Les Puritains d’Amérique/Chapitre XIX

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 211-223).

CHAPITRE XIX.


On ne me voit pas souvent répandre de larmes ; quoiqu’elles soient l’attribut de notre sexe ; mais je voudrais en verser des torrents, qu’elles n’éteindraient pas les feux que de nobles douleurs allument dans mon sein.
ShakspeareConte d’hiver.



Si la plume d’un compilateur, comme celle que nous tenons en main, avait les ressources mécaniques du théâtre, il nous serait facile de changer la scène de cette histoire d’une manière aussi rapide et aussi satisfaisante que nous eu aurions besoin pour la faire bien comprendre et pour en soutenir convenablement l’intérêt. Ce qui ne peut se faire à l’aide magique des machines doit donc être essayé par des moyens moins ambitieux, et, à ce que nous craignons, beaucoup moins efficaces.

À la même heure du jour, et assez près de l’endroit où Dudley annonça à son frère Ring la bonne fortune qui venait de lui arriver, une autre réunion eut lieu entre des personnes du même sang et ayant les mêmes liaisons. Dès l’instant que le crépuscule qui précède le jour se montra dans le ciel, les fenêtres et les portes de la grande maison située de l’autre côté de la vallée avaient été ouvertes, avant que le soleil eût doré le firmament au-dessus des bois du côté de l’orient. Cet exemple de prudence et d’industrie avait été imité par les habitants de toutes les maisons du village et de celles qui se trouvaient éparses sur les hauteurs voisines ; et lorsque son disque d’or s’éleva au-dessus des arbres, il ne restait pas dans tout l’établissement une seule créature humaine en bonne santé et d’un âge convenable qui ne fût sur ses pieds et en activité.

Il est inutile de dire que la maison que nous venons de désigner était alors l’habitation de Mark Heathcote. Quoique l’âge eût miné sa vigueur et presque tari en lui les sources de la vie, le vénérable Puritain vivait encore. Cependant, si ses facultés physiques avaient graduellement cédé à l’influence irrésistible du temps, l’homme moral n’avait guère changé. Il est même probable que ses visions de l’avenir étaient moins obscurcies par les brouillards de l’intérêt mondain que lorsque nous l’avons vu pour la dernière fois, et que son esprit avait gagné quelque portion de cette énergie qu’avaient certainement perdue les parties plus matérielles de son existence. À l’heure que nous avons déjà indiquée, le Puritain était assis sur la terrasse parallèle à la façade d’un bâtiment auquel manquaient les belles proportions de l’architecture, mais rien de ce qui peut contribuer aux agréments plus substantiels d’une demeure spacieuse et commode sur la frontière.

Pour avoir un portrait fidèle d’un homme qui a des rapports si intimes avec notre histoire, nos lecteurs se le représenteront comme parvenu à quatre-vingt-dix ans. On voyait sur son front les traces profondes de ses longues méditations ; il y avait encore dans ses membres tremblants des restes de leur vigueur et de leur souplesse, et toute sa physionomie exprimait son caractère ascétique, dont l’austérité n’était que faiblement adoucie par les mouvements d’une bonté naturelle que ni sa manière de vivre ni son habitude de rigorisme n’avaient jamais pu complètement effacer. Les premiers rayons du soleil frappaient alors doucement ce type d’une vieillesse vénérable et de l’abnégation de soi-même, et donnaient à un œil terne et à un front sillonné de rides un air rayonnant de paix. Peut-être la douceur de cette expression extraordinaire appartenait-elle autant à l’heure du jour et à la saison de l’année qu’au caractère habituel de l’homme. Il s’y mêlait sans doute aussi le recueillement de la prière, qu’il venait de faire, suivant l’usage, au milieu du cercle de ses enfants et de ses domestiques, avant qu’ils sortissent des parties plus retirées du bâtiment, où ils avaient trouvé repos et sécurité pendant la nuit. Parmi les premiers aucun n’avait été absent, et les amples préparatifs qu’on faisait pour le déjeuner prouvaient suffisamment que le nombre des autres n’avait nullement diminué.

