Les Puritains d’Amérique/Chapitre XX

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 223-237).

CHAPITRE XX.


Monsieur, il n’a jamais goûté les friandises qu’on trouve dans un livre : il n’a jamais, en quelque sorte, ni mangé de papier, ni bu d’encre. Son cerveau est vide ; ce n’est qu’un animal, et il n’est sensible qu’à l’épiderme.
Shakspeare.



Voici Foi qui nous apporte des nouvelles du vieillard, dit le mari de la femme dont nous venons d’esquisser si facilement le caractère, en arrivant au commencement de la matinée sur la terrasse, au milieu du groupe dont nous avons déjà fait mention. L’enseigne est allé faire une reconnaissance cette nuit sur les montagnes avec quelques hommes d’élite ; et peut-être est-elle chargée de nous faire part de ce qu’ils peuvent avoir appris relativement aux traces inconnues qui ont été remarquées.

— Le pied lourd de Dudley aura à peine gravi la montagne qui forme nos limites, et où l’on dit qu’on a vu des traces de moccasins, dit un jeune homme dont tout l’extérieur annonçait l’agilité et la santé. À quoi bon faire des reconnaissances quand la fatigue du chef ne permet pas d’aller aussi loin qu’il le faudrait ?

— Si tu crois que ton jeune pied est en état de le disputer à celui d’Ében Dudley, tu pourras trouver l’occasion de reconnaître ton erreur avant que le danger de cette attaque des Indiens soit passé. Tu es trop volontaire et trop opiniâtre, Mark, pour qu’on te confie la conduite de détachements qui peuvent avoir à garantir la sûreté de tous ceux qui demeurent dans cette vallée.

Le jeune homme parut mécontent ; mais, craignant que son père ne s’en aperçût et qu’il ne regardât son humeur comme un manque de respect, il se tourna d’un autre côté, fronçant les sourcils, laissant ses yeux s’arrêter un instant sur une jeune fille, dont les joues étaient aussi vermeilles que l’horizon du côté de l’orient, et qui lui jeta un regard à la dérobée, d’un air timide, tout en s’occupant des préparatifs du déjeuner.

— Quelles nouvelles nous apportes-tu de l’enseigne du Whip-poor-Whill ? demanda Content à Foi dès qu’elle entra dans la cour ; Dudley est-il revenu des montagnes, ou quelque voyageur t’a-t-il appris des choses dont tu viens nous faire part ?

— Je n’ai pas vu mon mari depuis qu’il a ceint l’épée qui indique son grade, répondit Foi en arrivant sur la terrasse et en adressant un signe de tête à chacun de ceux qui s’y trouvaient ; et quant aux étrangers, quand l’horloge sonnera midi, il y aura un mois qu’il n’en est entré un seul chez moi. Mais je ne me plains pas de manquer de pratiques, car l’enseigne ne veut jamais quitter la maison pour aller travailler à la terre tant qu’il trouve quelqu’un disposé à lui remplir les oreilles des merveilles des anciens pays, ou même à lui conter les nouvelles des colonies.

— Foi, dit Ruth, tu parles bien légèrement d’un homme qui a droit à ton respect et à ton affection.

— L’affection due à un mari et le respect qu’il faut avoir pour un officier de la colonie, madame Heathcote, forment un fardeau qui n’est pas facile à porter. Si le représentant du roi avait donné à mon frère Reuben le grade d’enseigne et avait laissé Dudley la hallebarde à la main, il les aurait traités tous deux selon leur mérite, et cela n’en aurait fait que plus d’honneur à l’établissement.

— Le gouverneur a distribué ses faveurs d’après l’avis de gens en état d’en juger, répliqua Content : Ében s’est distingué au premier rang dans l’affaire sanglante des plantations, et son courage a donné l’exemple à tous ceux qui se trouvaient avec lui. S’il continue à se montrer aussi brave et aussi loyal, tu pourras vivre assez pour te voir la femme d’un capitaine.

— Ce ne sera pas pour la gloire qu’il a acquise dans sa marche de cette nuit ; car le voilà là-bas qui arrive sain et sauf, à ce qu’il paraît, et avec l’appétit d’un César, oui, et d’un régiment tout entier, j’en réponds. Ce n’est pas une bagatelle qui peut le rassasier après une course semblable. Fasse le ciel qu’il ne soit pas blessé pourtant, car je vois auprès de lui notre voisin Ergot !

