du fort fut oubliée pour un devoir plus pressant encore. Ruth elle-même fut distraite de son chagrin par ce nouveau danger, et tous les bras s’occupèrent avec ardeur d’un travail qui détournait l’attention d’incidents moins alarmants parce qu’ils menaçaient d’une destruction moins prochaine. On sait que l’habitude familiarise avec le péril. Les jeunes habitants des frontières négligèrent bientôt leur sûreté personnelle dans l’ardeur du travail ; et comme le succès commençait à couronner leurs efforts, un éclair de la gaieté qui les inspirait dans des moments plus heureux vint les distraire de leurs malheurs. Lorsqu’ils se furent aperçus qu’ils s’étaient rendus maîtres des flammes, et que le danger du moment était passé, ils jetèrent de longs et curieux regards dans un lieu qui jusqu’alors avait été regardé comme sacré, et réservé à l’usage secret du Puritain. La lumière brillait à travers les ouvertures des planches, non moins qu’à travers les fenêtres, et l’on pouvait examiner le contenu d’un appartement que chacun avait souvent désiré de connaître, mais où personne n’avait osé pénétrer.

— Le capitaine ne dédaignait pas les biens du corps, murmura Reuben Ring à ses camarades, tout en essuyant la sueur qui coulait de son front basané ; tu vois, Hiram, qu’il y a ici de quoi faire bonne chère.

— La laiterie n’est pas mieux approvisionnée, répondit Hiram avec la promptitude d’observation d’un habitant des frontières ; on sait qu’il ne boit jamais que du lait pur, et nous trouvons ici le meilleur que la laiterie de madame puisse fournir.

— Sans doute cette jaquette de buffle est semblable à celles de ces soldats qui sont venus à Wish-ton-Wish. Je pense qu’il y a bien longtemps que le capitaine n’est monté à cheval dans un semblable accoutrement.

— C’était peut-être autrefois son habitude, car tu vois qu’il conserve aussi ce morceau d’acier à la mode des soldats anglais. Il est probable qu’il fait de longues et pieuses réflexions sur les vanités de sa jeunesse lorsqu’il se rappelle le temps où il portait ces habits.

Cette conjecture fut approuvée généralement ; mais la vue d’une nouvelle provision d’aliments corporels, qui étaient amassés de manière à donner accès presque jusqu’au toit, eût fourni aux habitants des frontières un nouveau genre d’observation si le temps leur en eût été laissé ; mais au même moment un cri d’effroi fut poussé par les servantes qui remplissaient les baquets dans la chambre au-dessous.

— Aux meurtrières ! ou nous sommes perdus.

C’était un appel auquel il fallait obéir sans délai. Conduits par l’étranger, les jeunes gens descendirent avec précipitation, et trouvèrent en effet à exercer leur activité et leur courage. Les Indiens avaient toute la sagacité qui distinguait d’une manière si remarquable les guerres de cette race subtile. Le temps que les planteurs avaient employé à éteindre les flammes n’avait pas été perdu par les assaillants. Profitant de l’attention que donnaient les assiégés à un travail de la dernière importance, ils avaient trouvé moyen de transporter des tisons à la porte de la forteresse, contre laquelle ils avaient amassé des matières combustibles qui menaçaient d’ouvrir bientôt un accès dans les fondements de la citadelle. Afin de cacher leur dessein et de protéger leur approche, les sauvages avaient réussi à traîner des monceaux de paille et autres matières semblables jusqu’au pied de la forteresse, à laquelle le feu se communiqua bientôt, ce qui servit en même temps à augmenter le danger que courait le bâtiment, et à diviser l’attention de ceux qui le défendaient. Bien que l’eau qui tombait du toit servît à retarder les progrès des flammes, elle contribua aussi à produire l’effet que les sauvages désiraient avec le plus d’ardeur. Les nuages de fumée qui s’élevaient d’un feu à moitié éteint avertirent les femmes du nouveau danger qui les menaçait. Lorsque Content et l’étranger atteignirent le premier étage de la citadelle, il leur fallut un peu de temps et un grand sang-froid pour examiner tout ce que leur situation avait de dangereux. La vapeur qui s’élevait de la paille et du foin mouillés avait déjà pénétré dans l’appartement, et ce n’était pas sans difficulté que ceux qui venaient d’y entrer pouvaient distinguer les objets et même respirer.

— Voici de quoi exercer tout notre courage, dit l’étranger à son compagnon. Il faut porter toute notre attention sur ce nouveau danger, ou nous périrons au milieu des flammes. Appelle les plus vigoureux et les plus hardis de tes jeunes gens, et j’entreprendrai une sortie à leur tête avant que le mal devienne sans remède.