Le temps n’avait produit aucun changement bien frappant dans l’extérieur de Content. Il est vrai que son visage avait contracté une teinte plus brune, et que son corps commençait à perdre quelque chose de son élasticité et de sa vivacité, pour prendre les mouvements plus mesurés du moyen âge ; mais le calme habituel de son âme avait réglé en quelque sorte tous les mouvements de son corps. Son âge mûr n’avait pas tenu les promesses de sa jeunesse ; sa démarche, en un mot, avait toute la gravité de son esprit. Ses formes extérieures avaient subi peu de changement ; quelques cheveux blancs paraissaient çà et là sur son front, comme quelques brins de mousse indiquent les interstices d’un bâtiment solide d’ailleurs.

Il n’en était pas de même de sa bonne et affectueuse épouse. Cet air de douceur, qui avait d’abord touché le cœur de Content, se retrouvait encore en elle, malgré ses chagrins secrets. La fraîcheur de sa jeunesse avait fait place à la beauté plus durable et plus touchante d’une physionomie expressive. Les yeux de Ruth étaient toujours tendres, et son sourire toujours aimable ; mais ses yeux perdaient de leur expression, comme si les objets extérieurs ne pouvaient la distraire des tristes secrets de son cœur ; et ce sourire ressemblait à la froide lueur de cet astre qui ne brille que d’un reflet d’emprunt. Ses belles formes, le charme tout féminin de ses traits et sa voix mélodieuse lui restaient encore ; mais ces formes semblaient se flétrir prématurément sous l’empreinte d’un chagrin continuel ; cette physionomie était soucieuse et inquiète, même quand elle exprimait un sentiment de sympathie, et cette voix avait le plus souvent ce son aigu qui donne comme un démenti aux paroles les plus calmes. Cependant, aux yeux d’un observateur inattentif ou désintéressé, ce n’étaient là que les signes du déclin ordinaire de l’âge. Sa bienveillance était la même pour tous ceux qu’elle aimait : elle était au-dessus de cet égoïsme de la douleur qui n’a plus de sympathie pour les peines des autres. Est-il besoin de dire que c’était sa fille qu’elle avait perdue ? Si elle eût été certaine de sa mort, une chrétienne comme elle aurait renfermé dans la tombe ses espérances et ses regrets. Mais elle se disait sans cesse que sa fille n’était morte que pour elle ; sa résignation était apparente. Les regrets d’une mère parlent plus haut que toutes les consolations.

L’imagination de Ruth Heathcote n’avait jamais trompé sa raison dans des jours plus heureux. Ses visions de bonheur avec l’homme que son jugement et son inclination avaient choisi pour époux avaient été de nature à pouvoir être justifiées par l’expérience et la religion ; mais elle était destinée à apprendre qu’il existe dans le chagrin une poésie terrible qui l’emporte sur toutes les peintures d’une imagination exaltée. La brise d’été murmurait-elle, elle croyait entendre sa fille endormie respirer doucement ; il lui semblait que ses plaintes arrivaient à son oreille avec les mugissements du vent d’hiver. La question empressée, la tendre réponse à faire à son enfant, se présentaient à son esprit au milieu de tous ses soins domestiques. Les cris joyeux des enfants du village, que la brise du soir apportait, n’étaient pour elle qu’un son funèbre ; et la vue des amusements de l’enfance était une angoisse pour son cœur. Deux fois elle avait été mère depuis l’incursion des sauvages ; et, comme si elle eût été condamnée à voir toujours ses espérances se flétrir, les innocentes créatures auxquelles elle avait donné le jour reposaient côte à côte près de la base du fort ruiné. Elle s’y rendait souvent ; mais c’était moins pour pleurer que pour être victime des cruels souvenirs qu’évoquait son imagination. Elle pensait avec calme et même avec consolation aux enfants que la mort lui avait ravis ; mais quand ses pensées s’élevaient au séjour de la paix éternelle, et qu’elle essayait de revêtir d’un corps les formes d’un bienheureux, ses yeux y cherchaient celle qui n’y était peut-être pas, plutôt que les êtres dont elle croyait la félicité certaine. Quelque pénibles, quelque cruelles que fussent ces idées, il en était d’autres encore plus insupportables parce qu’elles se présentaient sous les traits d’une réalité plus certaine et qu’elles appartenaient à ce monde. Les habitants de la vallée pensaient généralement, et peut-être était-ce un bonheur pour eux, qu’une mort prompte avait scellé le sort de ceux qui étaient tombés entre les mains des sauvages lors de l’incursion qu’ils avaient faite. Ce résultat était conforme à leurs usages bien connus, quand ils étaient vainqueurs, et aux passions violentes qui les agitaient. Rarement ils épargnaient la vie de leurs captifs, à moins que ce ne fût pour ajouter de nouvelles cruautés à leur vengeance, ou pour offrir à une mère de leur tribu quelque consolation, en remplaçant par un prisonnier le fils qu’elle avait perdu. Ruth trouvait quelque consolation à se représenter sa fille sous la forme souriante d’un chérubin dans les cieux ; mais quand elle se la figurait encore vivante, exposée aux frimas de l’hiver, succombant sous les chaleurs brûlantes de l’été, réduite à une abjecte servitude, et souffrant avec patience le joug insupportable d’un maître, c’était pour elle une angoisse mortelle.

