Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre dramatique/Esca

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LES DEUX TROUVAILLES DE GALLUS



II

ESCA

DRAME




ACTE PREMIER.
LISON.


PERSONNAGES.


GALLUS.
LISON.
LE BARON GUNICH.
HAROU, paysan.
Un Page. Un Nègre. Valets.


Dans un bois.


Une route sur le versant d’une colline boisée. La colline monte et occupe le fond du théâtre. La route passe au premier plan, tourne, puis reparaît au second plan à mi-côte parmi les arbres où elle se perd. En bas, à droite, une maisonnette couverte de chaume, très propre et très pauvre. Un court sentier de traverse, qui n’a que quelques enjambées, sur le talus de la colline, met en communication le tronçon de route du premier plan avec le tronçon du deuxième plan. Gros arbres çà et là autour de la maison. Devant la maison, sous un arbre et dans un massif de roses, une source encadrée d’une margelle de grosses pierres frustes. La cabane, très basse, n’a qu’un rez-de-chaussée.
Au lever du rideau, deux voitures cheminent sur la route ; l’une, sur le tronçon supérieur, est une charrette chargée de fumier, attelée d’un âne et menée par un paysan en blouse juché sur le fumier ; l’autre, sur le tronçon inférieur, au premier plan, est un coche de voyage et de gala, tout doré, blasonné d’armoiries, surmonté d’une couronne princière, avec glaces, et intérieur de satin, traîné par quatre chevaux empanachés, harnachés de bossages d’or, avec postillons et laquais. Dans la voiture est Gallus. On aperçoit Gunich dans le compartiment du devant.
La porte de la chaumière est fermée ; la fenêtre est ouverte. Une jeune fille, dans le demi-désordre d’une toilette commencée, se peigne devant la fenêtre. C’est Lison. On voit l’intérieur d’une chambre indigente. Beau soleil. Printemps.



SCÈNE PREMIÈRE.
LISON, GALLUS, puis HAROU.
GALLUS, se penchant à la portière du carrosse.

Oh ! la charmante fille !

LISON, se penchant à la fenêtre de la chaumière.

Oh ! la charmante fille ! Oh ! la belle voiture !

Le carrosse passe et disparaît à droite. La charrette s’arrête. Harou en descend, son fouet à la main. Il dégringole par le sentier qui abrège, court à la chaumière et frappe à la porte d’un coup de sabot. Il a son fouet à la main.
HAROU.

Il est neuf heures.

LISON, par la fenêtre.

Il est neuf heures. Ah ! c’est vous.

HAROU.

Il est neuf heures. Ah ! c’est vous. Oui, ma future.

LISON.

C’est bon.

Elle jette un fichu sur ses épaules nues, et elle ouvre la porte.
Harou entre.
HAROU.

C’est bon. Vous n’êtes pas encor prête ?

LISON.

C’est bon. Vous n’êtes pas encor prête ? Pardi !

HAROU.

Mais monsieur le curé nous attend à midi.

LISON.

Bien.

HAROU.

Bien. L’autel est paré. C’est comme aux grandes fêtes.

LISON.

Bon.

HAROU.

Bon. De cette cabane isolée où vous êtes,
Jusqu’à l’église…

LISON.

Jusqu’à l’église… Eh bien ?

HAROU.

Jusqu’à l’église… Eh bien ? C’est encor loin. Allons,
Vite. Habillez-vous.

LISON.

Vite. Habillez-vous. Oui.

HAROU.

Vite. Habillez-vous. Oui. J’aurai deux violons.

LISON.

Bien.

HAROU.

Bien. Je vais décharger mon fumier, puis je rentre
Vous prendre en ma charrette avec Thibaut, le chantre.

LISON.

Soit.

HAROU.

Soit. Mamz’elle Lison…

LISON.

Soit. Mamz’elle Lison… Dites Lisa.

HAROU.

Soit. Mamz’elle Lison… Dites Lisa. Lisa.
Vous êtes vertueuse, et c’est pour ça.

LISON.

Vous êtes vertueuse, et c’est pour ça. Pour ça,
Que quoi ?

HAROU.

Que quoi ? Que je vous aime et que je vous épouse.
Vous avez du bonheur, hein ? plus d’une est jalouse.
Vous sentez bien que moi qui suis un gros fermier,
Ayant acquêts et baux francs de droit coutumier,
C’est à qui m’aura. Vous, vous êtes sans famille.
Être madame Harou, quel sort pour une fille !
Avoir six cents arpents de blé, trois cents de foin !
Et dire, en regardant tout le pays très loin :
C’est à moi ! Voyez-vous, vous êtes orpheline,
Pas un brin d’herbe n’est à vous sur la colline,

