Les Quatre Filles du docteur Marsch/14

La bibliothèque libre.
Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 204-219).


CHAPITRE XIV

DEUX SECRETS


Jo était très occupée dans son grenier. Les jours d’octobre commençaient à devenir froids, et les après-midi étaient courtes. Pendant deux ou trois jours, le soleil brillant éclaira Jo assise sur le vieux sofa et écrivant fiévreusement dans ses cahiers étalés devant elle, pendant que Raton, son singulier favori, accompagné de son fils aîné, un beau jeune homme qui était évidemment très fier de ses naissantes moustaches, se promenait dans les haricots. Jo, très absorbée par son œuvre, arriva enfin à sa dernière page. Ce fut avec une satisfaction très grande qu’elle traça au bas, en plus gros caractères, ce joli mot « Fin », que les auteurs aiment tant à écrire, et son nom orné d’un paraphe gigantesque.

Elle jeta alors sa plume de côté en s’écriant :

« Là ! j’ai fait ce que j’ai pu. Si cela ne convient pas, il faudra que j’attende jusqu’à ce que je puisse mieux faire. »

Et, se renversant sur son vieux sofa, elle relut soigneusement son manuscrit, soulignant çà et là certains passages, y ajouta beaucoup de points d’exclamation ressemblant à autant de petits manches à balai, puis elle le roula, le lia avec un ruban rouge et resta une minute à le regarder d’un air sérieux et absorbé qui montrait visiblement combien elle avait pris son travail à cœur.

Le bureau que Jo avait dans son grenier était un ancien buffet de cuisine appuyé contre le mur. C’est là qu’elle enfermait ses papiers et quelques livres, pour les tenir hors de la portée de Raton et de monsieur son fils. Ayant comme elle des goûts littéraires très prononcés, ces deux rongeurs n’épargnaient pas les livres qui tombaient sous leurs dents aiguës. Jo prit un autre manuscrit dans ce réceptacle, et, le mettant, avec celui qu’elle venait d’achever, dans sa poche, elle descendit doucement l’escalier, laissant ses amis grignoter ses plumes et goûter à son encre. Arrivée au rez-de-chaussée, elle mit son chapeau et son manteau en faisant le moins de bruit possible. Ouvrant alors avec précaution une fenêtre du côté opposé à l’endroit où étaient ses sœurs, elle grimpa sur l’appui qui était très peu élevé, sauta par terre dans l’herbe et prit en courant un chemin de traverse qui la mena à la grande route. Une fois là, elle rajusta ses vêtements, se composa un maintien digne et sérieux, fit signe à un omnibus qui passait, et se laissa conduire vers la ville.

Si quelqu’un l’avait observée, il aurait à coup sûr trouvé ses mouvements extraordinaires, car, si, une fois descendue d’omnibus, elle marcha d’abord à grands pas, ce fut pour s’arrêter bientôt et brusquement devant un certain numéro d’une certaine rue très fréquentée. Ayant alors, après un peu d’hésitation, reconnu que c’était bien là la maison qu’elle cherchait, elle entra vivement dans l’allée. Mais, cela fait, au lieu de monter l’escalier, elle le regarda et resta quelques minutes en contemplation devant la rampe. Non, César ayant à passer le Rubicon n’avait pas dû être plus perplexe. Jo était-elle moins brave que César ? c’est à croire, car tout à coup, la peur étant la plus forte, elle se rejeta dans la rue aussi rapidement qu’elle était entrée. Confessons-le, Jo, d’ordinaire si vaillante, répéta plusieurs fois cette manœuvre, au grand amusement d’un jeune gentleman qui, posté à une fenêtre de la maison opposée, ne perdait aucun de ses mouvements. Enfin Jo, revenant pour la quatrième fois à l’assaut, sembla résolue pour cette fois. Le sort en était jeté ! Elle enfonça son chapeau sur ses yeux et monta les escaliers quatre à quatre comme elle l’eût fait, si, en proie à une crise de dents, elle s’était déterminée enfin à se faire arracher toute la mâchoire plutôt que de reculer une fois encore.

Parmi les enseignes qui étaient à la porte de la maison où elle était entrée, se trouvait, en effet, celle d’un dentiste, et le jeune gentleman, après avoir regardé un moment la mâchoire artificielle qui s’ouvrait et se refermait lentement pour attirer l’attention du public sur cet incomparable râtelier, mit son pardessus et son chapeau, et descendit se poster dans l’encoignure d’une porte faisant face à la maison du dentiste.

