Les Puritains d’Amérique/Chapitre XVI

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 178-190).

CHAPITRE XVI.


Quelles sont ces gens dont le costume est si étrange, si fané, qui sont sur la terre et qui ne ressemblent point à ses habitants ?
ShakspeareMacbeth.



La tristesse de la saison, dont nous avons déjà parlé, n’a jamais une longue durée dans le mois d’avril. Un changement dans le vent avait été observé par les chasseurs pendant leur course sur les montagnes ; et quoique trop préoccupés pour accorder une grande attention aux progrès du dégel, plus d’un jeune planteur avait trouvé l’occasion de remarquer que la fin de l’hiver était arrivée. La scène décrite dans le chapitre précédent commençait à peine, que les vents du sud s’étaient mêlés à la chaleur de l’incendie ; un air doux, qui avait suivi le cours du golfe Stream, s’était dirigé vers la terre, et passant sur l’île étroite qui, en ce lieu, forme la pointe avancée du continent, peu d’heures s’écoulèrent avant qu’il eût détruit les restes glacés de l’hiver. Les courants de cet air chaud pénétrèrent dans les forêts, fondirent les neiges des champs ; la nature entière en ressentit une heureuse influence, et elle parut renouveler l’existence des hommes et des animaux. Le lendemain de la chasse, un point de vue bien différent de celui que nous avons dépeint à nos lecteurs s’offrit aux yeux dans la vallée de Wish-ton-Wish.

L’hiver avait entièrement disparu ; et comme la végétation avait acquis de la croissance par la chaleur momentanée du printemps, un étranger dans la vallée n’aurait pu supposer que la saison avait été sujette à une aussi sombre interruption. Mais le changement principal et le plus triste n’était pas dans la nature. Au lieu de ces simples et heureuses habitations qui ronronnaient la petite éminence, on voyait une masse de ruines noircies par le feu. Quelques ustensiles de ménage, quelques meubles à moitié détruits, étaient épars sur le sol ; et çà et là quelques palissades favorisées par le hasard avaient échappé aux flammes. Des cheminées massives s’élevaient au-dessus des ruines encore fumantes. Au milieu de cette désolation, on voyait les fondements de pierre de l’habitation, sur lesquels étaient encore des charpentes ressemblant à du charbon. Le pilier du puits, nu et sans support, élevait sa forme circulaire au centre des fondations, tel qu’un sombre monument du passé. L’immense ruine des bâtiments extérieurs noircissait tout un côté de la partie défrichée, et en différents endroits les haies, semblables à des rayons divergeant du centre commun de la destruction, avaient porté la flamme jusque dans les champs. Quelques animaux domestiques ruminaient autour de l’habitation, et même les habitants emplumés des hangars se tenaient éloignés, comme s’ils avaient été instruits par leur instinct du danger qui les menaçait encore dans leur ancienne demeure. La campagne était calme et belle. Le soleil brillait sur un ciel où l’on ne voyait aucun nuage ; la douceur de l’atmosphère et l’éclat des cieux prêtaient un air animé même à la forêt sans feuilles, et la vapeur blanchâtre qui s’élevait des bâtiments encore brûlants ondulait au-dessus des montagnes comme la fumée paisible des chaumières se déploie en légers tourbillons au-dessus de leurs toits.

La troupe cruelle qui avait causé tant de malheurs était déjà loin sur le chemin de ses villages, ou peut-être à la recherche de quelque autre scène sanglante. Un œil habile aurait pu découvrir la route que ces sauvages avaient prise dans les bois, par les haies arrachées ou par la carcasse d’un animal immolé au milieu de la joie féroce de leur triomphe. Il restait un seul de ces êtres sauvages, et il paraissait attiré dans ce triste lieu par des sentiments bien différents de ceux qui avaient agité, il y avait peu de temps et dans la même place, le cœur de ses compagnons.