Et vous êtes sans dot comme la fleur des champs.
Cela n’amuse pas les gens qui sont méchants
De voir que je vous prends pour femme. Ça les fâche.
Vous n’étiez qu’une pauvre ouvrière à la tâche,
Seule, et dont les parents sont morts sur des grabats,
Gagnant six sous par jour à ravauder des bas.
Vous allez devenir bourgeoise, et cette chambre
Où vous gelez, pas vrai, dès le mois de novembre,
Vous l’allez changer contre un bon logis, ma foi,
Où vous serez chez vous bien qu’en étant chez moi,
Et d’où vous pourrez voir la mare avec les vignes,
Et des canards si gros qu’on les prend pour des cygnes !
Ah ! les commères font du train ! Moi, bon luron,
Tout ce tas d’oiseaux noirs qui bat de l’aileron,
Parce qu’elles voudraient être ce que vous êtes,
Me fait rire. Piaillez, mesdames les chouettes !
Quand demain, bras dessus dessous, nous passerons,
Cela fera sortir du trou leurs gros yeux ronds.
Ça sera farce. Et vous, vous prendrez un air crâne,
Vous direz : Ma maison, mon champ, mon pré, mon âne.
Et puis du cidre ! et puis du pain, plein le buffet !
Moi, j’ai de l’amitié pour vous. C’est ce qui fait
Que j’épouse. Sur vous, du reste, rien à dire.
Vous n’avez qu’un défaut, c’est que vous savez lire.
Moi pas. Ah ! par exemple, il faudra travailler.
Étant maîtresse, on est servante. S’éveiller
Au chant du coq, couper le seigle ou la fougère,
Être bonne faucheuse et bonne ménagère,
Manier gentiment la fourche à tour de bras,
Laver les murs, laver les lits, laver les draps,
Donner à boire aux gars ayant au dos leurs pioches,
Blanchir l’âtre, écumer le pot, moucher les mioches,
Porter, si le chemin est long et raboteux,
Ses souliers à la main, les pieds s’usant moins qu’eux,
Et vivre ainsi pieds nus et riche, heureuse en somme
D’être une brave femme et d’avoir un brave homme.
Nos bans sont publiés. Je vous ai fait cadeau

D’un parapluie, afin que, s’il tombe trop d’eau,
On ne s’en serve point, parce qu’il est en soie.
Et nous nous marions tantôt. Vive la joie !
Donc, mamz’elle, à midi, l’église. À minuit…

Il fait claquer ses doigts.

Donc, mamz’elle, à midi, l’église. À minuit… — Bien !
Vous êtes un peu maigre. Ah ! cela ne fait rien.
En mangeant du gigot, de la soupe bien chaude,
Du lard, avec le temps vous deviendrez rougeaude.
La viande, voyez-vous, c’est ça qui fait la chair.
Vous étiez mal nourrie. Au fait, tout est si cher !
Le moyen qu’une fille, en mangeant peu, soit belle !
Sans chardon, l’âne geint. Sans pré, le mouton bêle.
Nous serons très heureux. Moi, j’aurai soin des bœufs,
Vous des cochons. Des fois, l’étable, c’est bourbeux,
Dame, on pataugera dans la paille mouillée.
Bah !

LISON, à part.

Bah ! On nous a souvent, le soir, à la veillée,
Dit des contes de fée où l’on voit qu’au printemps
Il arrive parfois aux filles de vingt ans
De trouver au milieu de leur chambre un jeune homme
Portant un astre au front, qui leur dit : Je me nomme
Le prince Azur, je t’offre un palais où tout rit,
Chante et danse, je t’aime, et je suis un esprit.

Considérant maître Harou.

Ce n’est pas ça.

HAROU.

Ce n’est pas ça. Je veux vous donner douze, oui, douze !
Chemises en bon fil.

Chemises en bon fil. Montrant sa manche.

Chemises en bon fil. Pareilles à ma blouse.

LISON, à part.

En toile à torchon !

HAROU.

En toile à torchon ! Moi…

Gallus et Gunich, enveloppés de manteaux, passent au fond du théâtre et s’arrêtent derrière les arbres, en observation.
LISON, regardant Harou et reculant.

En toile à torchon ! Moi… Quelle odeur !

HAROU.

En toile à torchon ! Moi… Quelle odeur ! Moi, fermier,
Je…

LISON.

Je… Que sentez-vous donc ? Pouah !

HAROU.

Je… Que sentez-vous donc ? Pouah ! Rien. C’est le fumier.
Ça ne sent pas mauvais.

Ça ne sent pas mauvais. Il s’approche d’elle galamment.

Ça ne sent pas mauvais. Vous n’êtes pas commode.
J’aime ça. L’autre jour, j’ai, puisque c’est la mode,
Voulu vous embrasser, moi mauvais chenapan,
Mais vous m’avez donné juste en plein museau, pan !
Une pichenette ! Ah ! comme vous m’attrapâtes !

Il rit et cherche à l’embrasser ; elle recule.
LISON, le repoussant.

Ah ! pardon. Vous avez des mains !

HAROU, riant plus fort.

Ah ! pardon. Vous avez des mains ! De bonnes pattes,
Hein ?

Hein ? Il rit et étale ses mains.

Hein ? Ça travaille.