Quoique le père ne fût pas tout à fait exempt d’un semblable chagrin, il n’en était pas aussi constamment accablé. Il savait lutter en homme contre l’affliction. Quoique fermement convaincu que la mort avait mis les malheureux prisonniers à l’abri de nouvelles souffrances, il n’avait rien négligé de ce que pouvaient exiger sa tendresse pour une épouse désolée, son amour paternel et ses devoirs comme chrétien.

La terre était couverte de neige lors de l’incursion des Indiens, et le dégel qui survint immédiatement après avait effacé toutes les traces qui auraient pu indiquer la marche de ces ennemis rusés. On ne savait à quelle tribu ni même à quelle nation appartenaient ces maraudeurs. La paix de la colonie n’avait pas encore été ouvertement troublée, et cette attaque avait été un symptôme violent et féroce des maux dont on était menacé, plutôt que le commencement véritable des hostilités qui avaient depuis ce temps ravagé les frontières. Mais si la politique obligeait les colons à maintenir la paix, l’affection privée n’oublia aucun moyen pour effectuer la délivrance des infortunés captifs s’il était possible qu’ils eussent été épargnés.

Des messagers avaient été envoyés aux tribus les plus voisines, avec lesquelles on n’était en paix qu’à demi, et qui conspiraient déjà. On avait employé les promesses et les menaces pour tâcher d’apprendre quels étaient les sauvages qui avaient dévasté la vallée, et pour savoir, ce qui était encore plus intéressant, quel avait été le sort de leurs malheureuses victimes. Mais toutes les mesures qu’on avait prises pour connaître la vérité avaient échoué. Les Narragansetts affirmèrent que leurs ennemis constants, les Mohicans, agissant avec leur perfidie ordinaire, avaient pillé leurs amis les Anglais ; et les Mohicans, de leur côté, rejetèrent avec force cette imputation sur les Narragansetts ; d’autres fois quelques Indiens affectaient de faire de sombres allusions aux sentiments hostiles de guerriers farouches qui, sous le nom des Cinq Nations, vivaient, comme on le savait, dans les limites de la colonie hollandaise des Nouveaux-Pays-Bas. Quelques-uns parlaient aussi de la jalousie des visages pâles qui parlaient une autre langue que les Anglais[1]. En un mot, toutes les enquêtes ne produisirent aucun résultat ; et Content, après avoir permis à son imagination de lui représenter sa fille comme vivant encore, se trouva obligé d’admettre la probabilité qu’elle était ensevelie bien loin dans cet Océan de déserts qui couvrait alors la plus grande partie de ce continent.

Un jour, pourtant, un bruit de nature à ranimer les espérances éteintes était parvenu jusqu’aux oreilles de la famille. Un marchand ambulant, qui avait voyagé des établissements les plus reculés dans l’intérieur jusqu’à ceux des côtes de la mer, arriva dans la vallée, et dit qu’une jeune fille de l’âge que devait avoir alors celle dont la mort paraissait indubitable, vivait parmi les sauvages sur les bords des petits lacs de la colonie voisine. Il y avait une grande distance à parcourir pour s’y rendre ; ce voyage exposait à mille dangers, et le résultat n’en était nullement certain : cependant ce rapport réveilla l’espoir endormi depuis si longtemps. Mais Ruth ne faisait jamais aucune demande qui aurait pu exposer son mari à quelque danger sérieux, et depuis plusieurs mois celui-ci avait même cessé de parler d’un sujet qui occupait les pensées de toute la famille. La voix de la nature ne s’en faisait pourtant pas moins entendre à son cœur ; ses yeux, toujours calmes et réfléchis, étaient devenus plus pensifs ; des traces plus profondes de souci s’étaient gravées sur son front ; enfin la mélancolie prit possession d’une physionomie qui était ordinairement si tranquille.