— Il y a encore un autre compagnon, car je vois derrière eux quelqu’un dont je ne reconnais ni l’air ni la tournure. Dudley a trouvé la piste, et il ramène un prisonnier. Oui, c’est un sauvage qui a la figure peinte et qui porte son vêtement de peau.

Cette annonce fit lever toute la compagnie ; car la crainte d’une incursion des Indiens agissait fortement sur les esprits de tous ceux qui demeuraient dans ce lieu retiré. On ne prononça plus un seul mot jusqu’au moment où Dudley et ses compagnons arrivèrent.

Les yeux vifs de Foi examinèrent en un instant toute la personne de son mari, et, convaincue qu’il n’avait reçu aucune blessure, elle retrouva toute sa légèreté d’esprit, et fut la première à lui adresser la parole :

— Eh bien ! enseigne, s’écria-t-elle, peut-être piquée d’avoir laissé voir qu’elle prenait plus d’intérêt à lui qu’il ne lui plaisait de le faire paraître, votre campagne ne vous a-t-elle valu aucun meilleur trophée que celui-ci ?

— Ce drôle n’est pas un chef, ce n’est pas même un guerrier, à en juger par son air gauche et par sa marche pesante. Cependant il était à rôder dans les environs de l’établissement, et nous avons jugé prudent de l’amener ici, répondit le mari en s’adressant à Content, et se bornant à répondre à sa femme par un signe de tête. Ma reconnaissance ne m’a rien fait découvrir ; mais mon frère Ring a trouvé la piste de l’homme que vous voyez, et nous n’avons pas eu peu d’embarras en voulant le sonder, comme l’a dit le bon docteur Ergot, sur les motifs de son arrivée dans ce voisinage.

— De quelle tribu est ce sauvage ?

— Nous avons eu quelque discussion à ce sujet, répondit Dudley en jetant un regard de côté sur le docteur. Les uns ont dit que c’est un Narragansett, les autres le croient issu d’une race beaucoup plus à l’est.

— En donnant la première opinion, dit Ergot, je ne voulais parler que de ses habitudes secondaires ou acquises ; car, quant au fond de la question, c’est indubitablement un homme blanc.

— Un homme blanc ! répétèrent tous ceux qui l’entouraient.

— Sans le moindre doute, et c’est ce qu’on peut voir par plusieurs détails de sa conformation extérieure, la forme de sa tête, les muscles des bras et des jambes, la tournure, la démarche, et beaucoup d’autres indices qui sont familiers à ceux qui ont fait leur étude des différences physiques qui existent entre les deux races.

— Et voici un des indices, ajouta Dudley en entrouvrant la peau qui couvrait la partie supérieure du corps du prisonnier, et en offrant ainsi à tous les yeux la preuve qui avait dissipé ses propres doutes d’une manière si satisfaisante. Il est possible que la couleur de la peau ne soit pas une démonstration aussi positive que les signes dont vient de parler notre voisin Ergot ; mais c’est quelque chose qui peut aider un homme qui n’a que peu de science à se former une opinion sur ce sujet.

— Madame ! s’écria Foi avec tant de vivacité qu’elle fit tressaillir celle à qui elle s’adressait, pour l’amour du ciel, faites apporter du savon, et qu’on débarrasse bien vite la figure de cet homme de toute cette peinture.

— De quelle folie ton cerveau est-il attaqué ? lui dit l’enseigne, qui depuis quelque temps affectait cet air de gravité et de supériorité qu’il pouvait croire convenables au grade qu’il occupait. Nous ne sommes pas en ce moment sous le toit de Whip-poor-Will, ma femme ; nous nous trouvons en présence de gens qui n’ont pas besoin de tes conseils pour faire un examen officiel.