Hein ? Ça travaille. Il les retourne toutes hâlées des deux côtés.

Hein ? Ça travaille. C’est de la bonne noirceur.

Lison se remet à se peigner.
LISON.

Dire que je n’ai pas une mère, une sœur,
Pour m’habiller le jour de ma noce !

HAROU.

Pour m’habiller le jour de ma noce ! L’usage
Est qu’une du pays lace votre corsage.

LISON.

Je ne veux de personne.

HAROU.

Je ne veux de personne. Oui. Vous êtes ainsi.
Quelle sauvage humeur de vous loger ici !
Seule, en cette cabane au bout de la vallée !

LISON.

J’ai ce choix : ici seule ; au village isolée.
Étant pauvre, on n’a pas d’amis, et j’aime mieux
Voir le désert au fond des bois qu’au fond des yeux.

HAROU.

Vous avez un parler trop haut. Ça vient, je gage,
Des livres. Quand on lit, ça gâte le langage.
Mais j’y mettrai bon ordre. Ah ! dans le temps ancien…

LISON, pensive et regardant un livre qui est sur sa table.

En fait de livre ici, je n’ai qu’un paroissien.

À part.

Savoir lire, à quoi bon ? pour lire de la messe !
Fi !

HAROU, faisant claquer son fouet.

Fi ! Je serai le maître, et j’en fais la promesse.

Il rit.

Çà, pour vous épouser il faut que je sois fou,
Moi qui suis riche, et vous qui n’avez pas le sou ;

Mais l’homme est un nigaud que la femme ensorcelle,
Hein, mam’zelle Lison ?

LISON.

Hein, mam’zelle Lison ? Dites mademoiselle
Lisa.

Lisa. À part.

Lisa. Grossier pain bis, va !

HAROU.

Lisa. Grossier pain bis, va ! Convenablement,
Je suis moins que mari, mais je suis plus qu’amant.
Un baiser.

Il s’approche. Elle le repousse vivement.
LISON.

Un baiser. Jamais !

HAROU, éclatant de rire.

Un baiser. Jamais ! Oh ! jamais !

Il regarde à une grosse montre d’argent qu’il a sous sa blouse.

Un baiser. Jamais ! Oh ! jamais ! Çà, je babille.
Il faut vous habiller. Il faut que je m’habille.

LISON, le regardant de côté.

Je crois que pour cravate il a sa corde à puits.

HAROU.

Faire un brin de toilette est nécessaire, et puis,
Vous, pendant ce temps-là, ma-de-moi-selle-Lise,

Avec un clin d’œil.

— Est-ce ça ? — parez-vous. Puis, en route, à l’église,
Gens de la noce ! — Et puis, ce soir,

Avec un geste galant qui l’effarouche.

Gens de la noce ! — Et puis, ce soir, Plus de fichu !

Il fait claquer son fouet. Il escalade le sentier, rejoint la route d’en haut, remonte dans la charrette et s’assoit sur le fumier. Il crie.

Je vais venir vous prendre en ma voiture. — Hu !

LISON, seule.
Elle ôte son fichu, et n’a plus que sa chemise et un jupon.
Elle divise et natte ses cheveux.

C’est là le malaisé. Je suis une rêveuse.

Elle ouvre un tiroir de commode.

Habillons-nous.

Elle prend dans la commode quelques hardes, et s’arrête.

Habillons-nous Ma tête est obscure, et se creuse.
Dire que je n’ai pas encor pris mon parti !

Elle tire de la commode une coiffure de mariée en fleurs d’oranger.

Souvent d’un oui, d’un non, on s’est bien repenti.
Dans une heure il sera trop tard.

Elle déplie une robe de grosse laine neuve, propre et laide.

Dans une heure il sera trop tard. L’ennui me ronge !

Elle met sur un escabeau une paire de gros souliers de femme, neufs.

Pas de destin auquel on ne préfère un songe !

Elle regarde la robe, les souliers et les fleurs d’oranger.

Que faire ?

Que faire ? Elle se remet à natter ses cheveux.

Que faire ? Ce bouvier est honnête. — Et hideux.

Elle les roule en tresse.

Lui, soit.

Lui, soit. Elle les rattache en couronne sur sa tête.

Lui, soit. J’avais pourtant rêvé le ciel à deux !

Elle interrompt sa toilette et médite.

Aimer, comme c’est bon ! s’idolâtrer sans cesse !
Et n’être pas trop pauvre ! Ah ! c’est beau, la richesse !
La vraie ! En plein. Oui, tout ! Pas l’épaisse façon
D’être riche à peu près qu’a ce pauvre garçon.
Sa femme ira pieds nus. Les souliers s’usent, dame !
Moi, je consens très bien aux pieds nus de la femme,
À la condition du tapis de velours.
Et ces poignets ! Ces gens de campagne sont lourds !
Il faut, pour cet hymen de l’âme avec l’étoile

Qu’on nomme Amour, un lit, pas en trop grosse toile,
Un nuage où l’on flotte, on ne sait quel vivant
Char d’aurore emporté par le rêve et le vent,
Et pas plus de travail que l’oiseau sur la branche !

