Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Matthieu/19

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Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 117-121).
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saint Matthieu


CHAPITRE XIX


INDISSOLUBILITÉ DU MARIAGE ; VIRGINITÉ (Marc, x, 1-12). — PETITS ENFANTS BÉNIS (ibid). — LE JEUNE HOMME QUI ASPIRE À LA PERFECTION ; DANGER DES RICHESSES ; RÉCOMPENSE DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE (Marc, x, 17-31 ; Luc, xviii, 18-30).


1 Jésus, ayant achevé ce discours, partit de la Galilée, et vint aux confins de la Judée, par le pays

situé au delà du Jourdain[1]. Et une grande multitude le suivit, et il les guérit[2]. Alors les Pharisiens s’approchèrent de lui pour le tenter, et ils lui dirent : Est-il permis à un homme de renvoyer sa femme pour quelque cause que ce soit[3] ? Il leur répondit : N’avez-vous pas lu que celui qui créa l’homme au commencement, le fit mâle et femelle[4], et qu’il dit : « À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair[5]. » Ainsi ils ne seront plus deux, mais une seule chair. Ce que Dieu donc a uni, que l’homme ne le sépare point[6]. Ils lui dirent : Pourquoi donc Moïse a-t-il réglé qu’on la renvoyât en lui donnant un acte de répudiation ? Il leur répondit : C’est à cause de la dureté de vos cœurs que Moïse vous a permis de renvoyer vos femmes : au commencement, il n’en fut pas ainsi. Mais je vous le dis, quiconque renvoie sa femme, hors le cas d’adultère, et en épouse une autre, commet un adultère ; et celui qui épouse une femme renvoyée, se rend adultère[7].

10 Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme à l’égard de sa femme, il n’est pas bon de se marier. Il leur dit : Tous ne comprennent pas cette parole[8], mais seulement ceux à qui il a été donné. Car il y a des eunuques nés tels dès le sein de leur mère ; il y a des eunuques qui le sont devenus par la main des hommes ; et il y a des eunuques qui volontairement se sont rendus ainsi pour le royaume des cieux[9]. Que celui qui peut comprendre, comprenne.

13 Alors on lui présenta des petits enfants pour qu’il leur imposât les mains en priant. Et comme les disciples les[10] repoussaient, Jésus leur dit : Laissez ces enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des cieux appartient à ceux qui leur ressemblent. Et, leur ayant imposé les mains, il partit de là[11].

16 Et voici qu’un jeune homme, l’abordant, lui dit : Bon Maître[12], quel bien dois-je faire pour acquérir la vie éternelle ? Jésus lui répondit : Pourquoi m’interrogez-vous en m’appelant bon[13] ? Dieu seul est bon. Que si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commandements. Lesquels ? dit-il. Jésus lui répondit : « Tu ne tueras point ; tu ne commettras point d’adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne rendras point de faux témoignage. Honore ton père et ta mère, et aime ton prochain comme toi-même[14]. » Le jeune homme lui dit : J’ai gardé tous ces commandements depuis mon enfance ; que me manque-t-il encore ? Jésus lui dit : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, et le donnez aux pauvres[15], et vous aurez un trésor dans le ciel ; puis venez et suivez-moi. Lorsqu’il eut entendu cette parole, le jeune homme s’en alla triste, car il avait de grands biens.

23 Et Jésus dit à ses disciples : En vérité, je vous le dis, difficilement un riche entrera dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore une fois : un chameau passera plus facilement par le trou d’une aiguille[16], qu’un riche n’entrera dans le royaume des cieux. En entendant ces paroles, les disciples étaient fort étonnés, et ils disaient : Qui pourra donc être sauvé ? Jésus, les regardant, leur dit : Cela est impossible aux hommes ; mais tout est possible à Dieu[17].

27 Alors Pierre, prenant la parole : Voici, dit-il, que nous avons tout quitté pour vous suivre ; quelle sera notre récompense ? Jésus leur répondit : Je vous le dis en vérité, vous qui m’avez suivi, lorsqu’au jour de la régénération[18] le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous siégerez aussi sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël[19]. Et quiconque aura laissé sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses champs à cause de mon nom, il recevra le centuple et possédera la vie éternelle[20]. Mais plusieurs qui avaient été les premiers[21] seront les derniers[22], et plusieurs qui étaient les derniers seront les premiers.

    toutes les offenses que nous pouvons recevoir du prochain ne sont rien en comparaison de nos offenses envers Dieu.