Ce fut précisément cette époque qu’Ében Dudley choisit pour faire l’aveu formel de ses sentiments à Foi, à qui il faisait la cour depuis assez longtemps à sa manière, c’est-à-dire de distance en distance. Un de ces hasards bien amenés qui procuraient de temps en temps au jeune habitant des frontières un tête-à-tête avec sa maîtresse, lui permit d’accomplir son dessein, et il s’exprima assez clairement. Foi l’écouta sans montrer aucun de ses caprices ordinaires, et lui répondit aussi franchement que le cas semblait l’exiger.

— C’est bien, Ében Dudley, lui dit-elle, et ce n’est que ce qu’une honnête fille a droit d’attendre d’un jeune homme qui a pris, comme toi, tant de moyens pour gagner ses bonnes grâces. Mais celui qui veut me charger de faire le tourment de sa vie a un devoir solennel à remplir avant que je réponde à ses désirs.

— J’ai été dans les villes situées plus bas dans le pays, et j’y ai vu leurs manières de vivre ; j’ai été au-delà des frontières de la colonie pour retenir les Indiens dans leurs wigwams, lui répondit son amant, voulant lui prouver qu’il avait fait tous les exploits qu’on pouvait raisonnablement attendre d’un homme décidé à se lancer sur la mer hasardeuse du mariage. J’ai presque conclu le marché avec le jeune capitaine pour le lot de terre sur la montagne et pour un terrain dans le village ; et comme les voisins ne se feront pas tirer l’oreille pour m’aider, je ne vois rien qui…

— Tu te trompes, Dudley, si tu crois que tes yeux puissent voir ce que tu dois faire avant qu’une seule et même fortune devienne ta propriété et la mienne. As-tu remarqué comme les joues de madame ont pâli, comme ses yeux sont devenus creux depuis que le marchand de pelleteries a passé par ici la semaine du grand orage ?

— Je ne puis dire que j’aie remarqué beaucoup de changement dans l’extérieur de madame, autant que je puis m’en souvenir, répondit Dudley, qui ne pouvait passer pour un observateur exact en ce genre, quoiqu’il ne manquât pas d’attention pour ce qui concernait plus intimement ses affaires journalières. Elle n’est pas jeune et fraîche comme toi, Foi, et c’est bien rarement que nous voyons…

— Je te dis que, c’est le chagrin qui a produit ces changements, et qu’elle ne vit que dans le souvenir de son enfant.

C’est porter le deuil au-delà des bornes de la raison. Sa fille est en paix, de même que ton frère Whittal ; il n’y a pas à en douter. Si nous n’avons pas trouvé leurs os, c’est le feu qui en a été cause, car il ne nous a laissé que peu de chose à dire de…

— Ta tête est un vrai cimetière, Dudley ; mais cet échantillon de son ameublement ne me suffira pas. Celui qui veut être mon mari doit être sensible aux chagrins d’une mère.

— Que se passe-t-il donc dans ton esprit, Foi ? Est-ce qu’il m’est possible de rappeler les morts à la vie, ou de replacer dans les bras de ses parents un enfant qu’ils ont perdu depuis tant d’années ?

— Oui… N’ouvre pas de si grands yeux, comme si la lumière entrait pour la première fois dans l’obscurité d’un cerveau qui n’est rempli que par des brouillards. Je te le répète, oui.

— Je suis charmé d’avoir obtenu de toi cette déclaration, car j’ai déjà perdu trop de temps de ma vie à des galanteries qui n’avaient aucun but, tandis que la prudence et l’exemple de tous ceux qui m’entourent doivent m’apprendre que, pour devenir un père de famille et être regardé comme un colon raisonnable, j’aurais dû commencer un défrichement, et me marier il y a déjà quelques années. Je désire me conduire avec justice à l’égard de tout le monde, et comme je t’ai donné lieu de croire que le jour pourrait venir où nous vivrions ensemble comme il convient à des gens de notre état, j’ai cru devoir te proposer de courir avec moi les chances de la vie ; mais puisque tu me demandes des choses impossibles, je vois qu’il faut que je cherche ailleurs.