L’Indien solitaire errait au milieu de cette scène de destruction d’un pas léger qu’on entendait à peine. Il traversa d’abord d’un air pensif les ruines des bâtiments qui formaient le carré ; puis conduit sans doute par l’intérêt qu’il prenait au sort de ceux qui avaient si misérablement péri, il s’approcha du centre de la cour. L’oreille la plus attentive n’aurait pas entendu le bruit du pied de l’Indien lorsqu’il avança au milieu des ruines de la forteresse ; et sa respiration était moins élevée que celle de l’enfant qui vient de naître, lorsqu’il s’arrêta dans le lieu consacré par les dernières angoisses et le martyre d’une famille chrétienne. C’était Miantonimoh, cherchant quelque triste souvenir de ceux avec lesquels il avait vécu si longtemps en paix, sinon heureux.

Une personne instruite dans l’histoire des passions du sauvage aurait deviné ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme. Son œil noir errait sur les fragments épars, et semblait chercher quelque vestige d’un corps humain. Mais le feu avait tout dévoré avec trop d’ardeur pour qu’il restât aucun vestige de sa furie. Un objet ressemblant à ce qu’il cherchait s’offrit aux regards de l’Indien, et, s’avançant vers le lieu où il reposait, il retira des tisons l’os d’un bras vigoureux. Dans ce moment, l’éclat de ses yeux annonçait la joie d’un sauvage dans sa vengeance ; mais de plus douces pensées remplacèrent bientôt ce sentiment cruel et la haine qu’il avait vouée dès son enfance à un peuple qui chassait peu à peu sa race de la surface du globe. Les restes humains s’échappèrent de ses doigts ; et si Ruth avait été témoin du nuage de mélancolie qui se répandit sur les traits sombres de l’Indien, elle aurait trouvé un moment de consolation dans la certitude que toute sa bonté n’avait point été perdue.

Au regret succéda bientôt un mouvement d’effroi. Il semblait à l’imagination de l’Indien entendre autour de lui une voix comme celle qui, suivant sa croyance, s’élevait du sein des tombeaux. Avançant la tête, il écouta avec toute la subtilité d’ouïe d’un Indien, et il lui sembla qu’il entendait encore la voix à demi étouffée de Mark Heathcote, adressant ses prières au dieu des chrétiens. Le pinceau d’un peintre grec aurait aimé à tracer les attitudes diverses de l’Indien étonné, lorsqu’il s’éloigna lentement et avec respect de ce triste lieu. Ses regards étaient arrêtés fixement sur l’espace vide où l’on voyait naguère les étages supérieurs de la forteresse, et où il avait entendu la famille, pour la dernière fois, demander dans son malheur le secours de son Dieu. L’imagination lui montrait les victimes au milieu des flammes. Pendant une minute encore, il s’arrêta, croyant voir sans doute quelque apparition de visages pâles ; puis alors, d’un air de méditation et les regards émus, il se dirigea légèrement vers le sentier qu’avait suivi son peuple. Lorsqu’il eut atteint les limites de la forêt, il s’arrêta encore ; et, jetant un dernier regard sur un lieu où le hasard l’avait rendu témoin de tant de bonheur domestique et de malheurs si soudains, il s’avança précipitamment dans l’obscurité de ses forêts natales.

La vengeance des sauvages semblait complète. Une nouvelle barrière venait d’être placée devant les progrès de la civilisation, dans la vallée malheureuse de Wish-ton-Wish. Si la nature n’avait point été dérangée dans ses travaux, il eût fallu peu d’années pour couvrir la plantation abandonnée de son ancienne végétation, et un demi-siècle eût enseveli ses paisibles clairières sous l’ombre des forêts, mais il en était décrété autrement.

