Les Puritains d’Amérique/Chapitre XVIII

La bibliothèque libre.
Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 199-211).

CHAPITRE XVIII.


Approchez, voisin Sea-Coal, Dieu vous a accordé une bonne renommée. Avoir bonne mine est un don de la fortune, mais savoir lire et écrire, cela vient de nature.
ShakspeareBeaucoup de bruit pour rien.



Nous avons déjà dit que l’heure à laquelle doit recommencer l’action de notre histoire est celle du lever de l’aurore. La fraîcheur ordinaire de la nuit, dans un pays couvert d’une immense étendue de bois, était passée, et la chaleur d’une matinée d’été faisait élever au-dessus des arbres les vapeurs légères qui flottaient sur les prairies. Un nuage formé de ces vapeurs réunies se dirigea vers le sommet d’une montagne éloignée qui semblait être le rendez-vous général de tous les brouillards accumulés pendant les heures de ténèbres qui venaient de s’écouler.

Quoique les couleurs vives dont le firmament se paraît du côté de l’orient annonçassent le prochain lever du soleil, cet astre n’était pas encore visible. Cependant un homme montait déjà une petite colline qui se trouvait sur la route, à peu de distance de l’entrée du village du côté du midi, et cet endroit commandait la vue de tous les objets décrits dans le chapitre précédent. Un mousquet appuyé sur son épaule gauche, la corne à poudre et la gibecière suspendues à son côté, et la petite valise qu’il portait sur son dos, indiquaient un individu qui revenait de la chasse ou de quelque autre excursion peut-être moins paisible. Il portait le costume ordinaire du temps et du pays, quoique un petit sabre, passé dans une ceinture qui lui serrait la taille, eût pu donner lieu à quelques observations. Sous tout autre rapport, il avait l’air d’un habitant du village qui avait eu occasion de quitter sa demeure pour quelque affaire de plaisir ou de devoir, mais qui n’avait pas exigé un grand sacrifice de temps.

Qu’on fût étranger ou habitant du pays, peu de personnes passaient jamais sur cette colline sans s’arrêter sur le sommet pour contempler le calme du groupe de maisons dont nous venons de parler. L’individu en question y fit une pause comme les autres ; mais ses yeux, au lieu de suivre le sentier qui conduisait en ligne droite au village, eurent l’air de chercher quelque autre objet du côté des champs. S’approchant, sans trop se hâter, d’une barrière qui fermait l’entrée d’une prairie, il en jeta par terre les deux barres d’en haut, et fit signe à un cavalier qui la traversait d’entrer dans le grand chemin par le passage qu’il venait d’ouvrir.

— Fais sentir l’éperon à ce paresseux, lui dit-il après cet acte de civilité, en remarquant que le cavalier paraissait hésiter à faire franchir par sa monture la barre qui restait et les deux qui étaient à terre ; sur ma parole ! ta rosse sautera par-dessus cet obstacle sans y toucher de plus de trois pieds. Fi ! docteur, il n’y a pas une vache dans le Wish-ton-Wish qui ne fît ce saut pour arriver la première à l’endroit où on les trait.

— Tout doux, enseigne ! répondit le cavalier timide en plaçant l’accent sur la seconde syllabe du titre de son compagnon, et en prononçant la première voyelle de ce mot comme si c’eût été la troisième de l’alphabet ; ton courage convient à un homme réservé pour des traits de valeur ; mais ce serait un jour malheureux que celui où les malades de la vallée viendraient frapper à ma porte sans que je pusse les secourir, parce que je me serais cassé un bras ou une jambe… Tes efforts ne serviront à rien, car ma jument a été bien élevée comme son maître ; je lui ai donné des habitudes mécaniques, et elle a conçu une antipathie profonde contre tout mouvement irrégulier. Cesse donc de tirer les rênes comme si tu voulais la forcer à passer malgré elle, et occupe-toi plutôt à ôter de sa place la troisième barre.

