Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXVII

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 319-328).

CHAPITRE XXVII.


Dors ! tu as été un grand-père, tu m’as donné un père, tu as créé une mère et deux filles.
ShakspeareCymbeline.



Le crépuscule avait cessé lorsque le vieux Mark Heathcote termina la prière du soir. La diversité des événements remarquables de la journée avait donné naissance à des impressions qui ne trouvaient de soulagement que dans l’expansion de sentiments pieux et exaltés ; dans l’occasion présente, le vieux Mark avait encore montré plus de zèle qu’à l’ordinaire, et un chrétien moins dévot que lui aurait pu trouver quelque surabondance dans l’offrande de ses actions de grâces et de ses louanges. Après avoir congédié les serviteurs de sa maison, il se rendit, soutenu par le bras de son fils, dans un appartement intérieur ; et là, entouré seulement par ceux qui avaient les droits les plus chers à ses affections, le vieillard éleva de nouveau la voix pour louer le Dieu qui, au milieu du chagrin général, avait daigné protéger particulièrement sa famille ; il prononça le nom de sa petite-fille retrouvée, et parla de sa captivité parmi les païens et de sa restauration au pied de l’autel avec la ferveur d’un chrétien qui voyait dans ces événements les sages décrets de la Providence, et avec une sensibilité que l’âge était loin d’avoir affaiblie. C’est à la fin de cet exercice religieux que nous venons retrouver la famille Heathcote.

L’esprit de la réforme avait conduit ceux qui ressentaient si violemment son influence à adopter plusieurs usages qui étaient au moins aussi peu séduisants pour l’imagination que les habitudes qu’ils taxaient d’idolâtrie étaient odieuses à leurs nouvelles théories. Les premiers protestants avaient tant retranché des cérémonies de l’Église, qu’il restait aux Puritains peu de chose à détruire sans courir le risque de dépouiller le culte de toute dignité. Par une étrange substitution de la subtilité à l’humilité, on trouvait pharisaïque de s’agenouiller en public, de crainte que la dévotion intérieure ne fût remplacée par les formes ; et tandis que la rigidité des manières et le maintien prescrit aux religionnaires étaient observés avec tout le zèle de nouveaux convertis, les anciennes pratiques les plus naturelles étaient condamnées, principalement, nous le supposons, par ce goût d’innovation qui est l’inévitable défaut de tous les plans d’amélioration, qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas de succès ; mais bien que les Puritains refusassent de ployer les genoux lorsque les regards étaient attachés sur eux, même quand ils imploraient les faveurs le plus en harmonie avec leurs sublimes opinions, il leur était permis de prendre, lorsqu’ils étaient seuls, l’attitude qu’ils jugeaient sujette à tant d’abus, parce qu’elle offre l’aspect d’un zèle religieux, lorsque, au fond, l’âme sommeille en se confiant à ses prétentions morales.

Dans l’occasion que nous venons de citer, ceux qui adoraient Dieu en secret avaient pris l’attitude la plus humble de la dévotion. Lorsque Ruth Heathcote se leva, elle tenait la main de l’enfant qui, suivant ses opinions exaltées, sortait d’une condition plus affreuse à ses yeux que le tombeau. Elle avait usé d’une douce violence pour forcer sa fille étonnée à se joindre, du moins extérieurement, à la prière. Lorsque cet acte de dévotion fut terminé, Ruth essaya de lire dans les traits de la jeune femme l’impression que cette scène avait produite, avec toute la sollicitude d’une chrétienne et le tendre intérêt d’une mère.

Narra-Mattah, comme nous continuerons à la nommer, ressemblait, par l’expression de son visage et par son attitude, à un être en proie à l’illusion d’un rêve extraordinaire. Son oreille se rappelait des sons qui avaient si souvent été répétés dans son enfance, et sa mémoire présentait indistinctement à son souvenir la plupart des objets qui avaient été si subitement replacés devant ses yeux ; mais ces prières frappaient alors son esprit, qui avait acquis sa force sous un système bien différent de théologie, et ses souvenirs venaient trop tard pour l’emporter sur des usages qui avaient captivé ses affections à l’aide de cette liberté séduisante à laquelle renoncent avec de grandes difficultés ceux qui ont goûté ses charmes pendant longtemps. Narra-Mattah était debout au milieu du cercle de ses graves parents, ressemblant à un de ces habitants de l’air, timide et à demi apprivoisé, que l’art humain a essayé de captiver en le plaçant parmi les habitants plus tranquilles et plus confiants d’une volière.

