Les Quatre Évangiles/Introduction/01

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 21p. 3-22).

INTRODUCTION À L’ÉTUDE DE L’ÉVANGILE

La raison seule, sans l’aide de la foi, m’avait conduit au désespoir et à la négation de la vie, mais en regardant l’humanité, qui vit autour de moi, je me rendis compte que ce désespoir n’est pas le sort commun des hommes, et que ceux-ci ont vécu et vivent toujours par la foi.

Je voyais autour de moi des gens qui avaient cette foi ; elle leur révélait le sens de la vie, qui leur donnait la possibilité de vivre tranquillement et joyeusement et de mourir de même. Ma raison ne m’indiquait rien sur le sens de la vie. Je m’évertuais à arranger ma vie de la même façon que les croyants, je m’efforcais de me confondre avec eux, de faire tout ce qu’ils faisaient, de les imiter jusque dans le culte extérieur, pensant qu’ainsi me serait révélé le sens de la vie. Plus je me rapprochais du peuple, plus je vivais comme lui, accomplissant ses pratiques religieuses, plus fortement je sentais se produire en moi l’action de deux forces contradictoires. D’un côté, c’était la révélation de plus en plus claire du sens de la vie qui me satisfaisait et que la mort ne pouvait plus détruire. De l’autre côté, je voyais dans la pratique extérieure de la religion beaucoup de mensonges. Je comprenais que le peuple pouvait ne pas voir ce mensonge, parce qu’il ne sait pas lire, et qu’il n’a ni le temps ni le désir de réfléchir. Mais moi je ne pouvais pas ne point voir le mensonge, et l’ayant vu, fermer les yeux, comme me le conseillaient certaines personnes instruites et croyantes. Plus je continuais à vivre en remplissant les devoirs du croyant, plus ce mensonge me frappait et m’imposait la nécessité d’examiner où, dans cette doctrine, finit le mensonge, et où commence la vérité. Que la vérité même de la vie fût dans la doctrine chrétienne, je n’en doutais déjà plus. Mon désaccord intérieur devint enfin si violent qu’il me fut impossible de fermer les yeux comme autrefois, sciemment, et que je dus me mettre à étudier cette doctrine que je voulais accepter.

D’abord je demandai des explications aux prêtres, aux moines, aux archiprêtres, aux métropolitains, aux savants théologiens. On m’expliqua tous les passages obscurs, souvent tendancieux, encore plus souvent contradictoires. Tous en référaient aux Saints Pères, au catéchisme, à la théologie. Je pris alors des ouvrages théologiques et me mis à les étudier. Cette étude m’a amené à la conviction que la religion confessée par notre hiérarchie et enseignée au peuple est non seulement un mensonge, mais une tromperie immorale. Dans la doctrine orthodoxe j’ai trouvé l’exposition des dogmes les plus extraordinaires, sacrilèges et immoraux, non seulement inadmissibles pour la raison, mais absolument incompréhensibles et contraires à toute morale ; et je n’ai rien trouvé ni sur la vie, ni sur le sens de la vie. Au contraire, force m’était de voir que tout l’exposé de la théologie tendait non point vers l’explication du sens de la vie et de la doctrine de la vie, mais à affirmer des propositions dénuées de sens, inutiles, et à condamner ceux qui les rejetaient. Cet exposé s’efforçant de réfuter les autres doctrines m’amena, malgré moi, à examiner les autres doctrines religieuses. Celles-ci étaient juste de même valeur que la doctrine orthodoxe qui les condamnait : les unes un peu plus stupides, les autres un peu moins ; mais toutes avançant également des propositions incompréhensibles et inutiles à la vie. Et toutes, se niant mutuellement, détruisaient l’union des hommes — base principale de la doctrine chrétienne.