— Dans ces cantons à demi sauvages, un docteur devrait être monté sur un de ces oiseaux qui vont à l’amble, dont j’ai lu l’histoire quelque part, dit le premier en écartant le dernier obstacle qui s’opposait au libre passage de son ami ; car, sur ma foi ! un voyage de nuit au milieu de ces défrichements, n’offre pas toujours autant de sûreté qu’en trouvent, dit-on, les colons qui demeurent plus près de la mer.

— Et où as-tu trouvé un livre qui parlât d’un oiseau de taille et de force à porter le poids d’un homme ? demanda le docteur avec une vivacité qui prouvait qu’il désirait avoir le monopole de la science dans ce canton ; je croyais que, dans toute la vallée, il n’existait pas un seul livre qui traitât de ces sciences abstraites, si ce n’est dans mon cabinet.

— Crois-tu que nous ne connaissons pas les Écritures saintes ?

— La ! te voilà maintenant sur la voie publique, et tu peux avancer sans danger.

— C’est une merveille pour bien des gens dans cet établissement, que tu puisses voyager ainsi pendant la nuit au milieu d’arbres déracinés, de troncs, de souches, de fagots, sans tomber…

— Je t’ai dit, enseigne, que c’est par suite de la bonne éducation que j’ai donnée à ma jument ; je suis certain que ni fouet ni éperon ne la forceraient à dépasser les bornes de la prudence. J’ai souvent voyagé sur ce chemin sans aucune crainte, et véritablement sans danger, à des heures où la vue était un sens aussi inutile que l’odorat.

— J’allais dire sans tomber entre tes mains, ce qui serait une chute presque aussi dangereuse que celle même des mauvais esprits.

Le docteur affecta de rire de la plaisanterie de son compagnon ; mais, se rappelant la dignité qui convenait à sa profession, il reprit la parole d’un ton grave :

— On peut parler avec cette légèreté quand on ne connaît pas tout ce que nous avons à endurer en ces lieux dans la pratique de notre profession. Je viens de gravir cette montagne là-bas, guidé par le seul instinct de ma jument.

— Ah ! as-tu été appelé chez mon frère Ring ? demanda l’enseigne, voyant, par la direction des yeux de son compagnon, de quel endroit il arrivait.

— Oui véritablement, et à cette heure inconvenante qui semble choisie tout exprès dans une proportion très-déraisonnable des cas où l’on a besoin de mon ministère.

— Et Reuben peut ajouter un garçon de plus aux quatre qu’il comptait hier ?

Le docteur fit un signe affirmatif, en étendant trois de ses doigts avec un air expressif.

— Cela met Foi un peu en arrière, reprit l’enseigne, qui n’était autre que l’ancienne connaissance de nos lecteurs, Ében Dudley, élevé à ce grade dans la garde de la vallée. Le cœur de mon frère Reuben sera réjoui par cette nouvelle, quand il sera de retour de sa reconnaissance.

— Il aura sujet de rendre grâce au ciel, puisqu’il trouvera le nombre sept sous le toit où il n’avait laissé que celui de quatre[1].

— Je conclurai aujourd’hui même le marché avec le jeune capitaine pour le lot de pierre sur la montagne, murmura Dudley, comme s’il eût été convaincu tout à coup de la prudence d’une mesure relativement à laquelle il hésitait depuis longtemps. Après tout, sept livres, monnaie coloniale, n’est pas un prix usuraire pour cent acres de terre bien boisée, et surtout quand elle est en pleine vue d’un établissement où les enfants arrivent trois à la fois.