Pensive.

L’œil est d’autant plus doux que la main est plus blanche.
L’amour, dit l’Amadis de monsieur de Tressan,
C’est la vie. Et je hais le parler paysan.
Ouvrière. Orpheline. Oh ! je songe, et Dieu laisse
Entrer dans mon œil trouble un regard de duchesse,
Et j’ai des visions folles, plaire, charmer,
Être libre, être belle, être adorée ! Aimer !

Elle se remet à sa toilette.
Elle prend la coiffure de mariée et regarde les quatre murs de sa chambre.

Je n’ai pas de miroir, tant je suis misérable !

Elle sort de la chaumière, et va au puits de la source.

Si Dieu n’avait pas mis cette eau sous cet érable,
Je n’aurais pas moyen de me coiffer, vraiment.

Elle se mire dans l’eau, tout en ajustant sa coiffure.

La fleur d’oranger. Peuh ! — La rose, c’est charmant.

Elle ôte le bouquet d’oranger, cueille une rose dans le rosier, et la met dans ses cheveux. Elle se mire.

Pauvre, ou ce mariage. Ah ! la ressource est dure.

Elle ôte la rose et la regarde pensive.

Une fleur, ça se fane.

Gallus, derrière elle et sans qu’elle le voie, sort à moitié du massif qui entoure la source, avance le bras, et lui pose un épi de diamants dans les cheveux.
GALLUS, à demi-voix.

Une fleur, ça se fane. Un diamant, ça dure !

Il rentre vivement dans le massif.
LISON, se retournant.

Hein ? on a parlé.

Hein ? on a parlé. Elle regarde.

Hein ? on a parlé. Non. Personne.

Hein ? on a parlé. Non. Personne. Elle se mire dans la source.

Hein ? on a parlé. Non. Personne. Ah ! Dieu, mon Dieu !

Qu’ai-je au front ?

Qu’ai-je au front ? Elle se redresse effarée.

Qu’ai-je au front ? Qui m’a mis cela ?

Qu’ai-je au front ? Qui m’a mis cela ? Elle se mire de nouveau.

Qu’ai-je au front ? Qui m’a mis cela ? Qu’est-ce ? du feu ?
Ça doit brûler ! — je n’ose y toucher.

Ça doit brûler ! — je n’ose y toucher. Relevant la tête.

Ça doit brûler ! — je n’ose y toucher. Je suis bête.
C’est cette eau qui me trompe et qui met sur ma tête
Un reflet de soleil. Ce que c’est que d’avoir
Une source au milieu d’un bois pour tout miroir !

Elle se retourne. Un grand miroir de Venise ovale, encadré de vermeil ciselé, apparaît devant elle dans le massif.

Ciel !

Stupéfaite, elle regarde le miroir. Elle porte la main au bouquet de diamants qu’elle a sur le front.

Ciel ! Ah ! les reines sont de la sorte coiffées !

Elle regarde le miroir.

Est-ce que par hasard il passe un vol de fées
Qui s’est venu poser sur les branches du bois ?

Elle regarde sa coiffure de diamants.

Ai-je peur ? Non. J’ai fait ce rêve bien des fois.
Autour de moi tout tremble et devient ineffable.

Elle approche du miroir. Elle aperçoit un petit être, espèce de nain ou d’enfant, vêtu de satin blanc glacé vert, qui porte le miroir et le lui présente, et qui disparaît presque derrière, tant il est petit et tant le miroir est grand.
Lison, admirant l’enfant.

Qu’il est joli !

Elle le considère sans crainte et comme apprivoisée à l’aventure.

Qu’il est joli ! C’est ça ! le nain ! C’est une fable
Qui m’arrive.

Qui m’arrive. Elle l’admire.

Qui m’arrive. Il est fée. Es-tu fée ? Oui, pour sûr !
Quelle est ta reine ?

LE NAIN.

Quelle est ta reine ? Vous, madame.

LISON, reculant.

Quelle est ta reine ? Vous, madame. C’est obscur,
Mais charmant. Suis-je en vie ? Oh ! l’extase m’accable.
Suis-je morte ?

Pendant qu’elle regarde le nain, le miroir et l’épi de diamants sur sa tête, un collier vient se poser sur sa gorge et sur ses épaules nues. Elle s’écrie.

Suis-je morte ? Un collier tout en perles !

Elle se retourne et voit un nègre. Ce nègre vient de sortir du massif, et c’est lui qui lui a agrafé le collier au cou, sans être aperçu d’elle. Il est vêtu de velours feu. Lison le regarde, pas effarouchée.

Suis-je morte ? Un collier tout en perles ! Le diable !
Je comprends.

On entend une musique sous les arbres et une vague chanson murmurée qui semble chantée au loin par des passants invisibles.
Chanson.