— Tu as toujours été le même, Dudley. Quand la bonne intelligence règne entre nous, tu trouves toujours quelque cause de mécontentement et tu rejettes le blâme sur moi ; et Dieu sait si je fais rarement quelque chose qui puisse t’offenser. Quelle folie te fait rêver que je demande une chose impossible ? Certainement, Dudley, tu n’as pas remarqué de quelle manière madame se laisse consumer peu à peu par le chagrin ; tu n’as pas vu toute l’affliction d’une mère, sans quoi tu aurais écouté avec plus de complaisance le plan d’un voyage qui ne serait pas bien long, pour savoir si la jeune fille dont le marchand a parlé est celle que la famille a perdue ou l’enfant de quelque étranger.

Quoique Foi s’exprimât avec dépit, elle y mêlait de la sensibilité ; son œil noir était humide, et les couleurs de sa joue brune devenaient plus vives. Son compagnon trouva donc de nouvelles raisons pour oublier son mécontentement, qui fit place à un sentiment de compassion ; car son cœur, quoique peu facile à émouvoir, n’était jamais entièrement fermé à la pitié.

— Si un voyage de quelques centaines de milles est tout ce que tu me demandes, Foi, répondit-il d’un ton amical, pourquoi me parler en paraboles ? il ne fallait qu’un mot pour m’y décider. Nous serons mariés le jour du sabbat prochain, et, s’il plaît au ciel, le mercredi ou le samedi suivant au plus tard, je prendrai le chemin indiqué par le marchand.

— C’est trop de délai, il faut que tu partes demain au soleil levant. Plus tu mettras d’activité dans ce voyage, plus tôt tu auras le pouvoir de me faire repentir d’une folie.

Foi se laissa pourtant persuader de se relâcher de cette sévérité. Ils furent mariés le dimanche ; et dès le lendemain Content et Dudley quittèrent la vallée pour aller chercher la tribu éloignée où la violence avait transplanté le rejeton d’une autre race.

Nous n’entrerons pas dans le détail des dangers qu’ils coururent et des privations qu’ils eurent à supporter dans une telle expédition. Ils traversèrent l’Hudson, la Delaware et le Susquehannah, rivière que les habitants de la Nouvelle-Angleterre ne connaissaient presque encore que de nom ; et, après un voyage pénible et hasardeux, ils arrivèrent au premier de ces petits lacs intérieurs dont les bords sont maintenant embellis par tant de fermes et de villages. Là, au milieu de tribus sauvages, exposé à des périls de toute espèce, et uniquement soutenu par la présence d’un compagnon que les fatigues et les dangers ne pouvaient aisément rebuter, Content commença à chercher sa fille avec le plus grand soin.

Enfin il se trouva une peuplade parmi laquelle vivait une jeune captive qui répondit à la description que le marchand en avait faite. Combien fut ému Content en approchant du village qui contenait cette descendante d’une race blanche ! Il n’avait pas caché le motif de son voyage, et le caractère sacré sous lequel il se présentait excita le respect et la pitié même des habitants barbares du désert. Une députation des chefs vint le recevoir, et le conduisit dans un wigwam où l’on alluma le feu du conseil. Un interprète exposa sous le jour le plus favorable les intentions pacifiques des deux voyageurs, la demande qu’ils avaient à faire, et montra les objets qu’ils avaient apportés pour la rançon de la prisonnière. Le sauvage américain ne relâche pas aisément un individu naturalisé dans sa tribu. Mais l’air de douceur de Content et sa noble confiance touchèrent la sensibilité secrète de ces enfants des bois, généreux, quoique féroces. Ils envoyèrent chercher la captive, pour qu’elle se présentât devant les anciens de la peuplade.

Aucune expression ne pourrait peindre la sensation qu’éprouva Content au premier coup d’œil qu’il jeta sur cette fille adoptive des sauvages. Elle paraissait être du même âge qu’aurait eu sa fille ; mais au lieu des cheveux blonds et des yeux d’azur de l’ange qu’il avait perdu, il vit une jeune fille dont les yeux noirs comme le jais et la chevelure de même couleur annonçaient plutôt le sang français du Canada que la race saxonne dont il descendait. Le père n’avait pas une grande vivacité d’esprit dans les occupations ordinaires de la vie, mais en ce moment la nature l’inspirait, et il n’eut pas besoin d’un second regard pour voir que ses espérances avaient été cruellement trompées. Un gémissement à demi étouffé s’échappa de son cœur ; mais il reprit sur-le-champ son empire sur lui-même avec toute la dignité de la résignation chrétienne. Il se leva, remercia les chefs de leur indulgence, et ne leur cacha pas la méprise qui lui avait fait entreprendre un voyage si inutile.