Foi n’écouta point cette observation. Au lieu de laisser une servante s’acquitter de la besogne qu’elle avait recommandée, elle s’en occupa elle-même sur-le-champ, et elle le fit avec une dextérité qu’elle avait acquise par une longue pratique, et avec un zèle qui semblait excité par quelque émotion extraordinaire. En une minute, toutes les couleurs factices disparurent du visage du prisonnier ; et, quoique son teint fût très-basané pour avoir été longtemps exposé à des vents piquants et à un soleil ardent, sa figure annonçait, aussi bien que sa peau, un homme qui avait des Européens pour ancêtres. Tous les yeux suivaient avec un intérêt de curiosité les mouvements empressés de celle qui opérait cette métamorphose ; et lorsqu’elle eut terminé sa courte tâche, un murmure général de surprise se fit entendre.

— Cette mascarade doit avoir un motif, dit Content après avoir examiné avec attention la physionomie gauche et sans expression qui était exposée à tous les regards ; j’ai entendu parler de chrétiens qui se sont vendus par intérêt, et qui, oubliant leur religion et l’amour de leur race, se sont ligués avec les sauvages pour piller nos établissements. Ce drôle a dans les yeux toute la subtilité des colons français du Canada.

— Retirez-vous, retirez-vous ! s’écria Foi en se plaçant devant lui ; et, appuyant ses deux mains sur le front du prisonnier, dont les cheveux étaient coupés à la manière des Indiens, comme pour mieux reconnaître ses traits, elle ajouta : — Ne parlez ni de lignes, ni de Français, ni de toutes ces folies ! Ce n’est ni un mécréant ni un conspirateur : c’est un pauvre innocent. — Whittal ! mon frère Whittal, me reconnais-tu ?

Les pleurs coulaient de ses yeux en abondance, tandis qu’elle examinait les traits de son frère idiot, dont l’œil brilla d’un de ces éclairs subits d’intelligence qui ne sont pas incompatibles avec la démence, et qui, avant de lui répondre, se mit à rire d’un air niais.

— Les uns parlent comme des hommes d’au-delà des mers, et les autres comme des hommes des bois, dit-il ; mais n’y aurait-il pas dans le Wigwam quelque chose comme de la chair d’ours ou une bouchée d’hominy ?

Si la voix d’une personne connue pour être depuis longtemps dans la tombe se fût fait entendre à cette famille, elle aurait à peine produit une sensation plus profonde que ne le fit cette découverte subite et inattendue du caractère du prisonnier. L’étonnement faisait régner un silence général, quand on vit Ruth s’avancer devant Whittal les mains jointes, les yeux suppliants, et dans une sorte d’angoisse.

— Si tu as dans le cœur quelque sentiment de pitié, lui dit-elle d’une voix dont la vive émotion aurait pu rendre la raison à un être à qui il en serait resté encore moins qu’à celui à qui elle s’adressait, dis-moi si ma fille vit encore !

— C’est une bonne fille, dit-il en accompagnant ce peu de mots de son rire niais et hébété ; après quoi il tourna les yeux, avec une espèce de surprise stupide, sur Foi, dont la physionomie avait subi moins de changement que les traits expressifs, mais flétris, de celle qui était devant lui.

— Laissez-moi le soin de l’interroger, ma chère Madame, s’écria Foi ; je connais son caractère, et j’ai toujours eu plus d’empire sur lui que qui que ce soit.

Cette demande était inutile. L’agitation violente qu’éprouvait la malheureuse mère l’avait rendue incapable de faire de nouveaux efforts pour soutenir la lutte qui avait lieu dans son sein. Elle tomba sans connaissance entre les bras de Content, qui était près d’elle, et on l’emporta dans l’intérieur de la maison ; toutes les femmes la suivirent pour lui donner des secours, et pendant quelques minutes il ne resta que des hommes sur la terrasse.

— Whittal, mon ancien camarade ! Whittal Ring ! dit le fils de Content en s’avançant, les yeux humides, pour lui prendre la main, as-tu oublié le compagnon de ton enfance ? C’est le jeune Mark Heathcote qui te parle.

Whittal le regarda un instant, comme s’il eût cherché à le reconnaître ; mais bientôt, secouant la tête, il se retira avec un air de mécontentement, en murmurant assez haut pour être entendu :

— Comme les visages pâles sont menteurs ! Voici un de ces grands coquins qui veut se faire passer pour un enfant !