Je me convainquis alors qu’il n’existe pas d’Église. Tous les chrétiens qui ont une certaine croyance, se disent les vrais chrétiens, et renient les autres. Toute réunion particulière de chrétiens se proclame exclusivement l’Église, et affirme que c’est son Église qui est la seule vraie, que c’est d’elle que les autres se sont séparées, que ce sont les autres qui ont faibli, tandis qu’elle a résisté. Les croyants des diverses religions ne voient pas que le fait d’être restée telle ou autre ne prouve point que leur religion soit vraie. Mais ils la disent vraie parce qu’ils sont nés dans cette religion, ou l’ont choisie, et ils oublient que tous les autres croyants disent la même chose de leur religion. Il est donc impossible qu’il n’ait jamais existé qu’une Église ; qu’il n’y a pas une ou deux Églises mais des milliers d’Églises, que toutes se nient les unes les autres, et ne font qu’affirmer que chacune est la vraie, l’unique. Chaque Église dit de même : « Notre Église est vraie, sainte, apostolique, universelle. Notre Écriture est sainte, la tradition est sainte. Jésus-Christ est le chef de notre Église, le Saint-Esprit la guide, et elle seule descend du Christ-Dieu. »

Que l’on prenne une branche à un buisson développé, il sera tout à fait permis de dire que d’une branche à l’autre, et de proche en proche jusqu’au tronc, chaque branche provient de la racine. Mais ce n’est pas particulier à une seule branche, toutes sont dans le même cas. Dire que chaque branche est la seule vraie branche serait stupide. Or, c’est précisément ce que disent toutes les Églises.

En effet, il y a des milliers de traditions et chacune condamne les autres et considère qu’elle seule est la bonne. Les catholiques, les réformés, les protestants, les calvinistes, les mormons, les orthodoxes, les vieux-croyants, les molokhans, les ménonites, les baptistes, les skoptzi, les doukhobors, etc. etc., tous affirment également que leur religion est la seule vraie, qu’elle seule est guidée par le Saint-Esprit, que son chef est Christ, et que toutes les autres croyances sont erronées. Il y a des milliers de religions et chacune bénévolement se déclare seule sainte. Or, chaque individu qui tient sa religion pour la seule vraie, sait qu’une autre religion, juste pareille — comme un bâton à deux bouts, — dit être aussi la seule vraie et tient les autres pour hérétiques. Et voilà bientôt 1.800 ans que dure cette tromperie ! Les hommes qui, dans les affaires courantes de la vie, sont habiles à remarquer les pièges les plus sournois et n’y tombent pas, vivent les yeux fermés dans cette tromperie religieuse et cela depuis 1.800 ans ! Dans notre monde européen, et en Amérique, où tout marche d’une façon nouvelle, tous paraissent s’être donné le mot pour entretenir la même tromperie grossière : chacun confesse les vérités de la religion qu’il estime la seule vraie et ne remarque point que les autres font juste de même.

C’est peu. Depuis fort longtemps déjà, les libres penseurs ont raillé avec finesse et esprit cette stupidité humaine, après l’avoir dénoncée. Ils ont montré clairement que toute cette religion chrétienne, avec toutes ses ramifications, a vécu, et depuis longtemps, que le moment est venu d’adopter une nouvelle religion, et quelques-uns même ont inventé cette religion nouvelle. Mais personne ne les écoute ni ne les suit et chacun, comme auparavant, croit à sa religion particulière, chrétienne : les catholiques, à la leur ; les protestants, à la leur ; les schismatiques, à la leur ; les mormons, à la leur ; les molokhans, à la leur, et les orthodoxes, ceux-mêmes auxquels je voulais me joindre, à la leur.