Je comprends. — Les lutins — dans les thyms — les hautbois —
Dans les bois — les roseaux — dans les eaux — ont des voix. —
Donc faisons — des chansons — et dansons. — L’aube achève —
Notre rêve — et l’amour — c’est le jour. —

LISON, pâmée et fascinée.

Notre rêve — et l’amour — c’est le jour. — Je suis Ève !

Une fumée se disperse dans les branches.

Qu’est-ce que cet encens dans l’ombre répandu ?
Je sens comme une odeur de paradis.

GALLUS, paraissant.

Je sens comme une odeur de paradis. Perdu.
Enfin ! je tiens mon rêve !

Gallus, sorti du massif, laisse tomber son manteau. Il apparaît vêtu de brocart d’or de la tête aux pieds, avec son cordon bleu et sa plaque d’ordres. Il a sur la tête un panache couleur feu. Il se dresse devant Lison.
LISON.

Enfin ! je tiens mon rêve ! Un homme fait de flamme !

On aperçoit dans les arbres Gunich au guet, caché par l’ombre du bois.
GALLUS, immobile, l’œil fixé sur Lison. À part.

D’abord disons-lui tu. Le bonheur de la femme

Est d’être tutoyée, et son autre bonheur
Est, quand on lui dit tu, de dire monseigneur.

Il hésite et hoche la tête.

Mais diantre ! tutoyer, c’est brusquer. C’est du style
Bien familier. La nuit est l’intervalle utile.
L’amour dit vous le soir et dit tu le matin.

Il se décide.

Nuances qu’elle doit ignorer.

Nuances qu’elle doit ignorer. La regardant et l’admirant.

Nuances qu’elle doit ignorer. Quel butin !

Haut à Lison.

Que désires-tu ? parle, et ne sois pas modeste.
Je viens combler tes vœux.

LISON, maintenant effrayée
Avec une révérence tremblante.

Je viens combler tes vœux. Monseigneur Satan…

GALLUS, à part.

Je viens combler tes vœux. Monseigneur Satan… Peste !
C’est plus que je n’osais espérer.

LISON, éperdue.

C’est plus que je n’osais espérer. Oui. Non. Si !
Mais je suis toute nue, et c’est plein d’yeux ici.

Un manteau de velours pourpre lui tombe sur les épaules.
C’est le nègre qui lui met ce manteau.
LISON.

Monseigneur le démon…

LE DUC GALLUS, souriant, à part.

Monseigneur le démon… Elle accepte l’abîme.

Haut.

Et d’abord, descendons de ce sommet sublime.
Je ne suis pas Satan. Je suis un simple roi.
Du moins j’étais cela l’an passé ; mais l’emploi
M’ennuyait ; j’ai lâché le sceptre qui m’assomme ;

Mais je suis encor prince, et même gentilhomme.
Sultan, j’ai planté là le sabre et le turban.

LISON.

Oh !

GALLUS, souriant.

Oh ! Tu vois un monarque en rupture de ban.
Je me refais aux champs une âme printanière,
Et j’y viens à l’école, — école buissonnière.
Sois ma maîtresse.

LISON, effarouchée.

Sois ma maîtresse. Moi !

GALLUS, souriant.

Sois ma maîtresse. Moi ! D’école. Belle, il sied
D’expliquer tout. Ce nègre est mon valet de pied.
J’ai toujours avec moi ma musique de chambre,
Et, même dans les bois, je fais brûler de l’ambre.

Il montre la fumée d’encens dans les arbres.

De là vient cette odeur de sainteté. Ce nain,
Diabolique à peu près, tant il est féminin,
Est un de mes laquais. J’ai de plus dans ma suite
Un rimeur qui me dit la messe, étant jésuite ;
Ce maroufle est chargé de me faire mes vers.
J’en fais moi-même aussi parfois. J’ai pour travers
De rire, et de vouloir qu’autour de moi l’on rie.
Je me fabrique un peu d’aurore et de féerie.
Je voyage en nabab de l’Inde, et mes fourgons,
Que Médée aurait fait traîner à ses dragons,
Contiennent en décors de quoi jouer Armide ;
Je ne suis pas méchant, mais ne suis pas timide.
Qu’on nous donne un hallier, de l’ombre, et cætera,
Et nous improvisons d’emblée un opéra.
Je suis riche, et j’ai pu, grâce à mes viles piastres,
Te mettre sur la tête une coiffure d’astres,
Ô belle, et te rouler une rivière au cou.

C’est là le réel. Point de rêve. Rien de fou,
tout est simple, et la fable en vérité s’achève.

LISON, comme somnambule et l’œil égaré.

Ce réel est déjà très joli comme rêve.

GALLUS.

Fantastique grenier d’un palais incertain,
Le rêve est le cinquième étage du destin,
Et la réalité, c’est le rez-de-chaussée.
Restons en bas. Je suis un prince ; ma pensée,
C’est de jouir ; je vais, tâchant de peu vieillir.
Suis-je un songe-creux ? Non. Mais je voudrais cueillir
Le divin rameau d’or où l’oiseau bleu se perche.
L’homme ayant égaré le bonheur, je le cherche.
Comment t’appelles-tu ?