Il continua à parler quelques instants ; mais personne ne put le comprendre, parce qu’il avait tout à coup pris le dialecte de quelque tribu indienne.

— L’esprit de ce malheureux jeune homme a été encore plus abruti par la vie qu’il a menée avec les sauvages, qu’il ne l’avait été par la nature, dit Content, qui, rappelé par l’intérêt qu’il prenait à cette scène, était déjà revenu avec Foi et quelques autres sur le lieu où elle se passait. Que sa sœur lui parle avec ménagement, et avec le temps et le secours du ciel, nous apprendrons la vérité.

Le sentiment d’amour paternel qui faisait parler ainsi Content donnait une nouvelle autorité à ses paroles ; le groupe qui se pressait autour de l’objet de la curiosité générale recula à quelque distance, et ce qu’on pourrait appeler la solennité d’un interrogatoire officiel succéda aux questions empressées et irrégulières qu’on avait adressées au pauvre idiot de retour après sa longue absence.

Les domestiques restèrent debout, formant un demi-cercle derrière le fauteuil du vieux Puritain ; Content s’assit à côté de son père ; Foi se plaça, avec son frère, sur les degrés qui conduisaient de la terrasse dans la maison, de manière que chacun pût les entendre. Whittal ne faisait attention qu’aux aliments que sa sœur venait de lui présenter.

— Maintenant, Whittal, lui dit Foi, tandis qu’un profond silence prouvait combien ses auditeurs étaient attentifs, je voudrais savoir si tu te souviens du jour où je t’ai donné un habit dont le drap venait d’au-delà des mers, et du plaisir que tu avais à en admirer la couleur brillante pendant que tu gardais les vaches ?

Whittal la regarda en face, comme s’il eût entendu le son de sa voix avec quelque plaisir ; mais, au lieu de lui répondre, il continua à dévorer avec avidité la nourriture, grâce à laquelle elle avait espéré regagner sa confiance.

— Sûrement, mon frère, tu n’as pas oublié si promptement le présent que je t’ai fait, ce que j’ai acheté avec l’argent que j’avais gagné en travaillant à mon rouet pendant la nuit. Tu étais alors aussi brillant que ce paon qui étale là-bas sa belle queue. Mais je te ferai présent d’un autre habit, afin que tu puisses aller à l’exercice avec nos jeunes gens.

Whittal laissa tomber le manteau de peau qui lui couvrait les épaules, et répondit en étendant le bras avec la gravité d’un Indien :

— Whittal est un guerrier maintenant ; il n’a pas le temps d’écouter les propos des femmes.

— Tu oublies que, par les matinées les plus froides, c’était toujours moi qui t’apportais ton déjeuner, lorsque tu gardais nos troupeaux ; sans cela, tu ne me donnerais pas le nom de femme.

— As-tu jamais suivi la piste d’un Pequot ? Sais-tu pousser le cri de guerre parmi les hommes ?

— Qu’est-ce que le cri de guerre des Indiens auprès du bêlement de tes moutons et du mugissement de tes bestiaux dans les pâturages ? Tu te rappelles le son de leurs clochettes, quand ils paissaient le soir dans le taillis de deux ans ?

L’ancien berger tourna la tête, et eut l’air d’écouter avec la même attention qu’un chien qui entend le bruit des pas de quelqu’un qui approche ; mais le souvenir qui semblait l’occuper ne fut qu’un éclair, et l’instant d’après il ne songea plus qu’à une affaire plus importante, et peut-être plus urgente, celle d’apaiser sa faim.

— Tu as donc perdu l’usage des oreilles ? continua sa sœur, sans quoi tu ne dirais pas que tu as oublié le son des clochettes.

— As-tu jamais entendu un loup hurler ? Voilà un son pour un chasseur ! J’ai vu le grand-chef percer la panthère rayée, quand le plus brave guerrier de la tribu devenait blanc comme un lâche visage pâle en voyant les bonds qu’elle faisait.

— Ne me parle ni de tes bêtes féroces ni de ton grand-chef ; rappelons-nous plutôt le temps où nous étions jeunes, et où tu trouvais du plaisir aux jeux de l’enfance des chrétiens. As-tu oublié, Whittal, comme nous allions jouer sur la neige, quand notre mère nous permettait d’employer ainsi nos moments de loisir ?