Que signifie donc cela ? Pourquoi les hommes n’abandonnent-ils pas cette doctrine ? Il n’y a qu’une réponse, sur laquelle sont d’accord tous les libres penseurs, qui nient la religion, et tous ceux qui y croient. La réponse, c’est que la doctrine du Christ est très bonne, et qu’elle est si chère aux hommes qu’ils ne peuvent vivre sans elle. Mais pourquoi les hommes qui croient en la doctrine de Christ se sont-ils divisés en diverses Églises ; pourquoi se séparent-ils de plus en plus, se niant et se réfutant les uns les autres ; pourquoi ne peuvent-ils se mettre d’accord sur une doctrine unique ? De nouveau la réponse est simple et évidente. Ce qui divise les chrétiens, c’est précisément la doctrine de l’Église, doctrine qui affirme que Christ a établi l’Église une et véritable, sainte et infaillible par essence, et qui peut et doit enseigner les hommes.

Sans cette conception de l’Église, il ne saurait être de division parmi les chrétiens.

Toute doctrine chrétienne, c’est-à-dire toute religion, provient indiscutablement de la doctrine du Christ ; mais elle n’est pas la seule qui en provienne. Toutes les autres doctrines en sont issues. Toutes sont sorties du même grain, et ce qui les unit, ce qui est commun à elles toutes, c’est leur origine — le grain. Pour comprendre véritablement la doctrine du Christ, il ne faut donc point l’étudier, comme le fait chaque religion, des branches vers le tronc ; de même il ne faut point l’étudier comme le fait aussi stérilement la science, — l’Histoire de la religion — du tronc vers les branches. Ni l’un ni l’autre procédé ne donnent le sens à la doctrine. Le sens ne s’acquiert qu’avec la connaissance du grain, des fruits, d’où toutes elles proviennent et pour lesquels toutes vivent. Toutes sont sorties de la vie et des œuvres du Christ, et toutes ne vivent que pour accomplir les œuvres du Christ, c’est-à-dire le bien. Et ce n’est que dans ces œuvres qu’elles seront toutes d’accord. Moi-même, j’ai été amené à la foi par la recherche du sens de la vie, c’est-à-dire la recherche de la manière dont il faut vivre. Ayant vu les œuvres et la vie des hommes qui professent la doctrine du Christ, je me suis attaché à eux. De pareils hommes, j’en ai rencontré indifféremment et également et parmi les orthodoxes, et parmi les schismatiques de toutes sectes, et parmi les catholiques et les réformés. Il est donc évident que le sens général de la vie, donné par la doctrine du Christ, tient non à une religion mais à quelque autre chose, commun à toutes les religions. J’ai trouvé de braves gens non dans une seule religion mais dans différentes, et chez tous la vie était basée sur la doctrine du Christ. Dans toutes les différentes sectes chrétiennes, j’ai constaté l’unanimité dans l’appréciation de ce qui est le bien et de ce qui est le mal, et dans la manière dont il faut vivre, et tous fondaient leur opinion sur la doctrine du Christ. Les religions se sont divisées, mais leur base est une. De sorte qu’à la base de toutes les religions il n’y a qu’une seule vérité. C’est cette vérité que je veux maintenant connaître. La vérité de la religion doit se trouver non dans les diverses interprétations de la révélation du Christ, dans ces mêmes interprétations qui ont divisé les chrétiens en milliers de sectes, mais elle doit se trouver dans la première révélation, celle de Christ lui-même. Cette première révélation, la parole de Christ lui même, se trouve dans les Évangiles. Je sais que, d’après l’Église, le sens de la doctrine se trouve non dans l’Évangile seul, mais dans toutes les Écritures et traditions conservées par l’Église. Je suppose qu’après tout ce qui a été dit auparavant[1], ce sophisme : que la Sainte Écriture qui sert de base à mon interprétation n’est pas sujette à l’examen, parce que l’interprétation vraie et sainte appartient à l’Église seule, ne saurait être invoqué, d’autant plus que chaque interprétation est détruite par l’interprétation contraire d’une autre Église. La prohibition de la lecture et de l’investigation critique des Écritures atteste seulement la crainte où est l’Église de voir révéler ses erreurs d’interprétation.