Le docteur arrêta sa jument, et répondit à son compagnon, en le regardant fixement et avec un air expressif :

— Tu viens de trouver le fil d’un mystère important, enseigne Dudley. Ce continent n’a pas été créé sans dessein ; le fait est prouvé par les richesses qu’il contient, par son climat, par sa vaste étendue, par les facilités qu’il offre à la navigation, et surtout par ce qu’il laisse encore à découvrir, jusqu’à ce que les progrès de la société fournissent aux hommes d’un certain mérite les occasions de faire ces découvertes, et de l’encouragement pour s’y livrer. Songe, voisin, aux pas prodigieux qu’il a déjà faits dans les arts et dans les sciences, à la réputation qu’il a acquise, aux ressources qu’il s’est ouvertes, et tu en viendras à ma conclusion, que ce continent n’a pas été créé sans dessein.

— Ce serait une présomption que d’en douter ; car il aurait la mémoire bien courte, celui à qui il serait nécessaire de rappeler le temps où la vallée où nous sommes n’était que le repaire d’animaux de proie, et le chemin sur lequel nous marchons un sentier frayé par les daims… Crois-tu que Reuben pourra élever la totalité du présent que le ciel vient de lui faire ?

— Sous le bon plaisir et par la protection de la Providence. L’esprit est actif, enseigne Dudley, quand le corps voyage dans les forêts, et mes pensées se sont occupées bien des fois de cet objet, pendant que toi et d’autres vous étiez à dormir paisiblement. Nous sommes encore dans le premier siècle de ces colonies, et tu vois à quel degré d’amélioration elles sont déjà parvenues. On m’a dit que l’établissement d’Hartford va être administré comme les villes de la métropole. Il y a donc lieu de croire que le jour pourra venir où nos provinces auront une puissance, une agriculture, et des communications égales à certaines parties de celles de l’île vénérable, notre mère-patrie.

— Allons, allons, docteur Ergot, répliqua Dudley avec un sourire d’incrédulité, c’est excéder les bornes d’une attente raisonnable.

— Tu te souviendras que j’ai dit égales à certaines parties ; je crois que nous pouvons nous figurer avec raison qu’avant qu’il s’écoule plusieurs siècles, la population pourra se compter par millions dans ces régions où l’on ne voit à présent que des hommes et des animaux aussi sauvages les uns que les autres.

— J’irai avec qui que ce soit, sur cette question, aussi loin que la raison peut le permettre. Mais tu as sans doute lu dans les livres écrits par les auteurs au-delà des mers tout ce qu’on dit de la situation de ce pays ; et par conséquent il est clair que nous ne pouvons jamais espérer d’arriver au degré de perfection qu’on y a atteint.

— Voisin Dudley, tu sembles disposé à interpréter un peu trop à la lettre une expression peut-être peu mesurée. J’ai dit égales à certaines parties, ce qui signifie toujours aussi à certaines choses. Or, on sait en philosophie que la taille de l’homme a dégénéré et doit dégénérer dans nos régions, par obéissance aux lois établies par la nature ; en conséquence, il est juste de convenir qu’il peut se trouver aussi quelque déficit dans les qualités qui tiennent moins à la matière.

— En ce cas, il est probable que les plus beaux échantillons de l’espèce humaine au-delà des mers ne sont pas disposés à quitter leur pays, répliqua l’enseigne avec un air d’incrédulité, en jetant un regard sur les belles proportions de ses membres vigoureux. Nous n’avons pas moins de trois hommes venus des anciens pays dans notre village, et pourtant je ne trouve pas que ce soient des gens qu’on aurait pu choisir pour construire la tour de Babel.

— C’est décider un point savant et délicat en admettant en preuves quelques exceptions isolées. Je me permettrai de vous dire, enseigne Dudley, que les savants, les sages, les philosophes d’Europe ont fait d’actives recherches sur cet objet, et ont prouvé, à leur satisfaction, ce qui est la même chose que juger la question sans appel, que les hommes et les animaux, les arbres et les plantes, les montagnes et les vallées, les lacs et les étangs, le soleil, l’air, l’eau et le feu, manquent ici d’une partie de la perfection qui est leur attribut dans les pays plus anciens. Je respecte un sentiment patriotique, et je puis même porter cette disposition jusqu’à reconnaître autant que personne les bienfaits que ce pays a reçus de la main d’un Créateur plein de bonté ; mais les faits démontrés par la science et recueillis par l’érudition sont placés trop au-dessus des objections de l’esprit léger des sophistes, pour que des hommes doués d’un caractère plus grave puissent en douter.