— Nipset a une mère qui est dans son Wigwam, mais il ne lui demande pas sa permission pour aller à la chasse. Nipset est homme, et aux neiges prochaines ce sera un guerrier.

— Pauvre insensé ! C’est la perfidie des sauvages qui a chargé ta faiblesse des fers de leur astuce. Ta mère était une chrétienne, Whittal, une femme blanche, une bonne mère, qui gémissait de ton peu d’intelligence. Ne te souviens-tu pas, ingrat que tu es, des soins qu’elle prenait de toi dans ton enfance, dans tes maladies ? de la manière dont elle fournissait à tous tes besoins ? Qui te nourrissait quand tu avais faim ? Qui avait compassion de ta faiblesse d’esprit, quand les autres ne faisaient que la mépriser ou en rire ?

Whittal regarda un instant les traits animés de sa sœur, comme si un faible souvenir du passé se fût présenté à son esprit ; mais les sensations purement animales l’emportèrent bien vite, et il se remit à manger.

— C’est plus que la patience humaine ne peut endurer ! s’écria Foi. Regarde-moi, pauvre créature, et dis-moi si tu reconnais celle qui a remplacé pour toi la mère dont tu ne veux pas te souvenir ; celle qui a veillé à ce qu’il ne te manquât jamais rien, qui n’a jamais refusé d’écouter tes plaintes, qui a adouci toutes tes souffrances ? Regarde-moi en face ; te dis-je ; me reconnais-tu ?

— Certainement, répondit Whittal avec son rire mais, mais avec une expression de physionomie qui semblait indiquer qu’il la reconnaissait à demi. Tu es une femme des visages pâles ; une femme, j’en réponds, qui ne sera jamais satisfaite qu’elle n’ait sur le dos toutes les fourrures de l’Amérique, et tout le gibier de nos bois dans sa cuisine. Sais-tu comment cette race maudite arriva dans nos forêts pour les voler aux guerriers du pays ?

L’espoir de Foi se trouvait trop cruellement déçu pour qu’elle pût continuer à l’écouter patiemment ; mais en ce moment une femme parut à son côté, et, par un geste qui annonçait sa volonté avec douceur, elle l’invita à flatter l’humeur de son frère.

C’était Ruth, dont les joues pâles et les yeux inquiets semblaient le miroir de la tendresse maternelle. Quoiqu’elle eût succombé à la violence de son émotion bien peu de temps auparavant, le sentiment sacré qui la soutenait alors semblait lui tenir lieu de toute autre assistance ; et Content lui-même, quand il la vit entrer dans le cercle, crut devoir ne lui faire aucune remontrance pour l’arrêter, ni avoir besoin de la suivre pour la secourir au besoin. Le geste expressif qu’elle fit en arrivant semblait dire : — Ne vous lassez pas, et ayez toute l’indulgence possible pour la faiblesse d’esprit de ce jeune homme.

Le respect habituel qu’avait pour elle la femme de Dudley l’arma d’une nouvelle patience, et elle se disposa à obéir.

— Et que dit la sotte tradition dont tu parles ? demanda-t-elle à son frère, espérant que le cours de ses idées n’aurait pas encore eu le temps de changer de direction.