LISON.

Comment t’appelles-tu ? Monseigneur…

GALLUS, la contemplant. — À part.

Comment t’appelles-tu ? Monseigneur… C’est vraiment
Mon idéal. Le diable a fait évidemment
Tant de perfections pour y loger des vices.
Une telle rencontre est un des grands services
Que peut rendre l’enfer à quelqu’un d’ennuyé.
Elle a tout. Front pensif, air sauvage, œil noyé,
Bouche à dents de souris qui doit haïr le jeûne,
Mains qui doivent haïr le vil travail.

LISON, revenant peu à peu à la réalité. — À part.

Mains qui doivent haïr le vil travail. Pas jeune.
Ce n’est pas encor ça.

Ce n’est pas encor ça. Le regardant en dessous.

Ce n’est pas encor ça. Tout doré. De beaux yeux.
Plus de jeunesse avec moins de dorure est mieux.
Mais il a l’air d’avoir bien de l’esprit.

GALLUS.

Mais il a l’air d’avoir bien de l’esprit. Jolie
Comme la trahison et comme la folie !
Ce petit pied, ce bras exquis, convenons-en,
Cela n’était pas fait pour rester paysan.

Lison se rapproche du miroir et considère son manteau de velours et d’hermine.
Il la regarde se mirer.

Elle sera perverse en étant bien conduite.
Rien qu’à la voir songer, j’ai compris tout de suite
Qu’en cette fille pauvre et coquette j’avais
Un bon assortiment de tous les goûts mauvais.
Volupté, vanité, toilette, argent, paresse.
De son ongle déjà le diable la caresse.
Croquons-la. Cette fois, je me crois bien tombé.
Une faunesse exquise et digne d’un abbé !

Il s’approche d’elle avec une admiration passionnée.
LISON, regardant le duc fixement.

Souvent le cœur est froid quand les yeux semblent ivres.

GALLUS.

Comment sais-tu cela ?

LISON.

Comment sais-tu cela ? Je l’ai lu dans les livres.

LISON, regardant le duc fixement.

Elle sait lire ! C’est une difformité.
Ma sauvagesse sort de l’université !
Une savante ! Ça trouble mes conjectures.

Il réfléchit.

Tout se répare avec un bon choix de lectures.
Faublas. Crébillon fils.

Faublas. Crébillon fils. Avec un haussement d’épaules.

Faublas. Crébillon fils. Aussi je lui trouvais
Un certain air lettré…

LISON.

Un certain air lettré… Lire ! est-ce donc mauvais ?

GALLUS.

Non. Ne pas lire est mieux. Une fille n’est faite
Que pour être jolie et tout changer en fête.
Le temps qu’on donne au livre on le prend à l’amour.
Aucun livre ne vaut un baiser.

Aucun livre ne vaut un baiser. À part.

Aucun livre ne vaut un baiser. Quel sot tour
On m’a fait là, d’apprendre à lire à cette fille !
L’ignorance est sur l’âme une charmante grille,
Qu’il est fort amusant d’entr’ouvrir lentement.

Nouveau haussement d’épaules, comme quelqu’un qui prend son parti.
Il se tourne vers elle.

Crois-moi d’abord en tout. C’est le commencement.

LISON.

Je crois tout ce qu’on dit, à moins qu’on ne le jure.

GUNICH, en observation au fond du théâtre. À part.

Bon détail. Je mettrai ce mot dans ma brochure
Sur les femmes.

GALLUS, à Lison.

Sur les femmes. Tu n’as toujours pas dit ton nom.

LISON.

Élisabeth, qui fait Lise, ou bien Lisa.

GALLUS.

Élisabeth, qui fait Lise, ou bien Lisa. Non.
Moi je te nommerai Zabeth. Te voilà née.
Je coupe en deux ton nom comme ta destinée,
Et tu t’appelleras la marquise Zabeth.

LISON.

Marquise !

GALLUS.

Marquise ! Je suis prince. Une étoile tombait,
L’amour la ramassa. Cette étoile est la joie.

Je serai ton esclave.

Je serai ton esclave. À part.

Je serai ton esclave. Et tu seras ma proie.
Soyons joyeux. Vivons. La vie est un gala.

LISON, se regardant dans le miroir. À part.

Oh ! comme je suis belle avec ces choses-là !

À Gallus.

Monsieur ! reprenez tout !

GALLUS.

Monsieur ! Reprenez tout ! Pourquoi ?

LISON.

Monsieur ! Reprenez tout ! Pourquoi ? C’était pour rire,
N’est-ce pas ?

GALLUS.

N’est-ce pas ? Je l’entends bien ainsi.

LISON.

N’est-ce pas ? Je l’entends bien ainsi. Je me mire
Avec des diamants, et j’oublie, ah mon Dieu !
Que je dois aujourd’hui me marier.

GALLUS.

Que je dois aujourd’hui me marier. Parbleu,
Tu peux…

LISON.