Malgré la chaleur de ses affections et son dévouement à tous les devoirs de sa position, Ruth Heathcote avait appris depuis longtemps à maîtriser jusqu’aux émotions les plus naturelles. Les premiers transports de joie et de reconnaissance étaient passés ; ils avaient été remplacés par la sollicitude et la vigilance que les événements qui venaient d’avoir lieu devaient naturellement produire. Les doutes, les pressentiments et même les craintes effrayantes qui la tourmentaient étaient cachés sous une apparence de satisfaction, et l’on voyait sur son front, qui avait été si longtemps obscurci par le chagrin, quelque chose qui ressemblait aux rayons du bonheur.

— Tu te rappelles ton enfance, ma chère Ruth, dit la mère lorsqu’un silence suffisamment long eut succédé à la prière. Nous n’avons pas été entièrement étrangers à tes pensées, et la nature a eu sa place dans ton cœur. Raconte-nous, mon enfant, tes courses errantes dans la forêt, et les souffrances que dans un âge si tendre tu as dû éprouver au milieu d’un peuple barbare. Nous aurons du plaisir à écouter tout ce que tu as vu et senti, maintenant que nous savons que tes malheurs sont passés.

Ruth Heathcote s’adressait à une oreille qui était sourde à un semblable langage. Narra-Mattah comprenait ses paroles ; mais leur sens était enveloppé d’obscurité, elle ne désirait ni n’était capable de le comprendre. Ses regards, dans lesquels on lisait en même temps le plaisir et la surprise, étaient arrêtés sur le visage affectueux de sa mère. Tout à coup elle chercha dans les plis de son vêtement avec précipitation, et en tira une ceinture qui était richement ornée suivant la mode ingénieuse de son peuple adoptif. Elle s’approcha de sa mère, moitié chagrine, moitié contente, et ses mains, qui tremblaient également de timidité et de plaisir, arrangèrent cette ceinture autour de la taille de Ruth, de manière à montrer toute la richesse de son travail. Satisfaite de son action, la jeune femme, sans art, cherchait avec ardeur des signes d’approbation dans des yeux qui n’exprimaient que le regret. Alarmée d’une expression qu’elle ne pouvait comprendre, Narra-Mattah porta ses regards autour d’elle, comme si elle cherchait une protection contre un sentiment qui lui était étranger. Whittal Ring s’était glissé dans la chambre, et la jeune femme ne trouvant devant ses yeux aucun objet qui lui rappelât sa demeure chérie, fixa ses regards sur l’idiot vagabond. Elle lui montra l’ouvrage que ses mains venaient d’accomplir, en appelant par un geste éloquent au goût de quelqu’un qui devait savoir si elle avait bien fait ou non.

— Parfaitement, répondit Whittal en s’approchant de l’objet de son admiration. C’est une magnifique ceinture, et la femme d’un sachem pouvait seule faire un don aussi rare.

La jeune femme croisa doucement ses bras sur sa poitrine, et parut de nouveau satisfaite d’elle-même et du monde entier.

— Il y a ici visiblement la main de l’auteur du mal, dit le Puritain ; corrompre le cœur par les vanités, égarer les affections en les rapportant aux choses de cette vie, c’est un de ses plus grands plaisirs ; une nature déchue ne l’aide que trop dans ses projets ; il faut surveiller cette enfant avec ferveur, où il vaudrait mieux pour nous qu’elle reposât près de ses frères qui sont déjà les héritiers de la promesse.

Ruth garda le silence par respect ; elle s’affligeait de l’ignorance de son enfant ; mais l’amour maternel était fort dans son cœur ; avec le tact d’une femme et la tendresse d’une mère, elle vit que ce n’était pas par la sévérité qu’elle pouvait ramener sa fille à d’autres sentiments. Prenant un siège, elle attira près d’elle Narra-Mattah, et, demandant le silence par un regard qu’elle adressa autour d’elle, guidée par l’influence de la nature, elle essaya de pénétrer les mystères de l’esprit de sa fille.