« Comme cela ressemble à Jo, se dit-il en souriant et en frissonnant, d’être venue seule pour cette exécution ; mais, si elle a eu bien mal, elle aura besoin de quelqu’un pour l’aider à revenir. Attendons-la. »

Dix minutes après, Jo descendit l’escalier en courant, avec une figure très rouge et l’air de quelqu’un qui vient de passer, comme on dit, un mauvais quart d’heure. À la vue du jeune gentleman, elle ne parut pas précisément contente et passa précipitamment à côté de lui, en se bornant à lui faire un petit signe de tête assez froid. Mais il la suivit en lui demandant d’un air de sympathie :

« Avez-vous eu bien du mal, ma pauvre Jo ?

— Non, pas trop.

— Vous avez eu vite fait.

— Oui, grâce à Dieu.

— Mais pourquoi y êtes-vous allée seule ?

— Parce que je ne voulais pas qu’on le sût.

— Vous êtes la personne la plus originale que j’aie jamais vue ! Combien vous en a-t-on ôté ? »

Jo regarda son ami comme si elle ne comprenait pas ce qu’il disait, puis elle se mit à rire, comme si elle était subitement égayée par une découverte inattendue.

« J’aurais voulu, dit-elle avec un grand sang-froid, qu’on m’en prît deux, mais il faut que j’attende huit jours.

— Il n’y a pas là de quoi rire comme vous venez de le faire, dit Laurie qui se sentait mystifié. Est-ce que vous viendriez de faire quelque sottise, Jo ?

— Pourquoi pas ? répliqua Jo ; n’en faisiez-vous pas une en même temps ? Qu’est-ce qui vous appelait, monsieur, dans cette salle de billard d’en face d’où évidemment vous sortez ?

— Je vous demande pardon, miss ; ce n’est pas une salle de billard, c’est un gymnase, et j’apprenais à sauter par-dessus les haies.

— Si c’est vrai, j’en suis charmée.

— Pourquoi ?

— Parce que vous pourrez m’apprendre à faire cette opération dans toutes les règles, et alors je pourrai jouer Hamlet. Vous serez Laërte, et nous ferons quelque chose de magnifique de la fête du sautage. »

Laurie se mit à rire de si bon cœur et d’un rire si communicatif, que les passants sourirent malgré eux en l’entendant.

« Que nous devions jouer Hamlet ou non, je vous apprendrai à sauter, Jo. Ce sera très amusant, et cela vous donnera des forces ; mais je ne crois pas que ce soit là votre seule raison pour dire : « J’en suis charmée », de ce ton décidé.

— Non ! j’étais charmée d’apprendre que vous n’étiez pas dans la salle de billard, parce que j’espère que vous n’allez jamais dans ces endroits-là. Y allez-vous ?

— Pas souvent.

— C’est encore trop. Je voudrais bien que vous n’y ayez jamais mis les pieds.

— En quoi est-ce mal, Jo ? J’ai un billard à la maison ; mais ce n’est amusant que quand on est avec de bons joueurs, et, comme j’aime beaucoup ce jeu-là, je viens quelquefois jouer par ici avec Ned Moffat ou quelque autre jeune homme.

— Oh ! j’en suis bien fâchée ! Vous arriverez à l’aimer de plus en plus, vous y perdrez votre temps et votre argent, et vous deviendrez un de ces terribles jeunes gens qui ne valent pas grand’chose. J’espérais que vous feriez une exception dont vos amis pourraient être fiers, dit Jo en secouant la tête.

— Est-ce qu’on ne peut pas prendre de temps en temps un petit plaisir innocent, sans perdre sa respectabilité ? demanda Laurie qui paraissait blessé de la sévérité de Jo.

— Cela dépend comment et où on le prend. Je n’aime pas Ned et ses amis, et je voudrais que vous ne vous confondissiez pas avec eux. Mère ne veut pas que nous recevions Ned chez nous, quoiqu’il désire beaucoup y avoir ses entrées, et, si vous devenez comme lui, elle ne voudra pas que nous continuions à vous voir comme nous le faisons.

— Serait-ce possible ? demanda anxieusement Laurie.

— Oui, elle ne peut pas supporter les jeunes gens qui se croient des hommes, et nous enfermerait dans des boîtes plutôt que de nous laisser avec eux.

— Eh bien ! elle n’a pas encore besoin d’acheter ses boîtes ; je ne suis pas un de ces jeunes gens et je n’ai pas l’intention d’en être un, mais j’aime à m’amuser de temps en temps sans faire de mal.