— Je ne disputerai pas contre les choses qui sont prouvées, répondit Dudley, qui était aussi pacifique dans une discussion morale que vigoureux et actif dans une lutte physique ; mais puisque la science humaine doit être portée à un si haut point dans les anciens pays, attendu leur grand âge, ce serait une visite qui mériterait qu’on se la rappelât, si quelques-uns de ses rares avantages se répandaient sur nos jeunes contrées.

— Et peut-on dire que nos besoins intellectuels aient été oubliés ; que la nudité de notre esprit n’ait pas été couverte d’un vêtement convenable, voisin Dudley ? Il me semble que nous avons toute raison de nous applaudir à cet égard, et que l’équilibre de la nature se trouve en quelque sorte rétabli par la main bienfaisante de l’art. Il est absurde, dans une province qui n’est pas éclairée, de prétendre à des qualités qu’on a prouvé qu’elle ne possède point ; mais la science est un don qui peut se transmettre et se communiquer, et il est juste de dire qu’on la trouve ici en proportion suffisante aux besoins de la colonie.

— Je ne puis dire le contraire, car ayant toujours fait des courses dans la forêt, au lieu de voyager pour voir les établissements le long de la côte, il est possible qu’il s’y trouve bien des choses dont ma pauvre imagination ne peut se faire une idée.

— Et sommes-nous donc tout à fait sans lumières, même dans cette vallée écartée, enseigne ? dit le docteur en se penchant sur le cou de son cheval, et en prenant ce ton doux et persuasif dont il avait probablement acquis l’habitude dans sa pratique étendue parmi les femmes de l’établissement. Doit-on nous classer, en fait de connaissances, parmi les païens ? devons-nous être confondus avec les hommes non civilisés qui erraient autrefois dans ces forêts pour y chercher du gibier ? Sans prétendre avoir un jugement infaillible, sans me vanter de connaissances supérieures, et malgré la défectuosité possible de mon intelligence, il ne me semble pas, maître Dudley, que les progrès de l’établissement aient jamais été arrêtés faute de prévoyance nécessaire, et que la croissance de la raison parmi nous ait été retardée faute d’aliments intellectuels. Nos conseils ne sont pas dépourvus de sagesse, enseigne, et il est rarement arrivé qu’on y ait discuté quelque question abstraite sans qu’il s’y soit trouvé, pour ne rien dire de plus en notre faveur, quelque esprit en état de lutter avec succès contre les difficultés qu’elle offrait.

— Qu’il y ait dans la vallée des hommes… ou peut-être devrais-je dire qu’il s’y trouve un homme qui, du côté des dons de l’intelligence, est égal lui seul à plusieurs merveilles…

Le docteur l’interrompit en se redressait sur sa selle avec un air de dignité apaisée.

— Je savais que nous finirions par nous entendre, enseigne Dudley, lui dit-il, car je t’ai toujours trouvé de la discrétion et de la justesse dans le raisonnement. Qu’il arrive souvent que des hommes d’au-delà des mers ne soient pas aussi bien taillés que quelques-uns de ceux de ce pays, que toi, par exemple, dirons-nous, enseigne, c’est ce qu’il est impossible de contester, puisque la vue nous apprend qu’on peut trouver des exceptions sans nombre aux lois générales et positives de la nature. Je crois que nous ne serons pas divisés d’opinions à ce sujet.