— Ce serait assurer une victoire certaine aux païens. Tu entends par leurs cris que nous sommes entourés par un grand nombre. Une tribu a envoyé des guerriers d’élite pour accomplir cette œuvre de cruauté. Il faut plutôt essayer de les éloigner de notre porte, et d’arrêter ce nuage de fumée ; si nous nous hasardions hors de la forteresse dans ce moment, ce serait offrir notre tête au tomahawk. Demander sursis serait une espérance aussi vaine que celle d’attendrir un rocher par nos larmes.

— Et de quelle manière pouvons-nous rendre un si utile service ?

— Nos fusils protégeront cette entrée à la faveur de ces meurtrières, et l’on jettera de l’eau par les ouvertures. On a prévu ce danger dans la construction de la forteresse.

— Allons, au nom de la miséricorde du ciel ! ne tardons pas à employer ce moyen.

Les mesures furent prises au même instant. Ében Dudley appliqua le canon de son fusil à une ouverture, et le déchargea dans la direction de la porte. Mais il était impossible de viser dans l’obscurité, et son manque de succès fut proclamé par un cri de triomphe. On jeta ensuite des torrents d’eau ; ils ne furent pas beaucoup plus utiles, les sauvages avaient prévu leur effet en plaçant au-dessus du feu, afin d’empêcher l’eau d’y arriver, des planches et les vases qu’ils avaient trouvés dispersés dans les bâtiments.

— Viens ici avec ton fusil, Reuben Ring, cria Content, le vent chasse la fumée. Les sauvages amassent encore des matières combustibles près de la muraille.

Le jeune homme obéit. Il y avait en effet des moments où l’on apercevait des figures sombres glissant autour du bâtiment, quoique la densité de la fumée rendît leurs formes indistinctes et leurs mouvements douteux. D’un œil calme et habile, le jeune homme chercha une victime. Mais lorsqu’il déchargea son fusil quelque chose passa près de son visage, comme si la balle était revenue sur celui qui lui avait donné une bien différente mission. Reculant avec un peu de précipitation, il vit l’étranger qui lui montrait à travers la fumée une flèche qui tremblait dans le plancher au-dessus d’eux.

— Nous ne pouvons longtemps soutenir ces attaques, murmura le soldat. Il faut prendre promptement une décision, ou notre perte est certaine.

Il cessa de parler, car des hurlements qui parurent soulever la planche sur laquelle il était debout annoncèrent la destruction de la porte et l’entrée des sauvages dans les fondements de la tour. Les deux partis parurent un moment confondus de ce succès inespéré ; car, tandis que l’un restait muet d’étonnement et d’effroi, l’autre était surpris de son triomphe. Cette inaction cessa bientôt. Le combat recommença, mais les efforts des assaillants étaient dirigés par leur confiance dans la victoire, tandis que ceux des assiégés participaient de leur désespoir. On tira des coups de fusil de l’étage supérieur et des fondements de la citadelle à travers le plancher intermédiaire, mais l’épaisseur des planches empêcha les balles de faire aucun mal. Alors commença un combat dans lequel se montrèrent d’une manière caractéristique les qualités diverses des combattants. Tandis que les sauvages augmentaient leur avantage avec tout l’art connu dans leurs guerres, les jeunes planteurs résistaient avec cette aptitude étonnante à trouver des expédients et cette promptitude d’exécution qui distinguent l’Américain habitant des frontières.

La première tentative des assaillants fut de brûler le plafond de la chambre inférieure. Afin d’effectuer ce projet, ils amassèrent d’immenses monceaux de paille dans les fondements de la citadelle ; mais avant qu’ils eussent le temps de s’enflammer, l’eau qui tombait par torrents les avait pénétrés et noircis. Cependant la fumée était sur le point de terminer une lutte que le feu n’avait pu achever. Les nuages de vapeur qui montaient à travers les crevasses suffoquaient les travailleurs, et les femmes furent obligées de chercher un refuge au haut de la tour. Là les ouvertures pratiquées dans le toit et un courant d’air leur procurèrent quelque soulagement.

Lorsque les sauvages s’aperçurent que le puits procurait aux assiégés les moyens de protéger les ouvrages en bois de l’intérieur, ils essayèrent de leur couper la communication de l’eau en pratiquant une ouverture dans la masse circulaire par laquelle l’eau était amenée dans les appartements supérieurs. Cette tentative fut rendue vaine par la promptitude avec laquelle les planteurs percèrent dans le plancher des trous par lesquels ils envoyaient une mort certaine à leurs ennemis. Le combat n’avait peut-être pas encore été si opiniâtre ; les guerriers des deux partis n’avaient peut-être pas encore couru d’aussi grands dangers personnels. Après de longs et pénibles efforts, les planteurs l’emportèrent, et les sauvages eurent recours à de nouveaux expédients, ne voulant point abandonner leurs cruels desseins.