Dieu a révélé aux hommes la vérité. Je suis homme, j’ai donc le droit indiscutable d’en profiter, de la regarder en face, sans intermédiaire. Si Dieu parle dans ce livre, connaissant la faiblesse de ma raison, il me parlera de manière à ne pas m’induire en erreur. Le prétexte que donne l’Église : qu’on ne peut permettre l’interprétation des Écritures, de peur que le fidèle ne tombe dans l’erreur et qu’il se forme ainsi un plus grand nombre de sectes, ce prétexte n’est pour moi d’aucune importance. Il pouvait avoir de l’importance quand l’interprétation de l’Église était compréhensible, et qu’il n’y avait qu’une seule Église et une seule interprétation. Mais maintenant, avec les interprétations de l’Église sur le fils de Dieu, Dieu, sur Dieu en trois personnes, sur la Vierge demeurée vierge en mettant au monde un fils ; sur le corps et le sang de Dieu pris sous les espèces du pain, etc., interprétations qui ne peuvent trouver créance dans un cerveau sain, et qui sont non pas une mais des milliers, un pareil prétexte, on a beau l’invoquer, n’a aucun sens.

Maintenant, au contraire, l’interprétation est nécessaire, une interprétation qui mettrait tout le monde d’accord. Et cela ne sera possible que quand l’interprétation sera raisonnable. Si cette révélation est la vérité, elle ne doit pas et ne peut pas avoir peur de la lumière de la raison. Elle doit l’appeler. Si cette révélation n’est que sottise, tant mieux qu’elle soit dénoncée. Dieu peut faire tout, c’est entendu, mais il y a une chose qu’il ne peut pas faire : dire des absurdités. Et écrire une révélation incompréhensible serait absurde.

J’appelle révélation ce qui se découvre à la raison arrivée à ses dernières limites — la contemplation de la vérité divine, c’est-à-dire placée au-dessus de la raison. J’appelle révélation ce qui donne la réponse à cette question non résolue par la raison, qui me conduisait au désespoir et au suicide : quel est le sens de ma vie ?

Cette réponse doit être compréhensible et non contraire aux lois de la raison, comme, par exemple, l’affirmation que le nombre infini est pair ou impair. La réponse ne doit pas être contraire à la raison, autrement je n’y pourrais croire. Elle doit être compréhensible, non arbitraire, et indiscutable pour la raison, comme l’idée de l’infini pour quiconque sait compter. Elle doit répondre à ma question sur le sens de la vie ; sinon elle m’est inutile. La réponse doit être telle que, bien qu’incompréhensible par son essence (comme l’essence de Dieu) et en soi-même, ses conséquences correspondent à mes exigences raisonnables, et que le sens attribué à ma vie résolve toutes les questions de mon existence. La réponse doit être non seulement raisonnable, claire, mais aussi juste, c’est-à-dire telle que j’y puisse croire indubitablement comme je crois à l’infini.

La révélation ne peut pas être basée sur la foi, telle que la comprend l’Église : l’acceptation à priori de tout ce que l’on me dira. La foi découle de la conviction raisonnable touchant la véracité de la révélation. La foi, selon l’Église, est un engagement imposé à l’âme humaine avec menaces et récompenses. Selon moi, la foi est la certitude que la base sur laquelle est fondé chaque acte raisonnable est sûre. La foi, c’est la connaissance de la révélation sans laquelle il est impossible de vivre et de penser. La révélation, c’est la connaissance de ce que l’homme ne peut atteindre par la raison, mais qu’il reçoit de l’humanité tout entière : le commencement de tout ce qui est caché dans l’infini. Telle doit être, selon moi, la propriété de la révélation qui engendre la foi, et que je cherche dans la tradition chrétienne. C’est pourquoi je m’adresse à elle avec les exigences les plus sévères de la raison. Je ne lis pas l’Ancien Testament parce qu’il ne s’agit pas pour moi de savoir quelle était la religion des Juifs, mais en quoi consiste celle du Christ, dans laquelle les hommes trouvent un sens tel qu’il leur donne la possibilité de vivre.