Le soleil avait atteint son méridien, et la troupe cruelle avait disparu depuis quelques heures, avant qu’il arrivât rien qui pût manifester cette décision apparente de la Providence. Un témoin des scènes d’horreur qui venaient de se passer aurait pris le frémissement du vent dans les ruines pour le murmure des ombres de ceux qui n’étaient plus. Enfin, il semblait que le silence du désert allait régner de nouveau, lorsqu’il fut faiblement interrompu. Un mouvement eut lieu dans les ruines de la forteresse : on eût dit que quelques morceaux de bois étaient déplacés avec prudence ; alors une tête humaine s’éleva doucement et avec précaution au-dessus du puits. Le visage effrayant et défiguré de cette espèce de spectre, ses traits noircis par la fumée et teints de sang, un front entouré de quelques fragments d’un vêtement souillé, ses yeux, dont les regards exprimaient la tristesse et l’horreur, tout était en harmonie avec la scène de désolation qui l’entourait.

— Que vois-tu ? demanda une voix calme et sévère qui s’éleva de l’intérieur du pilier. Faut-il reprendre nos armes, ou les agents de Moloch ont-ils disparu ? Parle, jeune homme, que vois-tu ?

— Une scène qui ferait pleurer un loup ! répondit Ében Dudley, soulevant son corps vigoureux et se plaçant debout sur le pilier, de manière à embrasser d’un coup d’œil toute la vallée. Que le mal soit ce qu’il voudra, nous ne pouvons pas dire que les avertissements nous aient manqué. Mais quelle est la sagesse de l’homme le plus prudent, mise dans la balance avec la ruse des démons ? Venez, Bélial a épuisé sa rage, et nous avons le temps de respirer.

Les sons qui sortirent de l’intérieur du puits annoncèrent la joie que causait cette nouvelle, non moins que la promptitude avec laquelle on obéit aux invitations d’Ében. Diverses pièces de bois et quelques planches furent passées à Dudley avec précaution, et il les jeta parmi les autres ruines du bâtiment. Alors il descendit du pilier, afin de faire place aux autres.

L’étranger vint après lui, puis Content, le Puritain, Reuben Ring, enfin tous ceux qui n’avaient point été immolés dans cet horrible combat. Lorsque tous ces individus sortirent l’un après l’autre de leur prison, ils s’empressèrent de faire quelques préparatifs pour la délivrance des plus faibles. L’adresse des habitants des frontières eut bientôt trouvé les moyens nécessaires. À l’aide de chaînes et de baquets, Ruth et la petite Martha, Foi et toutes les autres servantes sans exception, furent retirées des entrailles de la terre, et rendues à la lumière du jour. Il n’est pas nécessaire de dire à ceux que l’expérience rend capables de juger de cette entreprise, qu’elle n’exigea ni beaucoup de temps ni beaucoup de travail pour être accomplie.

Nous n’avons pas le dessein d’exciter la sensibilité du lecteur autrement que par le simple récit des événements de cette légende. Nous ne dirons donc rien des souffrances et des alarmes qu’avaient éprouvées les colons au moment où, par leur ingénieuse retraite, ils échappaient aux flammes et aux tomahawks ; l’effroi fut la principale des souffrances. La descente fut facile, les jeunes gens ayant promptement trouvé les moyens, à l’aide de meubles jetés d’abord dans le puits, et par des fragments de planches bien assujettis et placés en travers, de rendre la situation des femmes et des enfants moins pénible qu’on ne pourrait le supposer, et de les protéger contre la chute de la forteresse. Mais de ce côté il existait peu de danger, la forme du bâtiment elle-même étant la plus forte protection contre la chute des parties les plus lourdes.

On peut se représenter la réunion de la famille, au milieu de la désolation de la vallée, heureuse encore d’avoir échappé à un sort plus affreux. La première action fut de remercier Dieu solennellement de cette délivrance miraculeuse ; puis, avec la promptitude de gens habitués au travail, les planteurs donnèrent toute leur attention aux mesures qu’ils jugèrent nécessaires.

Les jeunes gens les plus actifs et les plus expérimentés furent envoyés à la découverte pour s’assurer de la route que les sauvages avaient suivie, et pour tâcher de connaître leurs intentions pour l’avenir. Les servantes se hâtèrent de réunir les bestiaux, tandis que d’autres, le cœur rempli d’amertume, cherchèrent parmi les ruines du bâtiment quelques provisions de bouche, afin de satisfaire aux premiers besoins de la nature.