Pendant les premiers moments qui précédèrent leur entrée dans la maison, et afin de recueillir les fruits de la victoire lorsque la garnison serait réduite, les vainqueurs avaient emporté une partie de l’ameublement sur le penchant de la montagne. Entre autres objets se trouvaient six ou sept lits qui avaient été arrachés des chambres à coucher. On les apporta sur le théâtre de l’attaque comme de puissants auxiliaires ; ils furent jetés l’un après l’autre sur le foyer mal éteint, et bientôt ils répandirent autour d’eux des nuages de fumée. Dans ce moment d’un danger croissant, un cri plus effrayant encore retentit dans la forteresse : le puits était tari ! Les baquets remontèrent aussi vides qu’ils étaient descendus, et furent jetés de côté comme inutiles. Les sauvages semblèrent comprendre ce nouvel avantage, car ils profitèrent du moment de confusion qui eut lieu parmi les assiégés, pour fournir au feu de nouveaux aliments. Les flammes s’élevèrent avec rapidité, et en moins d’une minute elles étaient devenues trop violentes pour être éteintes ; on les vit bientôt se frayer un passage à travers le plafond. L’élément subtil glissa d’un point à un autre, et finit par gagner les côtés extérieurs de la forteresse elle-même.

Les sauvages se virent assurés de la victoire ; des cris et des hurlements proclamèrent leur joie féroce. Cependant il y avait quelque chose de sinistre dans le silence avec lequel les victimes attendaient leur sort. Tout l’extérieur du bâtiment était déjà enveloppé par les flammes, et cependant on ne s’apprêtait point fi une nouvelle résistance, et aucune voix ne s’élevait pour demander merci. Ce calme effrayant et surnaturel se communiqua peu à peu aux assiégeants. Les cris de triomphe cessèrent, et le pétillement des flammes et la chute des poutres dans les bâtiments voisins troublaient seuls cet affreux silence. Enfin une voix se fit entendre dans la forteresse ; ses accents étaient solennels, ils semblaient implorer. Les cruels Indiens qui entouraient la masse enflammée s’avancèrent pour écouter ; car, grâce à la finesse de leur ouïe, ils avaient entendu le premier son : c’était Mark Heathcote invoquant Dieu par une prière fervente, mais calme : et bien qu’elle fût prononcée dans une langue inintelligible aux sauvages, ces derniers connaissaient assez les pratiques des colons pour être convaincus que c’était le chef des visages pâles qui s’adressait à son Dieu. Moitié par crainte, moitié dans le doute des résultats de cette prière mystérieuse, la sombre armée s’éloigna à quelque distance, et surveilla en silence les progrès de l’incendie. Les sauvages avaient entendu d’étranges choses sur le pouvoir de la divinité des blancs ; et, comme leurs victimes avaient cessé de faire usage d’aucun moyen connu de défense, ils supposaient qu’ils attendaient quelque manifestation non équivoque du pouvoir du Grand Esprit de l’étranger.

Cependant les assaillants ne montraient ni pitié, ni désir de ralentir les cruels effets de la barbarie ; s’ils pensaient au sort de ceux qui étaient probablement sur le point de périr au milieu de cette masse de flammes, ce n’était que pour donner carrière au regret d’être privés de porter en triomphe dans leur village les gages sanglants de leur victoire. Mais ces sentiments caractéristiques s’évanouirent eux-mêmes lorsque les progrès effrayants des flammes leur ravirent l’espérance de pouvoir les satisfaire.

Le toit de la forteresse prit feu, et, par la lumière qui brillait à travers les meurtrières, il était évident que l’intérieur était enflammé. Une ou deux fois des sons étouffés parvinrent jusqu’aux oreilles des sauvages, comme si des femmes laissaient échapper de faibles cris ; mais ils cessèrent si promptement qu’ils se demandèrent si c’était une illusion de leurs sens. Les sauvages avaient déjà contemplé de sang-froid bien des misères humaines, mais jamais ils n’avaient vu affronter la mort avec tant de calme ; cette tranquillité solennelle au milieu des flammes leur inspira bientôt un sentiment d’effroi, et lorsque la forteresse s’écroula et couvrit la terre de ses ruines, ils quittèrent ce lieu de désolation, craignant la vengeance de ce Dieu qui était si capable d’inspirer de si profonds sentiments de résignation à ses adorateurs.

Les cris de victoire se firent encore entendre dans la vallée pendant cette nuit désastreuse, et le soleil se leva avant que les vainqueurs abandonnassent la montagne ; mais peu de sauvages trouvèrent assez de courage pour approcher des ruines où ils avaient été témoins d’un si grand exemple d’héroïsme chrétien. Le petit nombre de ceux qui s’approchèrent de ce lieu éprouvèrent le respect que l’Indien paie à la tombe du juste, plutôt que cette joie féroce qu’il manifeste ordinairement près d’un ennemi vaincu.