Tu peux… Dites-moi vous.

GALLUS.

Tu peux… Dites-moi vous. Madame la marquise,
Vous pouvez…

LISON.

Vous pouvez… Laissez-moi ! je suis la pauvre Lise.

On entend un bruit de violons et le claquement d’un fouet dans la route d’en haut.
GALLUS.

Votre voiture vient.

LISON.

Votre voiture vient. Cette charrette !

GALLUS.

Votre voiture vient. Cette charrette ! À moins
Que vous ne préfériez celle-ci.

Paraît la voiture dorée à quatre chevaux revenant dans la route basse par le côté d’où elle est sortie.
GUNICH, au duc. Du fond du théâtre.

Que vous ne préfériez celle-ci. Sans témoins
Fuir serait aisé.

LISON, à Gallus.

Fuir serait aisé. Mais… — à qui donc ce carrosse ?

GALLUS.

À vous !

LISON.

À vous ! À moi !

Le carrosse s’arrête. Gunich ouvre la portière.
Gallus abat le marche-pied et y fait monter Lison éperdue.
GALLUS.

À vous ! À moi ! Viens, c’est… — ta voiture de noce !

Tous sont dans le carrosse. La portière est refermée. Le carrosse part. Au moment où il sort, entre dans la route haute, du côté opposé, la charrette traînée par l’âne. On aperçoit dedans un groupe en tête duquel on voit Harou en habits de marié avec un gros bouquet, et deux violoneux qui jouent du violon.


11 mars.




ACTE DEUXIÈME.
LA MARQUISE ZABETH.


PERSONNAGES.


GALLUS.
ZABETH.
LE BARON GUNICH.
LE DUC DE CRÉQUI.
LE DUC DE MONTBAZON.
LE VICOMTE DE THOUARS.
LORS EFFINGHAM.
L’ABBÉ.
LE DOCTEUR.
SILLETTE, fille de chambre.
NANTAIS, laquais.
Gentilshommes, Seigneurs, Valets.


À Paris.


Un boudoir avec tous les raffinements du luxe. C’est l’hiver. Feu dans la cheminée. Au fond une haute et large fenêtre par où l’on voit les arbres d’un parc, noirs et couverts de givre. Le boudoir est octogone. Aux deux pans coupés du fond, des deux côtés de la fenêtre, deux grandes portes dorées à deux battants. La porte de droite donne sur les appartements intérieurs, la porte de gauche donne sur les vestibules et les antichambres. Sur une crédence, un bouquet de fleurs exotiques rares ; à côté un écrin ouvert, montrant un fouillis de pierreries, posé sur un plat de vermeil. Sur une assiette de vermeil, un pli cacheté.
La cheminée est à droite. En face, à gauche, une porte bâtarde, basse, dorée.



SCÈNE PREMIÈRE.
NANTAIS, SILLETTE, puis ZABETH.
Sillette range. Elle met l’écrin près du bouquet et l’expose très en vue.
Nantais entr’ouvre un battant de la porte de gauche et passe la tête par l’entre-bâillement.
On entend une chanson dans la coulisse et un bruit de guitare.
CHANSON au dehors.

Zon, zon, Suzon.
On croit n’être que douze à table.
Gibier fin, turbot délectable,
Vins à foison.
On n’est que douze, on est bien aise.
Mais on est treize,
Pas vrai, Suzon ?

SILLETTE, apercevant Nantais.

Laquais de monseigneur, bonjour.

FREDON dans la coulisse.

Laquais de monseigneur, bonjour. Zon zon, Suzon.

NANTAIS.

Qui chante là ?

SILLETTE.

Qui chante là ? L’abbé, meuble de la maison.
Ton maître va venir ?

NANTAIS.

Ton maître va venir ? Moi d’abord. En personne.
Puis lui. — Madame est là ?

SILLETTE.

Puis lui. — Madame est là ? J’attends qu’elle me sonne.
Voici divers objets pour elle.

Voici divers objets pour elle. Elle montre la crédence.

Voici divers objets pour elle. Des bouquets.
Des cadeaux. Apportés par différents laquais.

NANTAIS.

Qui fait tous ces présents ?

SILLETTE.

Qui fait tous ces présents ? On ne sait.

NANTAIS.

Qui fait tous ces présents ? On ne sait. Tu l’ignores ?

SILLETTE.

Sont-ce des financiers ? Sont-ce des monsignores ?
Mystère. Tous les jours quelque présent nouveau.
Une main s’ouvre, donne, et se cache.

NANTAIS.

Une main s’ouvre, donne, et se cache. Bravo !
C’est élégant. Sont-ils plusieurs ?

SILLETTE.

C’est élégant. Sont-ils plusieurs ? Je le suppose.
L’essaim des papillons flâne autour de la rose.

NANTAIS.

Donner sans se montrer, c’est de bon goût.

SILLETTE.