Deux heures s’étaient écoulées dans ces premiers soins ; les jeunes gens étaient de retour, et tout les portait à croire que les sauvages avaient pour toujours abandonné la vallée. Les vaches avaient donné leur tribut, et l’on s’était procuré contre la faim les provisions qu’on avait pu réunir dans de telles circonstances. Les armes furent examinées et mises en état de service autant que possible ; on fit à la hâte quelques préparatifs pour protéger les femmes contre le froid de la nuit qui s’approchait ; enfin tout ce que l’intelligence d’un habitant des forêts pouvait suggérer fut exécuté avec promptitude.

Le soleil commençait à se coucher derrière la cime des hêtres qui bordaient le point de vue du côté de l’ouest, avant que les arrangements nécessaires fussent terminés, et ce fut à ce moment que Reuben Ring, accompagné d’un autre jeune homme aussi actif, aussi courageux que lui, parurent devant le Puritain, équipés comme des hommes disposés à faire un voyage à travers la forêt.

— Allez, dit le vieux Puritain lorsque les jeunes gens se présentèrent devant lui, allez porter la nouvelle de nos désastres, afin qu’on vienne à notre secours. Je ne demande point vengeance contre les païens. Imitateurs des adorateurs de Moloch, ils ont fait le mal par ignorance. Qu’aucun homme ne s’arme pour venger les infortunes d’un pécheur… Laissons-les plutôt chercher dans les secrètes abominations de leur propre cœur, afin qu’ils écrasent le ver qui, rongeant les grains d’une utile espérance, peut détruire les fruits de la promesse dans leur âme. Je voudrais que cet exemple de la colère divine fût profitable. Allez, faites le tour des établissements pendant à peu près cinquante milles, et demandez à ceux qui sont disponibles de venir à notre secours. Ils seront les bienvenus ; et puisse-t-il s’écouler bien du temps avant que quelques-uns d’entre eux envoient à moi ou aux miens une semblable prière pour remplir un aussi triste devoir ! Partez, et rappelez-vous que vous êtes des envoyés de paix, que votre message n’est point pour exciter à la vengeance, que ce sont les secours qu’on peut raisonnablement m’accorder, mais non des bras armés pour chasser le sauvage de sa retraite, que je demande à nos frères[1].

Après avoir écouté ces derniers conseils, les jeunes gens prirent congé de la famille. Cependant on voyait, au rapprochement de leurs sourcils, à leurs lèvres contractées, que ces principes de paix pourraient bien être mis en oubli, si pendant le voyage le hasard leur procurait la rencontre de quelques sauvages errants. Quelques instants plus tard on les vit traverser les champs d’un pas léger, et s’enfoncer dans la profondeur des forêts, le long du sentier qui conduisait aux villes bâties sur les rives du Connecticut.

Il restait une autre tâche à remplir. En faisant les arrangements nécessaires pour procurer un abri à la famille, on s’était d’abord approché de la forteresse. Les murs des fondements de ce bâtiment étaient encore debout, et avec le secours de charpentes à moitié brûlées, et de planches qui avaient échappé à l’incendie, il fut facile de les couvrir de manière à offrir une protection provisoire contre les intempéries de la saison. Cette construction simple et rapidement élevée, et une petite cuisine bâtie autour d’un rang de cheminées, composaient tout ce qui pouvait être fait jusqu’à ce que le temps et les secours attendus permissent de commencer d’autres bâtiments. En nettoyant les ruines de la forteresse, on rassembla religieusement les restes de ceux qui avaient péri dans le combat. Le corps du jeune homme qui était mort pendant les premières attaques fut trouvé dans la cour, à demi consumé par les flammes ; on le réunit aux ossements recueillis dans la forteresse. Il restait un triste devoir à remplir, celui de les rendre à la terre.