Les livres hébraïques peuvent être intéressants pour nous comme explications des formes qu’a revêtues le Christianisme. Mais nous ne pouvons reconnaître la continuité de la religion d’Adam jusqu’à nos jours, puisque, jusqu’à Jésus-Christ, la religion des Juifs fut localisée. Étrangère pour nous, la religion des Juifs nous intéresse comme toute religion, comme celle des Brahmanes, par exemple, tandis que la religion du Christ est celle par laquelle nous vivons. Étudier la religion des Juifs pour comprendre la religion du Christ, c’est la même chose qu’étudier l’état de la bougie non allumée pour connaître la flamme de la bougie allumée.

Tout ce qu’il est possible de dire, c’est que la quantité, le caractère de la lumière, peuvent dépendre de la substance de la bougie, comme la forme d’expression du Nouveau Testament peut dépendre de ses rapports avec le judaïsme. Mais la lumière ne peut être expliquée du fait qu’elle provient de cette bougie plutôt que d’une autre. Cette erreur que commet l’Église, en reconnaissant que l’Ancien Testament est inspiré de Dieu comme le Nouveau, l’oblige de la façon la plus évidente à reconnaître en paroles ce qu’elle ne reconnaît pas en fait et l’entraîne à des contradictions dont elle ne sortirait jamais si elle jugeait le bon sens obligatoire pour elle. C’est pourquoi je laisse de côté l’Ancien Testament, histoire révélée, selon l’expression de l’Église, en vingt-sept livres. En réalité il ne saurait être question ici ni de vingt-sept livres, ni de cinq, ni de cent trente-huit, puisque la révélation divine ne peut s’exprimer en un certain nombre de pages et de caractères. Dire que la révélation de Dieu est exprimée sur cent quatre-vingts feuilles de papier, c’est comme si l’on disait de l’âme d’un homme qu’elle pèse quinze pouds, ou que la lumière de la lampe mesure sept hectolitres. La révélation s’exprime dans les âmes des hommes ; les hommes se la transmettent ; ils en ont écrit certaines choses.

Ce qui fut écrit formait, on le sait, plus de cent évangiles et messages, rejetés par l’Église. L’Église a choisi vingt-sept livres et les a appelés canoniques. Il est évident que les uns expriment la tradition mieux que les autres, mais cette échelle n’offre pas de solution de continuité. L’Église devait mettre quelque part un trait pour délimiter ce qu’elle reconnaît comme inspiré de Dieu, mais il est évident que nulle part ce trait ne pouvait séparer nettement la vérité du mensonge. La tradition, c’est une ombre allant du blanc au noir, de la vérité au mensonge, et en quelque endroit que se place le trait, inévitablement il restera de l’ombre, du noir. C’est ce que l’Église a fait en délimitant la tradition, en appelant certains livres canoniques et les autres apocryphes. Du reste elle l’a fait fort habilement. Elle a si bien choisi que les recherches nouvelles ont montré qu’il n’y a rien à ajouter. Ces recherches ont démontré que le meilleur de ce qui est connu a été accaparé par l’Église dans les livres canoniques. En outre, comme pour réparer une erreur inévitable dans le tracé de cette ligne, l’Église a accepté quelques traditions des livres apocryphes.