Tandis qu’il parlait ainsi, les signes et les gestes de Dudley lui apprirent que son compagnon avait quelque chose d’important à lui communiquer. Dans une entrevue particulière, son ami lui fit sentir qu’il serait à propos de dissimuler la vérité, afin de tirer cette jeune fille des mains de ses maîtres sauvages. Il était alors trop tard pour recourir à une supercherie qui aurait pu les conduire à ce but si les principes austères de Content lui eussent permis d’employer cet artifice. Mais se mettant à la place du père inconnu, qui probablement gémissait comme lui sur le sort incertain de sa fille, il offrit pour le rachat de la jeune captive la rançon qu’il avait apportée pour celui de la fille qu’il cherchait. Son offre fut refusée. Trompés dans toutes leurs espérances, les deux amis furent obligés de quitter le village, plus tristes encore que fatigués.

Si quelqu’un de ceux qui lisent ces pages a jamais connu les tourments de l’incertitude sur un enfant chéri, il saura apprécier les souffrances d’une mère pendant le mois que son mari employa à ce pèlerinage. Quelquefois l’espoir brillait dans son cœur, et le plaisir rendait à ses joues leur ancien coloris, et à ses yeux tout leur éclat. La première semaine de l’absence des deux amis fut presque pour elle un temps de bonheur. Le résultat qu’elle espérait de ce voyage lui en fit presque oublier les dangers, et quoique la crainte fît de temps en temps battre bien vivement le cœur de cette mère affligée, l’espoir était le sentiment qui y dominait. On la voyait parcourir sa maison avec une physionomie où la joie luttait contre l’habitude d’une douce gravité, et ses sourires commençaient de nouveau à briller d’un bonheur renaissant. Jusqu’au jour de sa mort le vieux Mark Heathcote n’oublia jamais la sensation soudaine qu’il éprouva quand, dans un moment où il ne s’y attendait nullement, il entendit rire la femme de son fils. Quoique des années se fussent écoulées depuis l’instant où ce son extraordinaire s’était fait entendre jusqu’au moment de notre histoire où nous sommes parvenus, ce phénomène ne s’était jamais répété. Une autre circonstance avait contribué à ajouter encore aux espérances de Ruth. En arrivant à une journée de distance de la peuplade parmi laquelle il avait appris qu’il se trouvait une jeune captive blanche, Content avait trouvé une occasion pour l’instruire de la perspective favorable qui s’offrait à lui. Ce fut au milieu d’un espoir bien fondé que le désappointement vint glacer de nouveau le cœur de la malheureuse mère, et le bonheur qu’elle avait goûté d’avance fut détruit par le plus cruel de tous les maux, celui d’une attente trompée.

Le soleil allait se coucher lorsque Content et Dudley arrivèrent aux premiers défrichements en rentrant dans la vallée. Le chemin qu’ils suivaient traversait le flanc d’une montagne, et il s’y trouvait un endroit d’où l’on pouvait voir distinctement, à travers les arbres, les bâtiments déjà élevés sur les cendres de ceux qui avaient été incendiés. Jusqu’alors le père, l’époux, s’était cru en état de supporter le choc douloureux qu’il prévoyait, lorsqu’il rendrait compte de son infructueux voyage. Mais en ce moment il s’arrêta, et pria son compagnon de prendre les devants, et de porter la première nouvelle du peu de succès d’une mission qu’une erreur leur avait fait entreprendre. Peut-être Content ne savait-il trop lui-même ce qu’il désirait alors ; peut-être ignorait-il à quelle inexpérience il confiait une tâche qui exigeait une délicatesse plus qu’ordinaire. Il sentait seulement son incapacité, et avec une faiblesse que ses sensations pouvaient seules excuser, il vit partir son ami sans lui donner d’autres instructions, et sans autre guide que la nature.