On choisit pour cette triste et pieuse solennité le moment où l’horizon occidental se para, suivant la belle expression de nos poètes, de cette pompe qui ouvre et termine le jour. Le soleil semblait toucher la cime des arbres, et on n’aurait pu choisir une lumière plus douce pour une semblable cérémonie. Les champs étaient encore couverts de la lueur du soleil, quoique la forêt commençât à s’envelopper des ombres de la nuit. Une large et sombre ceinture s’étendait autour des limites du bois ; çà et là un arbre solitaire jetait son ombre sur les prés sans bornes, et traçait une ligne épaisse et noirâtre sur les reflets des rayons du soleil. Une de ces ombres, image mouvante d’un immense pin, dont la sombre pyramide toujours verte s’élève à cent pieds au-dessus des humbles hêtres, s’étendait sur le penchant de l’éminence où la forteresse était placée. On voyait l’extrémité de cette ombre glisser lentement vers la tombe entr’ouverte, emblème de cet oubli où ses modestes habitants allaient bientôt être ensevelis.

Mark Heathcote et ses compagnons s’étaient assemblés dans ce lieu. Une chaise de chêne sauvée des flammes était occupée par le vieillard, et deux bancs parallèles, formés par des planches posées sur des pierres, contenaient le reste de la famille. La tombe était entre eux. Le patriarche s’était placé à l’une des extrémités, tandis que étranger dont nous avons si souvent fait mention était en face du vieillard, debout, l’air pensif, et les bras croisés sur sa poitrine. La bride d’un cheval, caparaçonné de cette manière imparfaite que nécessitent les moyens bornés des habitants des frontières, était passée à une des palissades à demi brûlée sur le dernier plan.

— Une main juste mais miséricordieuse s’est appesantie sur ma demeure, dit le vieux Puritain avec le calme d’un homme qui depuis longtemps était habitué à maîtriser ses regrets par l’humilité ; celui dont la bonté nous avait comblés de biens les a retirés ; celui qui souriait à ma faiblesse s’est voilé la face dans sa colère. Je l’ai connu et béni dans ses dons ; il est juste que je le voie dans son déplaisir. Un cœur trop confiant dans le bien qu’on répand sur lui se serait endurci dans l’orgueil ; qu’aucun homme ne murmure des maux qui sont tombés sur nous ; qu’aucun n’imite celle qui disait avec folie : Quoi ! recevrons-nous des biens de la main de Dieu, et n’en recevrons-nous pas des maux ? Je voudrais que les faibles d’esprit dans le monde, ceux qui hasardent le salut de leur âme pour des vanités, ceux qui regardent avec mépris l’indigence de la chair, pussent contempler les richesses du vrai croyant ferme dans la foi ; je voudrais qu’ils pussent connaître les consolations du juste, que la voix de la reconnaissance fût entendue dans les déserts. Que la bouche s’ouvre pour chanter des louanges, afin que la gratitude d’un pénitent ne soit pas cachée.

Lorsque la voix du vieux Puritain cessa de se faire entendre, son œil morne et sévère s’arrêta sur le jeune homme qui était le plus près de lui, et il semblait lui demander d’exprimer aussi d’une manière intelligible pour tous les assistants sa propre résignation. Mais le sacrifice surpassait les forces de celui auquel il s’adressait. Après avoir porté les yeux sur les restes de ceux qui n’étaient plus, et promené ses regards sur la désolation d’un lieu que sa propre main avait contribué à embellir, le jeune habitant de frontières, qui ressentait en même temps la douleur des blessures qu’il avait reçues pendant le combat, détourna la tête, et sembla reculer devant cet acte de soumission. Remarquant qu’il ne pouvait répondre, Mark Heathcote continua :

— N’a-t-on pas de voix pour louer le Seigneur ? Une bande de païens est tombée sur mes troupeaux, les flammes ont consumé ma demeure, mes gens ont été immolés par la fureur de sauvages aveuglés par l’idolâtrie, et il n’y a personne ici pour dire que le Seigneur est juste ! Je voudrais que des cris de reconnaissance s’élevassent au milieu de mes champs ! je voudrais que le concert des louanges fût plus bruyant que les hurlements des païens, et que la terre elle-même fît éclater sa joie !