— Il est impossible de résister à un homme muni de tant de connaissances et qui sait si bien en faire usage, répondit Dudley, content d’être reconnu comme offrant en sa personne une exception frappante à l’infériorité de ses compatriotes. Mais il me semble qu’on pourrait citer mon frère Ring comme un autre exemple d’une taille raisonnable ; et c’est un fait que tu peux reconnaître en ouvrant les yeux, docteur, car le voilà qui arrive à travers cette prairie ; il a été, comme moi, faire une reconnaissance sur les montagnes.

— Il y a beaucoup d’exemples de mérite physique parmi tes concitoyens, Dudley, répondit le médecin complaisant. Il paraît pourtant que ce n’est point parmi eux que Reuben a trouvé son compagnon ; il a avec lui un camarade dont la taille n’a pas pris beaucoup de développement, et l’on pourrait ajouter qui a mauvaise mine ; je ne le connais pas.

— Ah ! il semblerait que Reuben a trouvé la piste des sauvages. L’homme qui l’accompagne a certainement le visage peint, et il porte une couverture sur ses épaules. Nous ferions bien de nous arrêter ici et d’attendre leur arrivée.

Cette proposition ne lui offrant aucun inconvénient particulier, le docteur y consentit : ils s’approchèrent donc de l’endroit où les deux individus qu’ils voyaient s’avancer à travers les champs paraissaient devoir rejoindre le grand chemin.

Ils ne furent pas longtemps à les attendre. Quelques minutes s’étaient à peine écoulées quand Reuben Ring, vêtu et armé comme l’enseigne Dudley, arriva sur la route, suivi de l’étranger dont la vue avait causé tant de surprise à ceux qui attendaient leur arrivée.

— Eh bien ! sergent, s’écria Dudley dès que le nouveau-venu fut à portée de l’entendre, et parlant un peu du ton d’un homme qui a le droit de faire des questions, as-tu trouvé quelque trace des sauvages et fait un prisonnier, ou un hibou a-t-il laissé tomber de son nid un de ses petits sur ton passage ?

— Je crois qu’on peut donner le nom d’homme à cette créature, répondit Reuben en posant sur la terre la crosse de son mousquet, et en s’appuyant sur son long canon, tandis qu’il considérait avec attention le visage à demi peint, l’air stupide et la tournure extrêmement équivoque de son prisonnier ; il porte sur le front et autour des yeux les couleurs d’un Narragansett, et pourtant il s’en faut de beaucoup qu’il en ait la forme et les mouvements.

— Il y a des anomalies dans le physique d’un Indien comme dans celui des autres hommes, dit le docteur Ergot en jetant un coup d’œil expressif à Dudley ; la conclusion de notre voisin Ring peut être trop précipitée, puisque la peinture est un fruit de l’art, et qu’on peut nous l’appliquer sur la figure d’après un usage établi. Mais on peut compter davantage sur les preuves tirées de la nature même. Il est entré dans le cadre de mes études de faire des remarques sur ces différences de formes qui se trouvent dans les diverses familles de l’espèce humaine, et rien n’est plus facile à reconnaître pour un œil exercé dans ces matières abstraites, que le véritable caractère de la tribu des Narragansetts. Mettez cet homme dans une position à être mieux examiné, voisin, et nous verrons bientôt à quelle race il appartient. Tu trouveras dans la facilité de ce petit examen, Dudley, une preuve évidente de la plupart des choses dont nous nous sommes entretenus ce matin. Le patient parle-t-il anglais ?

— J’ai trouvé quelques difficultés à l’interroger, répondit Reuben, ou, comme on l’appelait ordinairement, le sergent Ring. Je lui ai parlé en langue chrétienne et en langue païenne, et jusqu’à présent je n’ai pu en obtenir aucune réponse, quoiqu’il obéisse aux ordres qui lui sont donnés dans l’une comme dans l’autre.