— Viens près de moi, Narra-Mattah, dit-elle, employant le seul nom auquel sa fille voulait répondre ; tu es encore dans ta jeunesse, mon enfant ; mais il a plu à celui dont les volontés sont des lois de t’avoir rendue témoin de bien des changements dans cette vie. Dis-moi si tu te rappelles les jours de ton enfance ; si tes pensées te ramenaient quelquefois dans la maison de ton père, pendant ces tristes années que tu fus éloignée de nous.

Ruth avait doucement usé de force pour attirer sa fille près d’elle tandis qu’elle parlait ; et Narra-Mattah reprit cette attitude qu’elle venait de quitter, s’agenouillant à côté de sa mère, comme elle avait souvent fait dans son enfance. Ce mouvement était trop plein de tendres souvenirs pour ne pas être accueilli avec reconnaissance, et la jeune femme des forêts eut la permission de garder cette attitude pendant une partie du dialogue qui suivit. Mais tandis qu’elle faisait ainsi un acte d’obéissance physique, ses regards étonnés, qui avaient tant d’éloquence pour exprimer toutes les émotions de son âme, manifestèrent pleinement que les caresses de Ruth et la douceur de ses accents étaient seuls compris. La mère clairvoyante s’aperçut du motif du silence de sa fille, et, maîtrisant tout le chagrin qu’elle lui causa, elle essaya de ployer son langage aux habitudes d’un être si simple.

— Les têtes à cheveux blancs de ton peuple furent jeunes elles-mêmes autrefois, dit-elle, et elles se rappellent la hutte de leurs pères. Ma fille se souvient-elle quelquefois du temps où elle jouait parmi les enfants des visages pâles ?

La jeune Narra-Mattah écoutait attentivement, Sa connaissance de l’anglais avait été suffisamment cultivée avant sa captivité, et elle avait été trop souvent exercée par les rapports avec les blancs, et plus particulièrement avec Whittal Ring, pour lui laisser des doutes sur ce qu’elle entendait. Avançant timidement la tête au-dessus de l’épaule de sa mère, elle arrêta ses yeux sur le visage de Marthe, étudia ses traits avec attention pendant une minute, et se mit à éclater de rire avec tout le bruit, toute la gaieté d’une jeune fille indienne.

— Tu ne nous as pas oubliés ! reprit Ruth ; ce regard, adressé à celle qui fut la compagne de ton enfance, m’assure que nous posséderons bientôt les affections de notre fille comme nous possédons maintenant sa personne. Je ne te parlerai pas de cette nuit effrayante où la violence des sauvages t’arracha de nos bras, ni du chagrin amer dont ta perte nous accabla ; mais il y a un être qui doit toujours être connu de toi, ma fille ; celui qui est assis au-dessus des nuages, qui tient la terre dans le creux de sa main, et qui regarde avec miséricorde tous ceux qui voyagent sur le sentier qu’il indique lui-même. A-t-il toujours une place dans tes pensées ? Tu te rappelles son saint nom, et tu connais encore son pouvoir ?

Narra-Mattah pencha la tête comme pour mieux comprendre ce qu’elle entendait ; ces traits, qui venaient de sourire, exprimèrent tout à coup le plus profond respect, et, après un montent de silence, elle murmura le nom de Manitou !

— Manitou ou Jéhovah ! Dieu ou le roi des rois ! le Seigneur des seigneurs ! N’importe quel terme est employé pour exprimer son pouvoir ! Tu le connais alors, et tu n’as jamais cessé de l’implorer !

— Narra-Mattah est une femme. Elle peut parler tout haut à Manitou. Il connaît la voix des chefs, et ouvre les oreilles lorsqu’ils demandent son secours.

Le Puritain fit entendre un gémissement, mais Ruth maîtrisa son propre chagrin, de crainte de perdre la confiance renaissante de sa fille.