Tout ce que l’on pouvait faire, on l’a fait admirablement. L’Église, cependant, a commis une erreur. Afin de rejeter plus définitivement ce qu’elle ne reconnaissait pas et de donner plus de poids à ce qu’elle reconnaissait, elle a apposé en bloc, sur tout ce qu’elle reconnaissait, le sceau de l’infaillibilité. Tout provient du Saint-Esprit, et chaque parole est infaillible. En agissant ainsi, elle compromettait tout ce qu’elle acceptait. En posant le sceau de l’infaillibilité sur le blanc, le clair et le gris, séparés dans la tradition, c’est-à-dire sur la doctrine plus ou moins pure, elle s’est privée du droit de coordonner, d’éplucher, d’expliquer ce qui est admis. Or, c’était son devoir, et elle ne le fait pas. Tout est sacré : les miracles et les actes des apôtres ; les conseils de saint Paul sur le vin ; le délire de l’Apocalypse, etc. De sorte qu’après dix-huit siècles d’existence, ces livres nous sont présentés sous le même aspect grossier, qu’ils revêtirent tout d’abord, pleins d’insanités et de contradictions.

Ayant admis que chaque parole de l’Écriture est une vérité sacrée, l’Église s’est efforcée de coordonner, d’expliquer, de résoudre ses contradictions, de les interpréter, et elle a fait dans ce sens tout ce qu’elle pouvait ; c’est-à-dire qu’elle a donné le plus de sens possible à ce qui n’en a point. Mais la première erreur était fatale. Dès l’instant que l’Église avait reconnu tout comme la vérité sainte, il fallait justifier tout, fermer les yeux, cacher, fausser, tomber dans la contradiction, et hélas ! souvent aussi dans le mensonge. Acceptant tout sur parole, l’Église devait en fait renoncer à certains livres, par exemple, à l’Apocalypse et en partie aux Actes des Apôtres, qui, pour la plupart, n’ont rien d’instructif et parfois même sont séditieux. Il est évident que les miracles furent décrits par Luc afin d’affermir les hommes dans la foi, et il est probable que certains, impressionnés par ces récits, sont devenus plus fervents. Mais de nos jours on ne peut trouver un livre plus sacrilège, un livre qui détruise davantage la foi. La bougie est peut-être nécessaire où il y a les ténèbres, mais à la lumière elle est inutile ; on verra clair sans elle. Les miracles de Christ, ce sont les bougies qu’on apporte à la lumière pour l’éclairer. Il y a la lumière, point n’est besoin de bougies. Il n’y a pas de lumière, c’est la bougie seule qui éclaire.

Ainsi il ne faut pas, et on ne peut pas, lire les vingt-sept livres consécutivement, en tenant chaque mot pour la vérité, comme le fait l’Église, ou l’on arrive juste à la même conclusion que l’Église, c’est-à-dire à la négation de soi-même. Pour comprendre le contenu de l’Écriture appartenant à la foi chrétienne, il faut d’abord résoudre lesquels, parmi ces vingt-sept livres donnés pour sacrés, sont plus ou moins importants, essentiels, et commencer par ceux-ci. Tels sont indiscutablement les quatre Évangiles. Ce qui les précède peut être tout au plus intéressant comme matériaux historiques pour comprendre les Évangiles. Tout ce qui suit n’est que l’explication des mêmes livres. Il ne faut donc pas, comme le font les Églises, chercher la concordance de tous les livres (nous sommes persuadé que c’est cela surtout qui a amené les Églises à la proposition des choses incompréhensibles) ; il faut seulement chercher dans ces quatre livres, qui contiennent, de l’avis même de l’Église, la révélation la plus essentielle, les bases principales de la doctrine, abstraction faite de ce que contiennent les autres livres. Et si j’agis ainsi c’est que j’ai peur des erreurs des autres livres, dont on trouve un exemple si frappant et si évident.

Je chercherai dans ces livres : 1o ce qui m’est compréhensible ; car nul ne peut croire ce qu’il ne comprend pas, et la connaissance de l’incompréhensible équivaut à l’ignorance ; 2o ce qui répond à mes questions : Qui suis-je ? et qu’est-ce que Dieu ? 3o Quelle est la base principale et unique de toute la révélation.

Je lirai les passages incompréhensibles, obscurs, et demi-compréhensibles, non suivant mon désir, mais de la façon dont ils sont le plus d’accord avec les passages tout à fait clairs et se réunissent en une seule base.