Un long et profond silence succéda à ces paroles ; alors Content répondit d’une voix calme mais ferme, et empreinte de cette modestie qui accompagnait tous ses discours :

— La main qui a tenu la balance est juste, et nous avons été abandonnés. Celui qui fait fleurir le désert a choisi les ignorants et les barbares pour être les instruments de sa volonté. Il a arrêté la saison de notre prospérité, afin que nous sachions qu’il est le Seigneur. Il a parlé dans l’ouragan, mais sa miséricorde garantit que vos oreilles ont reconnu sa voix.

Au moment où son fils cessait de parler, un rayon de satisfaction brilla sur le visage du Puritain. Ses regards interrogateurs se tournèrent ensuite vers Ruth, qui était assise parmi les servantes et portait sur ses traits l’empreinte de la douleur. Une même émotion parut suspendre la respiration de chaque individu de cette petite assemblée. Les yeux exprimaient autant de sympathie que de curiosité lorsqu’ils jetèrent un regard rapide sur son visage pâle, mais résigné. Ceux de la mère ne contenaient pas une larme, mais ils étaient fixés sur le triste spectacle qui était à ses pieds. Elle chercha involontairement parmi ces restes humains que le feu avait racornis, quelque relique de l’ange qu’elle avait perdu. On la vit frémir, faire un violent effort sur elle-même, et sa douce voix se fit entendre, mais si bas que les personnes qui étaient auprès d’elle purent seules entendre ces paroles :

— Le Seigneur nous l’avait donnée, le Seigneur nous l’a ôtée, que son saint nom soit béni !

— Maintenant, dit le vieux Mark Heathcote en se levant et s’adressant avec dignité à toute sa maison ; maintenant je sais que celui qui m’a frappé est miséricordieux, car il châtie ceux qu’il aime ; notre vie est une vie d’orgueil. La prospérité rend les jeunes insolents, tandis que celui qui compte beaucoup d’années dit dans son cœur : — Il fait bon d’être ici ! Il y a un effrayant mystère en celui qui est assis au-dessus de tous ; le ciel est son trône, et il a créé la terre pour lui servir de marchepied. Que la vanité des esprits faibles ne prétende pas le comprendre, car celui qui possède le souffle de la vie existait avant les montagnes ! Les liens de Satan et des fils de Belial ont été relâchés afin que la foi des élus fût purifiée ; afin que les noms de ceux qui sont écrits depuis que les fondations de la terre ont été posées, pussent être lus en lettres d’or pur. Le temps donné à l’homme n’est qu’un moment dans le calcul de celui dont l’existence est de toute l’éternité, et la terre l’habitation d’une saison ! Les ossements de celui qui fut brave, jeune et vigoureux hier, sont maintenant étendus à nos pieds. Nul ne sait ce que l’espace d’une heure peut amener. Dans une seule nuit, mes enfants, tout cela a été fait. Ceux dont les voix retentirent dans ma demeure sont maintenant sans parole, et ceux qui se réjouissaient il y a quelque temps sont dans la douleur. Ces maux ont été permis afin qu’il en résultât un plus grand bien. Nous sommes les habitants d’un désert et d’une terre lointaine, ajouta le vieux Puritain, permettant insensiblement à ses pensées de s’occuper des détails les plus pénibles de son affliction ; notre patrie terrestre est bien éloignée ; nous avons été conduits ici par la colonne lumineuse de la vérité, et cependant la malice des persécuteurs n’a point oublié de nous suivre. Sans maisons et poursuivis comme le daim par les chasseurs, nous sommes encore obligés de prendre la fuite. Nous avons les cieux étoilés pour abri ; nul ne peut plus prier en secret dans l’intérieur de nos murailles. Mais le sentier que suit le fidèle, quoique rempli d’épines, conduit au repos, et la tranquillité éternelle du juste ne connaît point d’alarmes. Celui qui sait supporter la faim, la soif et les douleurs corporelles pour l’amour de la vérité, sait comment il peut être satisfait, et les heures de souffrance ne seront point perdues aux yeux de celui qui n’a pour but que la paix du juste.