— Cela peut être le Manitou d’un Indien, dit-elle, mais ce n’est pas le Dieu des chrétiens. Tu es d’une race dont le culte est différent ; et, il est convenable que tu implores le Dieu de tes pères. Les Narragansetts eux-mêmes enseignent cette vérité ! Ta peau est blanche, et tes oreilles doivent écouter les traditions des hommes de ton sang.

Narra-Mattah laissa tomber sa tête sur son sein, à cette allusion sur sa couleur, comme si elle eût voulu cacher à tous les yeux cette blancheur dont elle était honteuse ; mais elle n’eut pas le temps de répondre ; Whittal Ring s’approcha d’elle, et, montrant la couleur brillante des joues de la jeune femme, brunies par le soleil d’Amérique, il dit :

— La femme du sachem a commencé à changer : elle sera bientôt comme Nipset, toute rouge. Vois, ajouta-t-il en posant un doigt sur son propre bras où le soleil et les vents n’avaient pas encore détruit la couleur première, le malin esprit verse aussi de l’eau dans mon sang ; mais elle s’en ira bientôt. Aussitôt que sa peau sera assez brune pour que le malin esprit ne la reconnaisse pas, il ira sur le sentier de la guerre ; alors les menteurs visages pâles peuvent déterrer les os de leurs pères et se diriger vers le soleil levant, ou sa hutte sera tapissée de cheveux de la couleur du daim !

— Et toi, ma fille, dit Ruth, peux-tu entendre sans frémir ces menaces contre le peuple de ta race, de ton sang, de ton Dieu ?

Les yeux de Narra-Mattah exprimèrent l’incertitude ; cependant ils étaient arrêtés avec bonté sur Whittal. Cet idiot, rempli de sa gloire imaginaire, éleva la main d’un air exalté, et, par un geste auquel on ne pouvait se méprendre, il indiqua la manière avec laquelle il ravirait aux victimes le trophée ordinaire. Tandis que le jeune homme jouait cette affreuse mais expressive pantomime, Ruth, respirant à peine, examinait avec angoisse l’expression du visage de sa fille. Elle eût été consolée par un seul regard de désapprobation, par un simple geste, par le moindre signe enfin qui eût montré qu’un être si charmant et si doux dans toute autre circonstance était révolté de cette habitude barbare de son peuple adoptif. Mais une impératrice de Rome contemplant l’agonie d’un malheureux gladiateur, l’épouse d’un prince plus moderne lisant la liste sanglante des victimes du triomphe de son mari, une belle fiancée écoutant les hauts faits de celui que son imagination lui représentait comme un héros, n’aurait pas montré moins d’indifférence pour les souffrances humaines, que la femme du sachem regardant la pantomime de ces exploits qui avaient obtenu à son mari une si haute renommée. Il n’était que trop évident que cette représentation, toute cruelle et sauvage qu’elle était, n’offrait à son esprit que des tableaux qui devaient plaire à la compagne choisie d’un guerrier. Ses traits et ses yeux proclamaient le plaisir que devait lui causer le triomphe des Indiens ; et lorsque Whittal, excité par ses propres efforts, se livra à ces jeux cruels, il fut récompensé par un nouvel éclat de rire. Les accents de la voix de Narra-Mattah, dont la douceur offrait un si pénible contraste avec cet accès de joie involontaire, résonnèrent comme un glas funèbre aux oreilles de Ruth et détruisirent à ses yeux toute la beauté morale de sa fille. Cette mère désolée posa son front pâle sur sa main, et parut méditer pendant longtemps sur la dépravation d’une âme qui promettait jadis d’être si pure.