— Personne ne vous en empêche ; amusez-vous, mais convenablement, et ne changez pas, car notre bon temps serait fini.

— Je serai un vrai saint.

— Je ne vous en demande pas tant ! Soyez un garçon simple, honnête et respectable, et nous ne vous abandonnerons pas. Je ne sais pas ce que je ferais si vous faisiez comme le fils de M. Kings : il avait beaucoup d’argent, ne savait comment le dépenser ; il devint joueur et même ivrogne, si bien qu’un jour il s’enfuit de chez lui, imita la signature de son père, je crois, et enfin fit toutes sortes d’atrocités.

— Et vous pensez que j’agirai probablement de même. Je vous suis bien obligé.

— Non ! oh non ! Mais j’ai si souvent entendu dire que l’argent est un grand danger, que je regrette souvent que vous ne soyez pas pauvre. Je ne serais pas inquiète sur vous, alors.

— Comment, sérieusement, vous êtes inquiète sur moi, Jo ?

— Oui, un peu, quand vous vous montrez mécontent ou capricieux sans raison, comme cela vous arrive quelquefois, car vous avez une volonté tellement forte, que, si vous vous engagiez dans une mauvaise voie, je craindrais qu’il ne vous fût plus difficile qu’à un autre de vous arrêter. »

Laurie marcha en silence, et Jo le regarda, regrettant d’avoir parlé, car les yeux de son ami paraissaient fâchés, bien qu’elle vît sur les lèvres une sorte de sourire qui voulait n’être que moqueur.

« Allez-vous me faire des sermons tout le long du chemin ? lui demanda-t-il tout à coup.

— Naturellement non. Pourquoi ?

— Parce que, si vous en avez l’intention, je prendrai un omnibus. Mais j’aimerais mieux revenir avec vous à pied, car j’ai quelque chose à vous dire de très intéressant.

— C’est entendu. Je ne prêcherai pas plus longtemps, car j’aimerais immensément à entendre vos nouvelles.

— Très bien : alors venez. Mais c’est un secret, et, si je vous dis le mien, il faut que vous me disiez le vôtre.

— Je n’en ai pas… » commença Jo.

Mais elle s’arrêta en se rappelant qu’elle en avait au moins un.

« Je sais, au contraire, que vous en avez un ; vous ne pouvez pas le nier ; ainsi confessez-vous, ou je ne vous raconterai rien.

— Votre secret est-il joli ?

— Oh ! c’est tout sur des gens que vous connaissez, et si amusant ! Il faut que vous le sachiez, et il y a longtemps que je désirais vous le dire. Allons, commencez.

— Vous ne direz rien chez nous de ce que je vais vous apprendre ?

— Pas un mot.

— Et vous ne me taquinerez pas quand vous le saurez ?

— Je ne taquine jamais.

— Si ; vous nous faites faire tout ce que vous voulez. Je ne sais pas comment vous vous y prenez, mais c’est ainsi.

— Merci. Allons, dites, ma bonne Jo.

— Eh bien, j’ai donné des histoires de ma façon au directeur du Journal des Enfants, et il me dira la semaine prochaine s’il les accepte, murmura Jo à l’oreille de son confident.

— Hourra pour miss Marsch, le célèbre auteur américain ! s’écria Laurie en jetant son chapeau en l’air pour le grand plaisir de deux canards, quatre chats, cinq poules et une demi-douzaine de petits Irlandais, car déjà ils étaient hors de la ville.

— Chut ! cela n’aboutira probablement à rien, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’essayer, et je n’ai rien dit à personne, parce que je ne voulais pas que personne autre que moi fût désappointé.

— Vous réussirez. Je suis sûr que vos histoires sont des œuvres dignes de Shakespeare, en comparaison de la moitié des choses qu’on publie tous les jours. Ce sera très amusant de les voir imprimées, et nous serons tous fiers de notre auteur. »

Les yeux de Jo étincelèrent. Il est toujours agréable de voir qu’on croit à votre talent, et la louange d’un ami sincère est toujours douce.

« Et maintenant, Laurie, votre secret ! Jouez beau jeu, sans cela je ne vous croirai plus jamais, dit-elle en essayant d’éteindre les brillantes espérances qu’un mot d’encouragement avait fait naître en elle.