Quoique Foi n’eut témoigné aucune inquiétude marquée pendant l’absence des voyageurs, son œil actif fut le premier qui reconnut son mari, pendant qu’il traversait les champs d’un pas qui annonçait la fatigue, en se dirigeant vers les bâtiments de la vallée. Longtemps avant que Dudley fût arrivé, tous les habitants de la maison s’étaient réunis sur la terrasse. L’accueil qu’il reçut ne fut pourtant ni empressé ni bruyant. Il s’approcha au milieu d’un silence si profond et si général, qu’il en fut déconcerté, et qu’il en oublia un plan qu’il avait conçu pour annoncer convenablement la nouvelle qu’il apportait. Sa main était sur la porte de la petite cour, et cependant personne ne parlait, son pied était sur les marches, et nulle voix ne se faisait entendre pour lui dire qu’il était le bienvenu. Les regards du petit groupe étaient fixés sur Ruth plutôt que sur le voyageur qui s’approchait. Elle était pâle comme la mort ; ses yeux fixes indiquaient l’effort de son courage, et ses lèvres tremblaient à peine quand, obéissant à un sentiment plus fort que celui qui l’avait si longtemps accablée, elle s’écria :

— Ében Dudley, où as-tu laissé mon mari ?

— Le jeune capitaine était fatigué, et il s’est arrêté sur le second défrichement de la montagne ; mais un si bon marcheur ne peut être bien loin en arrière, nous le verrons bientôt dans la clairière du bouleau mort, et c’est là que j’invite madame à…

— Je reconnais la tendresse ordinaire d’Heathcote ; c’est elle qui l’a fait songer à cette prudente précaution, dit Ruth avec un sourire si attrayant qu’il donna à sa physionomie une expression céleste. Cependant elle était inutile, ajouta-t-elle, car il devait savoir que nous plaçons notre force sur le roc des siècles. Dis-moi comment ma fille chérie a supporté la fatigue d’un voyage si pénible ?

Les yeux errants de Dudley avaient passé successivement d’un individu à l’autre, et ils finirent par se fixer sur sa femme, qu’il regardait d’un air distrait.

— Oui, reprit Ruth, et tu peux voir que Foi n’a perdu aucun de ses agréments extérieurs pendant ton absence, et elle s’est bien comportée tant comme mon aide que comme ta femme. Dis-moi maintenant, cette chère enfant a-t-elle eu la force qu’exigeait un tel voyage ? Sa faiblesse n’a-t-elle pas retardé votre marche ?… Mais je te connais, Dudley : tu l’as portée bien souvent dans tes bras vigoureux en gravissant des montagnes escarpées et en traversant de dangereux marécages. Tu ne me réponds pas, s’écria-t-elle en concevant enfin des alarmes et en appuyant fortement la main sur son épaule ; puis le regardant en face, quoiqu’il cherchât à se détourner, elle parut lire jusqu’au fond de son âme.

Dudley changea de visage, sa large poitrine s’enfla, et de grosses larmes tombèrent le long de ses joues. Prenant le bras de Ruth dans une de ses mains robustes, il employa, avec respect, la force pour l’écarter ; et poussant ensuite sa femme sans cérémonie, il passa à travers le cercle assemblé autour de lui, et entra dans la maison à pas de géant.

La tête de Ruth tomba sur sa poitrine, la pâleur se répandit de nouveau sur ses joues, et ce fut alors, pour la première fois, que ses yeux et sa physionomie prirent cette expression de chagrin intérieur qui était si pénible à voir, et qui devint si constante en elle. Depuis cette époque jusqu’à celle où nous faisons reparaître sous les yeux de nos lecteurs la famille de Wish-ton-Wish, on n’apprit rien qui pût servir à diminuer ou à accroître ses cruels regrets.



  1. La colonie de New-York étant originairement un établissement hollandais, une grande rivalité existait entre les Hollandais et les Anglais, et de continuelles discussions s’élevaient au sujet des limites. Les premiers réclamaient le territoire entre la rivière de Connecticut et la baie de Chesapeake, qui contient maintenant les États de Delaware, de Pensylvanie, de New-Jersey, New-York et une partie du Connecticut. Comme cette spacieuse ceinture de terres séparait les colonies anglaises du Nord de celles du Sud, les premières reçurent le nom de Nouvelle-Angleterre, pour les distinguer des autres qui conservent encore celui de Pays-Bas.