Les colons n’avaient pas encore renoncé à tous ces liens naturels qui les unissaient à l’hémisphère oriental. Leurs légendes, leur fierté, et souvent leurs souvenirs, continuaient la chaîne d’amitié, et on pourrait ajouter de fidélité, qui les unissait au pays de leurs ancêtres. Dans l’imagination de leurs descendants, aujourd’hui même, le beau idéal de la perfection, en tout ce qui a rapport aux qualités humaines et au bonheur humain, est lié aux images du pays dont ils sont descendus. On sait que l’éloignement adoucit les formes des objets : on peut porter ce jugement au moral comme au physique. Les contours bleuâtres d’une montagne qui se confondent avec les nuages ne sont pas plus beaux que les choses moins matérielles dont nos rêveries nous présentent l’image : mais le voyageur, lorsqu’il s’approche, trouve trop souvent la difformité où il avait placé une beauté imaginaire. Il n’était donc pas surprenant que les habitants des provinces de la Nouvelle-Angleterre mêlassent les souvenirs du pays qu’ils appelaient toujours leur patrie, avec la plupart des images poétiques de leurs songes. Ils avaient conservé le langage, les livres et la plupart des habitudes des Anglais ; mais différentes circonstances divisèrent leurs intérêts, et les opinions particulières occasionnèrent les dissensions que le temps a augmentées, et qui ne laisseront bientôt plus rien de commun aux deux peuples, excepté le même langage et la même origine. Il faut espérer qu’un peu de charité se joindra à ces liens.

Les habitudes sévères des religionnaires, dans toutes les provinces, étaient en opposition avec les plus simples délassements de la vie. Les arts n’étaient permis que dans un but utile. Chez eux, la musique était réservée pour le service de Dieu, et pendant longtemps une chanson n’avait jamais distrait l’esprit de ce qui était regardé comme l’objet le plus important de l’existence. Aucun vers n’était chanté, excepté ceux qui mêlaient des idées saintes au plaisir de l’harmonie, et l’on n’entendit jamais les sons de la débauche dans les limites de leurs demeures. Des mots adaptés à la condition particulière des habitants de cette province avaient été adoptés, et quoique la poésie ne fût un don ni commun ni brillant parmi un peuple habitué aux pratiques ascétiques, elle parla de bonne heure dans les pièces de vers qui étaient destinées, bien qu’il soit pardonnable de douter de leur succès, à célébrer la gloire de la Divinité. Par une conséquence naturelle de cette pieuse pratique, on avait arrangé quelques-unes de ces chansons spirituelles à l’usage des femmes qui berçaient leurs enfants.

Lorsque Ruth Heathcote appuya son front sur sa main, ce fut avec la pénible conviction que son empire sur l’esprit de sa fille était bien affaibli, s’il n’était pas perdu à jamais. Mais les efforts de l’amour maternel ne se découragent pas facilement. Une pensée frappa l’esprit de Ruth, et elle essaya aussitôt l’expérience qu’elle lui suggéra. La nature l’avait douée d’une voix mélodieuse et d’un goût instinctif : elle savait moduler les sons pour les faire parvenir jusqu’au cœur ; elle possédait le génie de la musique, qui est la mélodie dépouillée des ornements de ce qu’on appelle la science. Attirant sa fille plus près d’elle encore, elle commença une de ces chansons en usage parmi les mères de la colonie. Les premiers sons s’élevèrent à peine au-dessus du murmure de l’air du soir, puis ils acquirent bientôt cette plénitude et cette correction qu’un air si simple exigeait.

Pendant les premières paroles de cette chanson, Narra-Mattah prêta la plus vive attention. On eût dit que ses formes gracieuses venaient d’être changées en marbre. Mais le plaisir brillait dans ses yeux, et, avant que le second vers fût terminé, il n’était aucun de ses traits qui n’exprimât vivement le charme où elle était plongée. Ruth ne faisait pas cette expérience sans trembler sur ses résultats. L’émotion donne du sentiment à la musique, et lorsque, pour la troisième fois pendant le cours de son chant, elle s’adressa à sa fille, elle vit ses yeux bleus et doux, qui étaient fixés sur elle, remplis de larmes. Encouragée par cette preuve non équivoque de succès, la nature devint encore plus puissante dans ses efforts ; et lorsque les derniers vers furent chantés, la tête de Narra-Mattah était appuyée sur le cœur de sa mère, comme pendant les premières années de son enfance, quand elle écoutait ces chants harmonieux et mélancoliques.