— Peu importe, dit Ergot en descendant de cheval ; et il s’approcha en adressant à Dudley un regard qui semblait solliciter son admiration. Heureusement le succès de l’examen que j’ai à faire ne dépend pas de l’accident du langage. Placez cet homme dans une attitude aisée, dans une attitude qui n’impose aucune contrainte à la nature. La conformation de toute la tête est évidemment celle d’un aborigène ; mais la distinction des tribus ne doit pas se chercher dans ces traits généraux. Comme vous le voyez, voisin, le front est étroit et rejeté en arrière, les os des joues sont saillants, suivant l’usage, et l’organe olfactif a le caractère romain, comme dans tous les naturels du pays.

— Il me semble pourtant qu’il a le bout du nez un peu retroussé, dit Dudley, tandis que le docteur continuait à détailler avec volubilité les signes généraux et bien connus qui distinguent la physionomie d’un Indien.

— Par exception, s’écria le docteur. Tu vois, enseigne, par cette élévation de l’os et par la protubérance des parties plus charnues, que cette particularité n’est qu’une exception. J’aurais plutôt dû dire que le nez avait naturellement une tendance à la forme romaine. Cet écart du système régulier est la suite de quelque accident, d’un coup de tomahawk ou d’une arme tranchante reçu à la guerre. — Justement ! Voyez cette marque laissée par la blessure ! elle est cachée par la peinture ; mais ôtez ce masque, et vous trouverez une cicatrice parfaite. Ces différences dans les signes généraux tendent à mettre dans l’embarras les demi-connaisseurs ; mais c’est une circonstance heureuse en elle-même pour les progrès des sciences d’après des principes fixes. — Placez le sujet plus droit, afin que nous puissions voir le mouvement naturel des muscles. Voici dans les dimensions de ce pied une démonstration complète d’une grande habitude de l’eau, et elle confirme l’opinion que j’avais déjà conçue. C’est une heureuse preuve qui, par des conclusions prudentes et raisonnables, vient à l’appui du coup d’œil rapide et éclairé de l’expérience. — Je déclare que ce drôle est un Narragansett.

— C’est donc un Narragansett qui a un pied fait pour confondre ceux qui en suivent la piste, dit Ében Dudley, qui avait étudié les mouvements et les attitudes du prisonnier avec autant d’attention et un peu plus d’intelligence que le docteur. Frère Ring, as-tu jamais vu un Indien laisser sur les feuilles les marques d’un pied tourné en dehors comme celui-ci ?

— Enseigne, reprit le docteur, je suis surpris qu’un homme doué de ton discernement appuie sur une légère variété de mouvement, quand il a sous les yeux un cas dans lequel il peut observer les lois de la nature jusqu’à leur source. Cette habitude de suivre les traces des Indiens a occasionné ta critique sur la position du pied. J’ai dit que ce drôle est un Narragansett, et je ne l’ai pas avancé à la légère. Voyez la conformation particulière de ce pied, qui s’est développée depuis l’enfance ; la force des muscles de la poitrine et des épaules, due à un exercice extraordinaire dans un élément qui a plus de densité que l’air ; la construction plus délicate de…

Le médecin s’interrompit, car Dudley s’était approché du prisonnier avec le plus grand sang-froid, et, jetant de côté le vêtement de peau de daim qui lui couvrait le buste, il montra un signe moins équivoque que toutes les preuves du docteur, la peau d’un homme blanc. C’eût été une réfutation embarrassante pour un homme accoutumé à des discussions contradictoires ; mais le monopole de certaines branches de connaissances avait obtenu au docteur Ergot une supériorité reconnue qui, dans ses effets, pouvait être comparée à l’influence prédominante de toute autre espèce d’aristocratie sur les facultés dont elle arrête l’essor. Il changea tout à coup d’opinion sinon de physionomie ; et, avec cette promptitude d’invention qu’on trouve souvent dans les heureuses institutions dont nous venons de parler, et qui adapte le raisonnement à la pratique au lieu de le faire servir à la diriger, il leva les yeux et les mains vers le ciel en s’écriant d’un ton qui indiquait toute son admiration :

— Voici une autre preuve des moyens merveilleux qu’emploie la nature pour opérer graduellement des changements. Nous voyons en ce Narragansett…

— C’est un homme blanc ! s’écria Dudley en donnant un coup du plat de la main sur l’épaule nue qu’il exposait encore à sa vue.