Les traits sombres de l’étranger montrèrent encore une plus grande austérité que de coutume ; et comme le Puritain continuait, sa main, qui était restée sur la poignée d’un pistolet, la serra avec une telle force, que ses doigts semblèrent s’enfoncer dans le bois. Il salua cependant pour reconnaître l’allusion, et garda le silence.

— Si une femme pleure la mort temporelle de ceux qui ont perdu la vie en défendant, comme cela leur était permis, leur existence et leur demeure, ajouta Mark Heathcote en regardant une jeune fille placée près de lui, qu’elle se souvienne que depuis le commencement du monde ses jours étaient comptés, et qu’il ne tombe pas un moineau qui ne remplisse les vues de la Providence. Que l’accomplissement de ces choses nous rappelle plutôt la vanité de la vie, afin que nous puissions apprendre combien il est aisé de devenir immortel. Si le jeune homme a été renversé en apparence comme une herbe qui n’a pas encore atteint sa croissance, il a été renversé par la faux de celui qui sait le mieux à quelle époque il doit commencer la moisson qui est destinée à remplir ses greniers éternels. Un cœur qui était lié au sien, parce que le sexe le plus faible doit s’appuyer sur la force de l’homme, pleure sur sa chute ; mais que son chagrin soit mêlé de joie.

Un soupir convulsif s’échappa du sein d’une des jeunes filles qui était la fiancée d’un des morts, et pendant quelques instants le discours de Mark fut interrompu. Mais lorsque le silence fut rétabli, il continua, le sujet le conduisant par une transition naturelle à faire allusion à ses propres chagrins.

— La mort n’est point une étrangère dans mon habitation, dit-il ; son dard porta un coup bien rude lorsqu’il frappa celle qui, comme les amis que nous avons perdus, était dans tout l’éclat de sa jeunesse, et au moment où son âme était dans la joie d’avoir donné naissance à un homme. Toi qui es assis au plus haut des cieux, ajouta-t-il en levant ses yeux secs vers les nuages, tu sais combien ce coup fut pénible, et tu as compté les efforts d’une âme oppressée. Le fardeau ne fut pas trouvé trop lourd pour être supporté. Le sacrifice n’était pas suffisant ; le monde s’emparait de nouveau de mon cœur. Tu nous avais donné une image de cet ange d’innocence et de grâces qui habite maintenant dans les cieux, et tu nous l’as retiré, afin que nous connaissions ton pouvoir ; nous nous courbons sous tes jugements ; si tu as appelé notre enfant dans le séjour du bonheur, elle est à toi, et nous ne devons pas nous plaindre. Mais si tu l’as laissée errante encore dans le pèlerinage de la vie, nous avons confiance en ta bonté ; elle est d’une race qui a longtemps souffert, et tu ne l’abandonneras pas à l’aveuglement des païens ; elle est à toi, entièrement à toi, roi du ciel ! Et cependant tu avais permis que nos cœurs fussent émus pour elle de toute la tendresse d’un amour terrestre. Nous attendons quelques nouvelles manifestations de ta volonté, afin de savoir si les sources de nos afflictions doivent être taries par la certitude de son bonheur éternel (à ces mots des larmes brûlantes sillonnèrent les joues pâles de la mère silencieuse), ou si l’espérance ou même notre devoir envers toi exige les recherches de ceux qui lui sont liés par le sang. Lorsque le même coup affligea le solitaire errant dans une terre étrangère et sauvage, il ne retint pas l’enfant que tu lui accordais à la place de celui que tu avais appelé à toi. Maintenant cet enfant est devenu un homme, et semblable à l’Abraham du temps passé, il met à tes pieds, comme une offrande volontaire, l’objet des affections paternelles. Fais-en ce que ta sagesse, qui ne se trompe jamais, jugera convenable… Ces derniers mots furent interrompus par un gémissement sourd qui s’échappa de la poitrine de Content : un profond silence suivit ; mais lorsque chaque individu de l’assemblée jeta un regard de pitié et de crainte sur le malheureux père, on s’aperçut qu’il s’était levé et qu’il regardait l’orateur avec calme, comme s’il était surpris, ainsi que les autres, et se demandait d’où ce son douloureux avait pu sortir. Le Puritain reprit son sujet, mais sa voix s’affaiblit ; et pendant quelques instants ses auditeurs contemplèrent le pénible spectacle d’un vieillard ébranlé par le chagrin. Convaincu de sa faiblesse, le vieillard cessa ses exhortations et prit le ton de la prière. Alors ses paroles devinrent fermes et distinctes, et l’invocation se termina au milieu d’un calme profond et religieux.