Content, calme en apparence, surveillait avec anxiété ce retour d’intelligence entre sa femme et son enfant. Il comprenait l’expression qui brillait dans les yeux de Ruth, tandis que ses bras entouraient avec précaution celle qui était toujours appuyée sur son sein, comme si elle eût craint qu’un être aussi timide ne fût effrayé et rappelé trop subitement à lui-même par des caresses auxquelles il n’était point habitué. Une minute s’écoula dans le plus profond silence. Whittal Ring lui-même semblait participer à l’émotion générale, et il s’était passé de tristes années depuis que Ruth n’avait joui d’un bonheur aussi pur. Cette tranquillité fut troublée par des pas bruyants qui se firent entendre dans une chambre voisine ; la porte fut ouverte avec une espèce de violence, et le jeune Mark parut. Son visage était animé par la course, son front semblait avoir conservé l’expression terrible qu’il avait pendant la bataille, et ses pas précipités annonçaient un esprit agité par quelque passion violente. Le paquet de Conanchet était sur son bras ; il le posa sur une table, le montra d’un air qui semblait appeler l’attention, et, se détournant brusquement, il quitta la chambre.

Un cri de joie s’échappa des lèvres de Narra-Mattah aussitôt qu’elle aperçut les bandes enrichies de perles. Les bras de Ruth, qui entouraient toujours la taille de sa fille, retombèrent avec surprise. Avant que l’étonnement eût fait place à des idées suivies, l’être à demi sauvage qui était à ses genoux vola vers la table, revint prendre sa première attitude, ouvrit l’enveloppe du paquet, et présenta aux regards surpris de sa mère le visage paisible d’un enfant indien.

La plume la plus exercée ne pourrait donner au lecteur une juste idée des sentiments opposés qui se disputaient le cœur de Ruth. Le sentiment inné de l’amour maternel semblait combattu par les sentiments de fierté que toute injure ne pouvait manquer de produire même dans l’âme d’une personne aussi douce. Il était inutile de demander l’histoire de l’enfant dont les yeux étaient déjà fixés sur le visage de Ruth avec ce calme particulier qui rendait sa race si remarquable. C’était le regard brillant des yeux noirs de Conanchet, quoique affaibli par l’enfance ; c’était aussi le front plat et la lèvre comprimée de son père. Mais tous ces signes d’une origine indienne étaient adoucis par cette beauté qui avait rendu l’enfance de sa propre fille si touchante.

— Vois, dit Narra-Mattah en élevant l’enfant plus près des yeux de Ruth, c’est un sachem des Peaux Rouges ; le petit aigle a quitté son nid trop tôt.

Ruth ne put résister à l’appel d’une fille chérie ; courbant sa tête afin de cacher la rougeur de son visage, elle déposa un baiser sur le front de l’enfant indien ; mais l’œil jaloux de la jeune mère ne pouvait pas être trompé. Narra-Mattah s’aperçut de la différence qui existait entre cette froide caresse et les baisers si tendres qu’elle avait elle-même reçus ; un frisson glacé passa sur son cœur. Replaçant les plis de l’enveloppe avec une froide dignité, elle se leva, et alla tristement dans un coin de la chambre ; là elle prit un siège, et, jetant sur sa mère un regard qui exprimait presque le reproche, elle chanta d’une voix basse une chanson indienne pour son enfant.

— La sagesse de la Providence est dans tout ceci, murmura Content à sa compagne absorbée dans ses réflexions : si nous avions retrouvé notre fille telle que nous l’avions perdue, cette faveur eût été au-dessus de nos mérites. Notre fille est chagrine, parce que tu as regardé son enfant avec froideur.

Cet appel fut suffisant pour une mère dont les affections avaient été blessées plutôt que refroidies ; il rappela Ruth à elle-même, et dissipa les nuages dont le regret avait chargé son front. Le mécontentement ou, pour parler avec plus de justesse, le chagrin de la jeune mère fut facilement apaisé ; un sourire accordé à son enfant ramena rapidement le sang vers son cœur, et Ruth elle-même oublia bientôt qu’elle avait quelques motifs de regrets, en voyant la joie maternelle avec laquelle Narra-Mattah lui faisait admirer la force de son fils. Content fut trop promptement arraché à cette scène touchante ; on vint l’avertir que des personnes du village désiraient l’entretenir sur des affaires importantes pour la colonie.