— C’est ce que disent tous les vieillards des villages, et ce qu’ils disent est vrai comme l’Évangile. Toutes ces montagnes et ces vallées que vous voyez autour de vous étaient autrefois couvertes de forêts qui ne craignaient pas la hache et qui étaient remplies de gibier. Il y a dans notre tribu des coureurs et des chasseurs qui ont été toujours tout droit vers le soleil couchant, tant que leurs jambes ont pu les porter, et jusqu’à ce qu’ils ne vissent plus les nuages suspendus sur le grand lac d’eau salée, et ils ont trouvé partout la terre aussi belle que cette montagne que vous voyez là-bas, des rivières, et des lacs remplis de poissons et de castors, et de grands arbres, et des bois où les daims sont aussi nombreux que les grains de sable sur le bord de la mer. Le Grand-Esprit avait donné toutes ces terres et toutes ces eaux aux hommes à peau rouge, car il les aimait parce qu’ils sont fidèles à leurs amis, et qu’ils haïssent leurs ennemis, et qu’ils savent comment leur enlever leurs chevelures… La neige a tombé et s’est fondue mille fois depuis que ce don précieux leur a été fait, continua Whittal, qui parlait avec le ton grave d’un homme qui rapporte une tradition importante, quoiqu’il ne fît probablement que répéter ce qu’il avait entendu dire si souvent que le souvenir s’en était gravé dans sa mémoire sans qu’il y pensât ; — et l’on ne voyait encore que des Peaux Rouges chasser l’élan, et marcher sur le sentier de la guerre. Mais alors le Grand-Esprit est devenu courroucé contre ses enfants et s’est détourné d’eux parce qu’ils se querellaient entre eux. De grands canots arrivèrent du côté du soleil levant, et amenèrent dans le pays des troupes d’hommes méchants et affamés. D’abord ces étrangers parlèrent d’un ton doux et plaintif comme des femmes. Ils demandèrent la permission de bâtir quelques wigwams, et dirent que si les guerriers voulaient leur accorder quelques terres, ils prieraient leur Dieu de regarder favorablement les hommes rouges. Mais quand ils furent devenus plus forts, ils oublièrent leurs promesses, et prouvèrent qu’ils étaient des menteurs. Oh ! ce sont de méchants coquins. Un visage pâle est une panthère. Quand il a faim, vous l’entendez pleurer dans les buissons, comme un enfant égaré ; mais si vous arrivez à sa portée, prenez garde à ses dents et à ses griffes !

— Et cette race perverse a donc volé aux guerriers rouges leur pays ?

— Certainement. Ils parlèrent comme des femmes malades tant qu’ils ne se sentirent pas assez forts, et ensuite ils surpassèrent en scélératesse les Pequots eux-mêmes, faisant boire aux guerriers leur eau de feu, et les tuant avec des armes semblables au tonnerre, et qu’ils font avec un métal jaune.

— Et les Pequots ? leur grand guerrier était-il mort avant l’arrivée de ces étrangers d’au-delà des mers ?

— Tu es une femme qui n’a jamais entendu rapporter une tradition, sans quoi tu parlerais mieux. Un Pequot est un chien faible et rampant.

— Et toi, tu es donc un Narrangansett ?

— N’ai-je pas l’air d’un homme ?

— Je t’avais pris pour un de nos plus proches voisins les Pequots Mohicans.

— Les Mohicans sont des faiseurs de paniers pour les Yengeeses[1] ; mais le Narragansett court dans les bois comme le loup sur la piste des daims.

— Tout cela est raisonnable, et maintenant que tu m’en fais remarquer la justesse, je ne puis manquer de la voir. Mais je suis curieuse d’en savoir davantage sur cette grande tribu : y as-tu jamais entendu parler de Miantonimoh ? c’est un chef de quelque renom.

L’idiot avait continué à manger de temps en temps pendant cette conversation, mais en entendant cette question il sembla tout à coup oublier son appétit. Il baissa les yeux un moment, et répondit d’un ton lent et presque solennel :

— Un homme ne peut vivre toujours.

— Quoi ! s’écria Foi en faisant signe à ses auditeurs qui l’écoutaient avec le plus vif intérêt de modérer leur impatience, ce grand chef a-t-il quitté son peuple ? As-tu vécu avec lui, Whittal, avant qu’il arrivât à sa fin ?

— Il n’a jamais vu Nipset, et Nipset ne l’a jamais vu.

— Je ne connais pas ce Nipset, parle-moi du grand Miantonimoh.

— Faut-il qu’on te le dise deux fois ? le sachem est parti pour la terre des esprits ; et Nipset sera un guerrier quand viendra la prochaine chute des neiges.

— J’avais cru que Miantonimoh était encore au nombre des guerriers de sa tribu. Dans quelle bataille a-t-il péri ?

— Le Mohican Uncas a commis ce crime. Les visages pâles lui ont donné de grandes richesses pour assassiner le sachem.

— Tu parles du père ; mais il y avait un autre Miantonimoh, celui qui, pendant sa jeunesse, a demeuré avec les hommes blancs.