— C’est un homme blanc, mais ce n’en est pas moins un Narragansett, répliqua le docteur ; il n’y a pas de doute que votre prisonnier ne doive le jour à des parents chrétiens ; mais un accident l’a jeté dans son enfance au milieu des aborigènes, et toutes les parties de son corps qui étaient susceptibles de changement ont promptement pris les signes distinctifs de la tribu dans laquelle il se trouvait. C’est un de ces beaux anneaux qui forment la jonction de la chaîne des connaissances, et par le moyen desquels la science passe des inductions aux démonstrations.

— Je ne me soucierais pas d’être exposé à une punition pour avoir usé de violence envers un sujet du roi, dit Reuben Ring, gaillard dont la physionomie annonçait la franchise et la résolution, et qui songeait moins aux raisonnements subtils du docteur qu’aux devoirs qu’il avait à remplir, et dont il cherchait à s’acquitter en citoyen paisible et bien intentionné. Nous avons eu depuis peu tant de nouvelles inquiétudes sur la manière dont les sauvages font leurs guerres, qu’il est à propos que ceux qui occupent des places de confiance soient sur leurs gardes ; car tu sais, frère Dudley, ajouta-t-il en jetant un regard sur les ruines dont nous avons déjà parlé et qu’on voyait à quelque distance, que nous avons de bonnes raisons pour être vigilants dans un établissement placé si avant dans la forêt.

— Je te réponds de tout, sergent Ring, répondit Dudley avec un air de dignité, je me charge de la garde de cet étranger, et j’aurai soin qu’il soit conduit en temps convenable devant les autorités. En attendant, le soin de nos devoirs nous a fait oublier de te parler d’affaires importantes qui se sont passées chez toi, et dont il semble à propos de te faire part. Abondance n’a pas négligé tes intérêts pendant que tu faisais ta reconnaissance.

— Quoi ! s’écria Ring avec plus de vivacité que n’en montrent ordinairement les gens dont les habitudes sont semblables à celles qu’il avait contractées, ma femme a-t-elle eu besoin du secours de ses voisines pendant mon absence ?

Dudley fit un signe affirmatif.

— Et je vais trouver un autre garçon dans ma maison ?

Le docteur Ergot fit trois signes de tête avec une gravité qui aurait pu convenir à une nouvelle plus importante encore que celle qu’il avait à annoncer.

— Il est rare que ta femme ne fasse les choses qu’à demi, Reuben, dit Dudley ; tu verras qu’elle a eu soin de fournir un successeur à notre bon voisin Ergot, puisqu’un septième fils est né cette nuit chez toi.

La figure franche et honnête du père brilla de joie ; mais au même instant un sentiment où il entrait moins d’égoïsme se fit sentir dans son cœur.

— Et ma femme ? demanda-t-il avec un léger tremblement dans la voix, dont le son n’en était que plus touchant en passant par les lèvres d’un homme dont les mouvements étaient si fermes et les membres si vigoureux ; comment Abondance a-t-elle supporté cette bénédiction du ciel ?