— Je ferais peut-être mieux de me taire, répondit Laurie, mais je n’ai pas promis le secret, et je ne suis jamais content quand je ne vous ai pas dit toutes les nouvelles, petites ou grandes, qui arrivent jusqu’à moi. Mon secret, le voici : Je sais où est le gant que Meg a perdu.

— Est-ce tout ? » dit Jo d’un air désappointé.

Laurie secoua la tête affirmativement et la regarda d’un air de mystère.

« C’est bien assez pour le présent, et vous serez de mon avis quand vous saurez où il est.

— Dites-le alors. »

Laurie se pencha et murmura à l’oreille de Jo quelques mots qui produisirent un changement subit dans sa physionomie.

Elle s’arrêta et le regarda pendant une minute d’un air à la fois très surpris et très mécontent, puis continua à marcher en disant d’un ton bref.

« Comment le savez-vous ?

— Je l’ai vu.

— Où ?

— Dans sa poche, sans qu’il pût s’en douter.

— Comment, depuis ce temps-là ?

— Oui ; n’est-ce pas romanesque ?

— Non, c’est horrible.

— Cela ne vous plaît pas ?

— Cela me blesse infiniment, au contraire ! C’est offensant pour Meg. De pareilles choses ne devraient pas être tolérées. Que dirait Meg si elle l’apprenait ?

— Nous m’avez promis de ne le dire à personne. Rappelez-vous cela, Jo.

— Je n’ai pas promis cela, Laurie.

— C’était sous-entendu, et je me fiais à vous.

— Eh bien : je ne le dirai pas ; je voudrais même que vous ne me l’eussiez pas dit.

— Je pensais, au contraire, que vous seriez contente.

— À l’idée de voir quelqu’un penser à nous séparer de Meg ! Non, certes !

— Préféreriez-vous que cela fût déjà votre tour ?

— Je voudrais bien que quelqu’un essayât ! dit fièrement Jo.

— Et moi aussi ! »

Et Laurie rit de bon cœur à cette idée.

« Je ne pense pas que les secrets me conviennent ; j’ai l’esprit tout bouleversé depuis que vous m’avez dit celui de ce monsieur, qui n’est bien sûr pas le secret de Meg. Vous auriez cent fois mieux fait de le garder pour vous, dit l’ingrate Jo.

— Ce monsieur, ce monsieur, dit Laurie, est, vous le savez bien, le plus honnête homme du monde.

— Il ne manquerait plus qu’il ne le fût pas !… » répondit Jo indignée.

Laurie, étonné de l’effet qu’avait produit sa confidence, regrettait de l’avoir faite et cherchait un moyen de changer le cours des idées de Jo. Heureusement, il connaissait bien sa jeune amie.

« Descendons cette colline en courant ; le mouvement vous remettra, suggéra Laurie, et je parie que j’arriverai au bas avant vous.

— Vous pourriez perdre votre pari, répliqua Jo ; quand je m’y mets, je cours comme un cerf. »

Il n’y avait personne sur la route ; le chemin descendait devant elle d’une manière engageante. Jo, trouvant la tentation irrésistible et sentant aussi le besoin de secouer une pensée douloureuse, se mit à courir de toutes ses forces, laissant bientôt voler derrière elle son chapeau emporté par le vent et dispersant ses épingles à cheveux sur la route. Jo courait bien ; mais Laurie courait avec plus de méthode. Il arriva le premier au but et fut complètement satisfait du succès de son traitement, car son Atalante arriva tout essoufflée, les cheveux éparpillés sur les épaules, les yeux brillants, les joues écarlates, et tout signe de déplaisir avait disparu de son visage.

« Je voudrais être une gazelle, ou même un cheval, pour courir pendant des heures dans cet air pur sans perdre la respiration. Notre course a été bien agréable, mais voyez dans quel état je suis ! Allez me ramasser mes affaires, comme un chérubin que vous êtes, » dit Jo en se laissant tomber au pied d’un érable qui parsemait la route de ses feuilles rougies.

Laurie partit lentement pour rassembler les épaves de Jo, et Jo se mit à rarranger ses cheveux défaits ; elle espérait bien que personne ne passerait jusqu’à ce qu’elle eût remis tout en ordre. Mais quelqu’un passa, et justement c’était Meg, qui paraissait particulièrement, ce jour-là, distinguée dans son costume de grande cérémonie, car elle venait de faire des visites.

« Que faites-vous ici ? dit-elle en regardant sa sœur avec la surprise d’une personne bien élevée.

— Je cherche des feuilles, répondit doucement Jo en triant la poignée rosée qu’elle venait de ramasser à l’instant.