Whittal l’écouta avec attention ; et, paraissant avoir rallié ses idées, il secoua la tête, en disant avant de se remettre à manger :

— Il n’y en a jamais eu qu’un seul de ce nom, il n’y en aura jamais un autre. Deux aigles ne font pas leur nid sur le même rocher.

— Tu as raison, répondit Foi, voyant bien que contester ce que disait son frère, c’était le moyen de lui fermer la bouche. Maintenant parle-moi de Conanchet, le sachem actuel des Narragansetts, celui qui a fait une ligue avec Metacom, et qui a été récemment repoussé des lieux qu’il occupait dans le voisinage de la mer. Vit-il encore ?

Les traits de son frère subirent tout à coup un autre changement. Au lieu de cette importance puérile avec laquelle il avait répondu jusqu’alors aux questions de sa sœur, un air d’astuce se fit remarquer dans ses yeux peu expressifs : sans remuer la tête, il promena lentement et avec précaution ses regards autour de lui, comme s’il se fût attendu à découvrir quelque signe visible des intentions secrètes qu’il soupçonnait évidemment. Au lieu de répondre, il se remit à manger, mais c’était avec une nonchalance qui prouvait qu’il le faisait moins pour satisfaire son appétit que parce qu’il était résolu à ne pas faire une réponse qui lui paraissait dangereuse. Ce changement n’échappa ni à sa sœur, ni à aucun de ceux qui suivaient avec le plus vif intérêt les moyens qu’elle employait pour mettre un peu d’ordre dans les idées confuses d’un idiot, capable cependant de faire usage au besoin de la circonspection astucieuse des sauvages. Foi changea prudemment de sujet, et lui fit d’autres questions pour tâcher de diriger ses pensées vers un autre objet.

— Je suis sûre, continua-t-elle, que tu commences à te rappeler le temps où tu conduisais les bestiaux dans le taillis, et que tu avais coutume d’appeler Foi pour qu’elle te donnât à dîner, quand tu revenais fatigué d’avoir couru dans les bois pour rassembler les vaches. As-tu jamais toi-même été attaqué par les Narrangansetts, quand tu demeurais dans la maison d’un visage pâle ?

Whittal cessa de manger, et il se mit à réfléchir avec toute l’attention dont était susceptible un homme dont l’intelligence était si bornée. Il ne fit pourtant d’autre réponse qu’un signe de tête négatif, et il reprit son agréable occupation.

— Quoi ! es-tu devenu un guerrier sans avoir jamais vu enlever une chevelure ou mettre le feu à un Wigwam ?

Whittal plaça par terre le reste de ses aliments et se tourna vers sa sœur. Son visage avait pris une expression sauvage et féroce, et il se mit à rire tout bas, mais d’un air triomphant. Après avoir donné cette preuve de satisfaction, il daigna faire une réponse à sa sœur.

— Certainement, dit-il, nous marchâmes une nuit contre ces menteurs de Yengeeses ; et jamais le feu qu’ils mirent à nos bois ne dessécha la terre comme celui que nous allumâmes dans leurs champs. Toutes leurs belles maisons ne furent plus que des monceaux de charbons.

— Et où, et quand fîtes-vous cet acte de bravoure et de vengeance ?

— Ils avaient donné à cet endroit le nom de l’oiseau de la nuit, comme si un nom indien pouvait mettre à l’abri de la vengeance des Indiens.

— Ah ! c’est de Wish-ton-Wish que tu parles ? Mais tu as été une victime et non un acteur dans cette scène cruelle, mon frère !

— Tu mens comme une femme perverse des visages pâles, que tu es. Nipset était encore bien jeune lors de cette expédition, mais il marcha avec sa peuplade. Je te dis que nos tisons enflammés consumèrent la terre même, et pas une seule tête ne se releva de dessous les cendres.

Malgré tout son empire sur elle-même, et quoiqu’elle eût constamment sous les yeux le but où elle voulait arriver, Foi ne put s’empêcher de frémir du plaisir féroce avec lequel son frère insistait sur l’excès de la vengeance qu’il croyait avoir tirée de ses ennemis imaginaires. Cependant, ne voulant pas détruire une illusion qui pouvait conduire à la découverte qu’on cherchait à faire depuis si longtemps, et toujours sans succès, elle eut soin de cacher l’horreur qu’elle éprouvait, et continua ses questions.