— Très-bravement, répondit le docteur. Retourne chez toi, sergent Ring, et rends grâces à Dieu de ce qu’il y a ici quelqu’un pour prendre soin de tes intérêts pendant ton absence. Celui qui a reçu du ciel le don de sept enfants en cinq ans ne doit pas craindre de se trouver jamais dans la pauvreté ni dans la dépendance, dans un pays comme celui-ci. Sept fermes ajoutées à la jolie étendue de terre que tu cultives déjà sur cette montagne, feront de toi un patriarche dans tes vieux jours, et propageront le nom de Ring dans quelques centaines d’années, quand ces colonies seront populeuses et puissantes, et je le dis hardiment, sans m’inquiéter qu’on m’accuse de fanfaronnade, quand elles se trouveront de niveau avec quelques-uns de vos fameux royaumes d’Europe, si vantés par ceux qui les habitent ; oui, et peut-être égales à la puissante souveraineté du Portugal même. J’ai porté au nombre sept celui des fermes futures de ta famille, car l’allusion que l’enseigne vient de faire aux dispositions pour l’art de guérir qu’on prétend naturelles à un septième fils, ne doit être regardée que comme une plaisanterie ; ce n’est qu’une illusion de l’imagination, un conte de vieille femme ; et cela serait particulièrement inutile ici, puisque toutes les places de cette nature y sont déjà remplies en proportion raisonnable avec les besoins. Va donc retrouver ta femme, sergent, et dis-lui de se réjouir, car elle a rendu service à elle-même, à son mari et à son pays ; mais qu’elle ne s’occupe pas d’idées qui sont au-dessus de sa compréhension.

Le brave fermier à qui la Providence venait de faire ce riche présent ôta son chapeau, et, le plaçant devant ses yeux, offrit silencieusement ses actions de grâces au ciel. Remettant alors son prisonnier sous la garde de son officier supérieur, il se dirigea vers son habitation écartée en traversant les champs d’un pas lourd, mais le cœur allégé.

Pendant ce temps Dudley et son compagnon examinaient avec une attention plus particulière l’objet silencieux et presque immobile de leur curiosité. Quoiqu’il parût être de moyen âge, ses yeux étaient sans expression ; il avait l’air timide et incertain, la tournure gauche et même servile. Sous tous ces rapports il était bien loin d’avoir les signes caractéristiques d’un guerrier du pays. Avant de les quitter, Reuben Ring leur avait expliqué que, tandis qu’il traversait les bois en faisant une de ces reconnaissances rendues nécessaires par l’état de la colonie et quelques signes récents qu’on avait remarqués, il avait rencontré cet homme, et qu’il l’avait arrêté, jugeant cette mesure indispensable pour la sureté de l’établissement. Celui-ci n’avait ni cherché Reuben, ni essayé de l’éviter ; mais quand le sergent lui avait demandé quelle était sa tribu, pourquoi il se trouvait sur ces montagnes, et quelles étaient ses intentions, il n’avait pu en tirer aucune réponse satisfaisante. À peine le prisonnier avait-il voulu parler, et le peu qu’il avait dit était en une espèce de jargon tenant le milieu entre la langue de celui qui questionnait et le dialecte de quelque tribu sauvage. Quoique l’état où se trouvaient alors les colonies, et les circonstances dans lesquelles il avait été rencontré, justifiassent sa détention, le fait était qu’on n’avait pu arriver à la découverte de ce qu’il était réellement et des motifs qui l’avaient amené dans le voisinage immédiat de cette vallée. Guidés uniquement par des renseignements si faibles, Dudley et son compagnon, tout en marchant vers le village, cherchèrent à tirer de leur prisonnier quelque aveu de ses intentions, en lui faisant des questions avec une adresse que possèdent assez ordinairement les hommes qui se trouvent dans les lieux écartés et dans des situations difficiles où le danger et la nécessité éveillent toute l’énergie naturelle de l’esprit humain. Ses réponses étaient décousues et inintelligibles ; et elles semblaient indiquer tantôt la subtilité la plus fine de l’astuce des sauvages, tantôt l’imbécillité de l’idiotisme le plus abject.



  1. Dans l’intérieur de l’Amérique, où les ouvriers sont rares et la nourriture abondante, rien n’est plus avantageux pour un homme pauvre qu’une famille nombreuse, surtout s’il y a plusieurs garçons.