— Et des épingles à cheveux, ajouta Laurie en en jetant une demi-douzaine sur les genoux de Jo. Elles croissent sur la route, Meg, ainsi que les chapeaux de paille bruns.

— Vous avez encore couru, Jo ! C’est désolant ! Vous êtes incorrigible. Quand perdrez-vous vos habitudes de garçon ? dit Meg d’un air de reproche, en arrangeant le chapeau de sa sœur et en lissant ses cheveux avec lesquels le vent avait pris des libertés.

— Jamais, jusqu’à ce que je devienne raide et vieille et que je doive me servir d’une béquille ! N’essayez pas de me faire grandir avant l’âge, Meg ; c’est déjà assez triste de vous voir changer tout à coup ; laissez-moi être une petite fille aussi longtemps que je pourrai. »

Jo se pencha en parlant, afin que sa sœur ne vît pas que ses lèvres tremblaient, car, depuis quelque temps, elle sentait que Meg devenait rapidement une femme, et ce que lui avait appris Laurie lui avait fait entrevoir, pour la première fois, qu’un jour ou l’autre un événement, sur lequel sa pensée ne s’était jamais arrêtée jusque-là, pourrait bien les séparer.

Laurie vit son trouble et empêcha Meg de le remarquer, en lui demandant vivement où elle était allée, « si belle que ça ? »

« Chez les Gardiner, et Sallie m’a raconté toutes sortes de choses sur la noce de Belle Moffat. Il paraît que c’était splendide. Ils sont partis et passeront tout l’hiver à Paris. Comme cela doit être agréable !

— Lui portez-vous envie, Meg ? demanda Laurie.

— J’en ai peur.

— J’en suis bien aise, murmura Jo en mettant son chapeau.

— Pourquoi ? demanda-t-elle toute surprise.

— Parce que, si vous aimez la richesse, ce qui est peut-être un tort, vous n’irez du moins jamais prendre pour mari un homme pauvre, dit Jo en fronçant les sourcils à Laurie, qui lui faisait signe sur signe de faire attention à ce qu’elle allait dire.

— À quoi pensez-vous là, Jo ! Il est probable que je ne me marierai jamais, » répondit Meg en se mettant à marcher avec dignité.

Les deux autres la suivaient en chuchotant et en commentant cette réponse de Meg avec beaucoup d’animation.

Jo se conduisit, pendant huit ou dix jours, d’une manière si bizarre que ses sœurs en étaient étonnées. Elle se précipitait à la rencontre du facteur aussitôt qu’il arrivait, était impolie pour M. Brooke (dont elle avait fait grand cas jusque-là) toutes les fois qu’elle le voyait, regardait Meg d’un air désolé et venait subitement l’embrasser de la manière la plus mystérieuse. Elle et Laurie étaient toujours à se faire des signes et à parler de « l’aigle » d’un air si bizarre, que les jeunes filles déclarèrent qu’ils étaient fous tous les deux.

Le samedi suivant, Jo sortit pour la seconde fois par la fenêtre et reprit le chemin qu’elle avait suivi huit jours plus tôt. Quand elle revint, Meg, qui cousait à sa fenêtre, fut scandalisée de la voir poursuivie dans le jardin par Laurie, et enfin rattrapée par lui dans le berceau d’Amy.

Ce qui arriva là, Meg ne pouvait pas le voir, mais on entendait des éclats de rire, puis un murmure de voix et un grand froissement de cahiers et de papiers.

« Qu’est-ce que nous ferons de cette petite fille ? Elle ne se conduira jamais en jeune personne comme il faut, s’écria Meg d’un air de désapprobation. Quel malheur qu’elle ne soit pas née garçon !

— Pourquoi, Meg ? Elle est si drôle et si charmante comme elle est, dit Beth, qui n’avait jamais montré à personne qu’elle était quelque peu blessée de ce que Jo avait des secrets avec d’autres qu’avec elle.

— Nous ne pourrons jamais la rendre distinguée, » ajouta Amy qui était en train de se faire une collerette et qui, coiffée ce jour-là d’une manière nouvelle, paraissait très satisfaite de sa petite personne.

Quelques minutes après, Jo se précipita dans la chambre et, s’étendant tout de son long sur le sofa, affecta d’être très occupée à lire.

« Y a-t-il quelque chose d’intéressant dans ce que vous lisez ? lui demanda Meg avec condescendance.

— Rien qu’une histoire qui n’a pas l’air bien fameuse, répondit Jo en empêchant soigneusement ses sœurs de voir le nom du journal.