— Sans doute, reprit-elle ; cependant quelques-uns ont été épargnés ; les guerriers ont sûrement emmené quelques captifs dans leur village. Tu ne les as pas tués tous.

— Tous.

— Tu veux parler des malheureux qui se trouvaient dans le fort incendie ; mais quelques-uns de ceux qui étaient en dehors ont pu tomber entre tes mains avant que ceux qui étaient attaqués se fussent réfugiés dans la tour. Sûrement, bien sûrement tous n’ont pas été tués.

Le bruit de la respiration pénible de Ruth attira l’attention de Whittal, et il la regarda un instant avec un air d’étonnement stupide. Mais bientôt, secouant de nouveau la tête, il répondit d’un ton positif :

— Tous. Oui, depuis les femmes qui criaient, jusqu’aux enfants qui pleuraient.

— Mais il existe certainement dans la tribu une jeune enfant, je veux dire une jeune femme dont la peau est plus blanche que celle de ton peuple. N’est-ce pas une captive qui a été emmenée après l’incendie de Wish-ton-Wish ?

— Crois-tu que le daim vive avec le loup ? As-tu jamais trouvé le lâche pigeon dans le nid du faucon ?

— Mais tu es toi-même d’une couleur différente, Whittal, et il peut bien se faire que tu ne sois pas le seul.

L’idiot regarda un moment sa sœur avec un air de mécontentement marqué, et murmura en reprenant sur ses genoux les restes de son copieux déjeuner :

— Il y a autant de feu dans la neige que de vérité dans un Yengeese.

— Il faut mettre fin à ces questions, dit Content en poussant un profond soupir ; espérons qu’une autre fois nos efforts auront un résultat plus heureux. Mais je vois arriver quelqu’un qui est sans doute porteur d’un message spécial du gouverneur, puisqu’il est en voyage malgré la sainteté du jour, et à en juger par la rapidité de sa course.

Comme tous ceux qui voulurent regarder du côté du village pouvaient voir le cavalier qui s’approchait, son arrivée inattendue causa une interruption subite à l’intérêt général qu’excitait un sujet qui était connu à tous ceux qui demeuraient dans la vallée.

Il était encore de fort bonne heure, l’étranger arrivait au grand galop ; il passa sans s’arrêter devant la porte de l’auberge à l’enseigne du Wipp-poor-Will, dont la porte ouverte semblait l’inviter à y entrer ; toutes ces circonstances réunies annonçaient un messager qui était probablement chargé, par le gouvernement de la colonie, d’une mission importante pour Content Heathcote, qui occupait le principal poste d’autorité officielle dans cet établissement éloigné. Des observations à ce sujet passèrent de bouche en bouche, et la curiosité générale était sur le qui-vive quand le cavalier entra dans la cour. Là il mit pied à terre, et, encore tout couvert de la poussière de la route, il se présenta devant celui qu’il cherchait, avec l’air d’un homme qui avait passé la nuit à cheval.

— J’apporte des ordres au capitaine Content Heathcote, dit le messager en saluant tous ceux qui l’entouraient, avec la politesse grave, mais étudiée, ordinaire au peuple dont il faisait partie.

— Le voici pour les recevoir et y obéir, répondit Content.

Le voyageur avait quelque chose de cet air mystérieux si agréable à certains esprits qui, n’ayant aucun autre moyen pour commander le respect, aiment à faire des secrets de choses qui pourraient se dire tout haut. Ce fut sans doute par suite de quelque sentiment de ce genre que le messager témoigna le désir de communiquer en particulier au capitaine ce qu’il était chargé de lui apprendre, et Content le conduisit sur-le-champ dans un appartement intérieur de la maison. Cet événement ayant donné une nouvelle direction aux idées des spectateurs de la scène qui avait précédé, nous saisirons aussi cette occasion pour faire une courte digression afin de mettre sous les yeux de nos lecteurs quelques faits généraux qui peuvent être nécessaires pour rattacher à ce qui précède la suite de notre histoire.


  1. Les Anglais.