  1. Par la Pérée ; la Judée ne s’étendait pas au delà du Jourdain : comp. Marc, x, 1. La route la plus ordinaire pour aller de la Galilée à Jérusalem était de passer par la Samarie (Luc, xvii, 11). Mais souvent aussi, pour éviter les dangers qu’un Juif pouvait courir dans le pays des Samaritains, on prenait plus à l’est, par la Pérée.
  2. C’est-à-dire, il guérit tous les malades qu’on lui présenta.
  3. L’obscurité d’un passage de la Loi (Deutér., xxiv, 1) avait donné naissance à deux opinions très-diverses sur le divorce. Rab. Schammaï et son école pensaient qu’il n’était permis que dans le cas d’adultère ou pour une autre cause de la plus haute importance ; au contraire, Hillel et son école soutenaient qu’il était permis dans tous les cas où la femme donnait à son mari quelque sujet de mécontentement. Ces deux rabbins célèbres vivaient quelques années seulement avant Notre-Seigneur.
  4. L’homme, c’est à-dire la créature humaine, ce qu’il faut entendre, non d’un individu, mais de l’espèce. Dieu le fit de manière qu’il y eût deux sexes et une personne de chaque sexe.
  5. Gen., ii, 24.
  6. Ainsi N.-S. ramène le mariage à son institution primitive.
  7. Pour bien comprendre ce passage, il faut le comparer avec les autres endroits du Nouveau Testament, où il est également question du divorce. Dans saint Marc (x, 11) et dans saint Luc (xvi, 19) le divorce est absolument interdit en ces termes : « Quiconque renvoie sa femme et en prend une autre, viole le mariage ; » au contraire, dans saint Matthieu, Jésus-Christ permet le renvoi en cas d’adultère. Saint Paul fait disparaître cette apparente contradiction dans sa 1re Épître aux Corinthiens : « La femme ne doit pas se séparer de son mari ; si elle s’en sépare, qu’elle demeure hors du mariage… Et l’homme ne doit pas non plus renvoyer sa femme. La femme est liée aussi longtemps que le mari est en vie ; si son mari vient à mourir, alors elle est libre : qu’elle se marie si elle veut, mais dans le Seigneur. » Il y a donc un renvoi de la femme par son mari qui ne dissout pas le lien du mariage, renvoi qui n’est pas le divorce proprement dit, mais une simple séparation de corps et de biens ; et c’est de ce renvoi que parle ici saint Matthieu. C’est dans ce sens que s’est prononcé le concile de Trente, Sess. xxiv, can. 7.
  8. Savoir, qu’il n’est pas bon de se marier.
  9. Qui s’abstiennent du mariage et embrassent la continence comme étant un état de vie plus parfait et plus élevé dans l’Église (concile de Trente, Sess. xxiv, can. 10).
  10. Ceux qui présentaient les enfants.
  11. Du bourg de la Pérée (au-delà du Jourdain) où il avait séjourné quelque temps.
  12. C.-à-d., docteur excellent, parfait. Les Pharisiens aimaient qu’on se servît envers eux de ces formules honorifiques.
  13. Ce passage est un de ceux qui prouvent que S. Matthieu n’a pas écrit en grec, mais que le grec est une traduction de l’araméen. En effet, que l’on suppose cette phrase exprimée en araméen, elle présentera au traducteur deux sens possibles, celui que nous donnons, et cet autre : Pourquoi m’interrogez-vous sur ce qui est bon ? Le traducteur grec, suivi par la Vulgate, a choisi le dernier comme plus respectueux envers la personne du Sauveur ; mais ce n’est pas le véritable, comme on le voit par le contexte et la comparaison avec S. Luc (xviii, 19).
  14. Exode, xx, 12, sv.
  15. Il s’agit donc ici de simples conseils, dont la pratique élève à un degré de perfection plus haut que la perfection ordinaire de la vie chrétienne.
  16. Image d’une chose impossible ou difficile. Ce proverbe se trouve dans le Coran. Les écrivains du Thalmud se servent d’une formule analogue : Un éléphant par le trou d’une aiguille.
  17. Ce qui est impossible aux seules forces de l’homme, devient possible quand Dieu, par sa grâce, détache une âme de l’amour des biens terrestres.
  18. C’est-à-dire de la résurrection générale, alors que commencera une vie nouvelle, un nouvel état de choses.
  19. S. Augustin remarque qu’en cet endroit, comme en plusieurs autres, le nombre déterminé est mis pour un nombre indéterminé. Tous ceux-là seront juges avec Jésus-Christ, qui, comme les Apôtres, auront embrassé une vie de pauvreté et d’abnégation. Le peuple d’Israël représente donc ici, comme il arrive souvent dans les Prophètes, l’humanité tout entière, dont il était le type. Ailloli.
  20. Dieu récompensera aussi les renoncements partiels.
  21. Les premiers, soit les premiers venus, comme les Juifs, par rapport aux Gentils, soit les premiers par la richesse et la considération.
  22. Les derniers dans le royaume de Dieu, dans l’Église de Jésus-Christ, soit de la terre, soit du ciel. Cette sentence est comme l’épigraphe et le sujet de la parabole qui commence le chap. suivant.