— Vous feriez mieux de la lire tout haut ; cela nous distrairait et nous empêcherait de faire des sottises, dit Amy d’un air digne.

— Quel en est le titre ? dit Beth en se demandant pourquoi Jo cachait sa figure derrière le papier.

Les Peintres rivaux.

— Si cela vous paraît joli, lisez-le, » dit Meg.

Jo, faisant un « hum » prolongé, respira longuement et commença à lire très vite. Ses sœurs écoutèrent avec intérêt l’histoire, qui était romanesque et quelque peu pathétique, puisque la plupart des personnages finissaient par mourir.

« J’aime ce qu’on dit de cette splendide peinture, fut la remarque approbative d’Amy lorsque Jo eut fini.

— Je préfère l’entretien entre Viola et Angelo. Ce sont deux de nos noms favoris quand nous jouons pour nous la comédie ; n’est-ce pas bizarre ? dit Meg en s’essuyant les yeux, car cette scène l’avait émue.

— Par qui est-ce écrit ? Quel est l’auteur ? demanda Beth qui avait aperçu la figure de Jo et commençait à avoir des soupçons. Cela n’est toujours pas l’œuvre d’une bête, Meg elle-même a pleuré !… »

La lectrice se leva subitement du canapé où elle était couchée et, jetant au loin son journal, montra à ses sœurs une figure toute rouge et répondit d’un air en même temps solennel et excité :

« Par votre sœur Jo, ni plus ni moins !

— Par vous ! s’écria Meg en laissant tomber son ouvrage.

— C’est très beau, dit Amy.

— Je l’avais deviné ! s’écria Beth. Je l’avais deviné ! Oh, ma Jo, je suis si fière de vous ! »

Et Beth courut embrasser sa sœur et se réjouir de son succès.

La vérité est qu’elles étaient toutes très contentes ! Cependant Meg ne put le croire tout à fait que lorsqu’elle vit imprimé sur le journal : « Miss Joséphine Marsch. » Amy critiqua quelques menus détails artistiques de l’histoire et suggéra plusieurs idées pour une suite qui, malheureusement, ne pouvait exister, puisque les héros de l’histoire étaient morts. Beth sauta et dansa de joie. Hannah elle même vint enfin s’écrier très étonnée :

« Eh bien, si jamais j’avais cru que cette Jo en ferait autant ! » Hannah avait écouté la lecture.

Mme  Marsch ne se montra pas mécontente. L’histoire était gentille et convenable ; elle faisait honneur aux sentiments moraux de l’auteur, et Jo déclara, avec des larmes dans les yeux, qu’elle ferait mieux d’être un paon et que ce fût fini. Lorsque le journal eut passé de mains en mains, on pouvait dire que « l’aigle » agitait triomphalement ses ailes sur la maison Marsch.

« Racontez-nous tout.

— Quand le journal est-il arrivé ?

— Combien vous a-t-on payé ?

— Que va dire papa ?

— Comme Laurie va rire ! » s’écrièrent-elles toutes à la fois.

Ces natures affectueuses se faisaient un jubilé de chaque petite joie de famille.

« Cessez de bavarder et je vous dirai tout, dit Jo en se demandant si miss Burney avait eu plus de gloire avec son Eveline qu’elle avec ses Peintres rivaux. Et, ayant raconté comment elle avait donné ses histoires au journal, elle ajouta : « Lorsque je suis allée pour chercher une réponse, le directeur a dit que toutes deux lui plaisaient, mais qu’il ne payait pas les commençants, qu’il les aidait ainsi à se faire un nom, et que, ce nom fait, rien ne leur serait alors plus facile que de tirer parti de leur talent dans des journaux plus riches que le sien. Je lui ai, malgré cela, laissé les deux histoires ; je préfère l’honneur à l’argent. La première a paru aujourd’hui. Laurie a déjà lu mes Peintres rivaux, il m’a dit que cela n’était pas mal du tout ; il m’a engagée à en écrire d’autres et promis qu’il allait faire en sorte qu’on me payât la seconde. Oh ! je serais si heureuse de pouvoir plus tard gagner ma vie et surtout celle des autres ! »

Et Jo, enveloppant sa tête dans son journal, arrosa sa petite histoire de quelques larmes de plaisir, car être indépendante, devenir utile à ceux qu’elle aimait et être louée par eux, c’était là son plus cher désir, et ceci semblait être le premier pas vers ce but heureux.