Après cette occupation préliminaire la simple cérémonie s’acheva : les restes des jeunes planteurs furent déposés silencieusement dans la tombe, et on les couvrit de terre. Alors Mark Heathcote, à haute voix, implora les bénédictions du Seigneur sur sa maison ; et courbant la tête, comme il avait déjà courbé l’esprit à la volonté du ciel, il dit à la famille de se retirer.

L’entrevue qui eut lieu ensuite se passa sur la tombe ; la main de l’étranger fut serrée avec force par celle du Puritain, et l’empire que l’un et l’autre possédaient sur soi-même parut céder aux regrets causés par une amitié qui s’était fortifiée au milieu de tant de scènes déchirantes.

— Tu sais que je ne puis m’arrêter, dit l’inconnu, comme s’il répondait à quelque désir exprimé par son compagnon, ils me sacrifieraient au Moloch de leurs vanités ; et cependant je voudrais rester près de toi jusqu’à ce que le poids de ce coup affreux se fût allégé. Je t’ai trouvé dans la paix, et je te quitte dans les plus profondes souffrances !

— Tu n’as point de confiance en moi, ou tu fais injure à ta propre croyance, interrompit le Puritain avec un sourire qui brilla sur son visage sévère et décomposé, comme un rayon du soleil couchant qui brille sur un nuage d’hiver. — Te paraissais-je plus heureux lorsque ta main plaça celle d’une épouse chérie dans la mienne, que je ne le suis maintenant dans le désert, sans maison, dépouillé de mes biens, et — que Dieu me pardonne mon ingratitude — j’allais presque dire sans enfants ! Non, en vérité, tu ne dois pas d’arrêter, car la meute sanglante de la tyrannie est à la piste, et je n’ai plus de refuge à t’offrir.

Les yeux de l’inconnu et ceux du vieillard se tournèrent en même temps, par un sentiment commun de mélancolie, vers les ruines de la forteresse. Alors l’étranger pressa la main de son ami dans ses deux mains, et dit d’une voix attendrie :

— Mark Heathcote, adieu ! celui qui ouvre son abri à un homme errant et persécuté ne sera pas longtemps sans asile, et les résignés ne connaîtront pas toujours le chagrin.

Ces mots de l’étranger retentirent à l’oreille de son compagnon comme une révélation prophétique. Les deux amis se serrèrent de nouveau la main, et se regardant l’un l’autre avec une tendresse dont l’expression ne pouvait être entièrement étouffée par l’austérité de leurs manières et celle de leur caractère, ils se dirent un dernier adieu. Le Puritain se dirigea lentement vers le misérable abri qui couvrait sa famille, tandis que étranger conduisit le cheval qu’il venait de monter à travers les pâturages de la vallée, se dirigeant vers les sentiers les plus retirés du désert.


  1. La nécessité de se prêter un appui mutuel dans un pays faiblement peuplé, avait établi parmi les habitants des frontières des relations d’une généralité et d’une bienveillance excessive. Un appel semblable à celui du vieil Heathcote aurait amené des hommes de plusieurs lieues. C’était une pratique alors de convoquer tout le voisinage pour bâtir une maison, on pour tout autre travail qui exigeait la réunion d’un grand nombre de bras. Nul salaire n’était demandé, ni n’eût été accepté.