En lisant et relisant de cette façon l’Écriture sainte et les commentaires dont elle a été l’objet, je suis arrivé à cette conclusion que toute la tradition chrétienne se trouve dans les quatre Évangiles ; que les livres de l’Ancien Testament ne peuvent servir qu’à expliquer la forme qu’a choisie la doctrine du Christ ; qu’ils ne peuvent qu’obscurcir, non expliquer, le sens de la doctrine du Christ ; que les épîtres de Jean, de Jacques, sont des explications individuelles de la doctrine, provoquées par la particularité des cas ; que dans ces épîtres, il arrive de trouver la doctrine du Christ expliquée d’un nouveau point de vue, mais qu’on n’y trouve rien de neuf. Mais, par malheur, souvent on y peut trouver, surtout dans les messages de Paul, des expressions de la doctrine susceptibles d’entraîner le lecteur dans des énigmes qui obscurcissent la doctrine elle-même. De même les Actes des Apôtres souvent n’ont rien de commun avec l’Évangile, mais le contredisent. L’Apocalypse n’apprend déjà rien de nouveau. Enfin, bien qu’écrits à différentes époques, les Évangiles forment l’exposition de toute la doctrine ; tout le reste n’est que leur interprétation.

Je les ai lus dans le texte grec et j’ai traduit suivant le sens et le dictionnaire, m’écartant très rarement des traductions qui existent dans les langues modernes, et qui furent faites quand déjà l’Église avait compris à sa façon et défini l’importance de la tradition. Outre le travail de traduction, je fus fatalement conduit à la nécessité de fondre les quatre Évangiles en un seul : puisque tous, bien que de façons différentes, exposent les mêmes événements et la même doctrine.

Le nouveau point de vue de l’exégèse, d’après lequel : l’évangile de Jean, en tant qu’exclusivement théologique, doit être examiné à part, était pour moi sans importance, n’ayant pas pour but la critique ni historique, ni philosophique, ni théologique, mais la recherche du sens de la doctrine. Le sens de la doctrine est exprimé dans les quatre Évangiles ; c’est pourquoi, si tous les quatre sont l’exposition de la même révélation de la vérité, l’un doit confirmer et expliquer les autres, J’ai donc examiné les quatre Évangiles en les unissant, sans exclure l’Évangile de Jean.

Plusieurs tentatives de ce genre ont déjà été faites, mais toutes celles que je connais — d’Arnolde de Vence, de Farar, de Reuss, de Gretchulevitch — ont établi la concordance d’après les bases historiques, et toutes sont défectueuses. Aucune n’est meilleure que l’autre au point de vue historique et toutes sont également suffisantes quant à la doctrine. Je laisse tout à fait de côté l’importance historique et je ne rapproche les textes que conformément au sens de la doctrine. Une pareille concordance des évangiles a cet avantage que la vraie doctrine se présente comme un cercle dont toutes les parties définissent également leur importance, et pour l’étude duquel il importe peu de commencer par l’un ou l’autre passage. En étudiant de cette façon les Évangiles, dans lesquels les événements historiques de la vie du Christ sont si étroitement liés à la doctrine, l’ordre historique m’indifférait complètement et il m’était totalement égal de prendre pour base l’une ou l’autre concordance des évangiles. J’ai choisi les deux plus récentes, qui avaient bénéficié des travaux des précédentes : celle de Gretchulevitch et celle de Reuss. Mais Reuss ayant séparé Jean des synoptiques, la concordance de Gretchulevitch m’était plus commode, et je l’ai prise comme base de mon travail. Je l’ai comparée à celle de Reuss, et me suis écarté de l’une et de l’autre quand le sens l’exigeait.

  1. L.-N. Tolstoï, Critique de la Théologie dogmatique orthodoxe. Œuvres complètes, tome XX.