Donner sans se montrer, c’est de bon goût. Ainsi
Tous les jours on nous fait de la musique ici.
C’est un assez beau luxe à Paris. À ces arbres,
Déjà pas mal ornés de grottes et de marbres,
Tous les matins, à l’heure où le parc est désert,
On ajoute la grâce aimable d’un concert.
Qui paie ? on ne sait pas. Mais l’aubade est exquise.

NANTAIS.

Et pendant ce temps-là madame la marquise…

SILLETTE.

Dort. Madame est rentrée assez tard, des Bouffons,
D’un bal, qui coûte au duc mille écus de chiffons,
Ou de la comédie, ou du brelan, que sais-je ?
Elle s’est attablée avec tout son cortège,
Ayant sur son sofa son chat et son abbé,
Puis on a voulu boire, et le punch a flambé,
Elle a soupé, dansé, que c’est une folie,
Elle a tout ce temps-là, mon cher, été jolie.
Fatigue. Toujours rire, et vivre au paradis,
Cela vous courbature. Et le matin, tandis
Qu’elle sommeille, après ces peines infinies,
Les hommes à madame offrent des symphonies
Qu’elle n’entend pas même ; ils sont faits pour cela.

NANTAIS.

Ces filles-là !

La porte à gauche vient de s’ouvrir. Zabeth paraît ; elle est enveloppée d’un surtout de satin et de fourrure, et elle a sa faille et son manchon. Elle écoute.
SILLETTE, à Nantais.

Ces filles-là ! Silence. On vient.

ZABETH, à part.

Ces filles-là ! Silence. On vient. Ces filles-là !

Haut, à Sillette.

Ma chaise est-elle en bas ?

SILLETTE, avec un signe affirmatif.

Ma chaise est-elle en bas ? Sous la porte cochère,
À toute heure elle attend madame.

ZABETH.

À toute heure elle attend madame. Bien, ma chère.
Surtout n’oubliez pas mes ordres pour ce soir.

SILLETTE.

Tout sera prêt, madame.

ZABETH.

Tout sera prêt, madame. Ici, dans ce boudoir.

Nouveau signe d’obéissance de Sillette.
Elle présente à Zabeth la lettre sur l’assiette de vermeil.
ZABETH.

Qu’est-ce ?

Qu’est-ce ? Elle ouvre la lettre.

Qu’est-ce ? Ah ! des vers !

Elle met la lettre dans son manchon.
SILLETTE.

Qu’est-ce ? Ah ! des vers ! Voici des cadeaux qu’on apporte.

Zabeth regarde les fleurs et l’écrin avec distraction.
ZABETH.

J’ai la migraine. Il faut qu’une heure ou deux je sorte.
Si le duc vient, je vais rentrer.

Si le duc vient, je vais rentrer. À part.

Si le duc vient, je vais rentrer. Ces filles-là !

Elle sort par la porte opposée.
NANTAIS, écoutant à la porte bâtarde.

Elle part. L’autre arrive.

La porte bâtarde s’ouvre. Entrent Gallus et Gunich.
Gallus en habit de soie mordorée. Cordon bleu et plaque.
Sur un signe de Gunich, Sillette et Nantais se retirent par la porte du fond à droite.



SCÈNE II.
GALLUS, GUNICH.
GALLUS.

Elle part. L’autre arrive. Et tu dis donc qu’elle a…
Moi qui ne quitte point Zabeth…

GUNICH, à part.

Moi qui ne quitte point Zabeth… Ce qui m’agace.

GALLUS, continuant.

Je n’en sais pas si long que toi, baron sagace.
Combien d’amants dis-tu ?

GUNICH.

Combien d’amants dis-tu ? Sans vous compter, déjà
J’en ai vu sept ou huit passer. Cela changea
Comme un décor.

GALLUS.

Comme un décor. Combien de dettes ?

GUNICH.

Comme un décor. Combien de dettes ? Elle achève
Son second million, je pense.

GALLUS.

Son second million, je pense. Bonne élève.

GUNICH.

Et vous allez garder cette femme ?

GALLUS.

Et vous allez garder cette femme ? Morbleu !
C’est mon chef-d’œuvre.

GUNICH.

C’est mon chef-d’œuvre. Mais…

GALLUS.

C’est mon chef-d’œuvre. Mais… C’est quand je gagne au jeu
Que tu me dis : jetez les cartes. Je contemple
Mon ouvrage, et j’élève aux sept péchés ce temple,
Zabeth. C’est peu vraiment qu’un million ou deux
Pour une telle église offerte à de tels dieux.
Zabeth me satisfait en tout. Je l’ai voulue
Fausse.

GUNICH.

Fausse. Elle triche au jeu.

GALLUS.

Fausse. Elle triche au jeu. Gourmande.

GUNICH.

Fausse. Elle triche au jeu. Gourmande. Elle est goulue.

GALLUS.

Vaine.

GUNICH.

Vaine. Elle est folle.

GALLUS.

Vaine. Elle est folle. Aimant l’amour.

GUNICH.

Vaine. Elle est folle. Aimant l’amour. C’est Astarté.

GALLUS.

Prodigue.

GUNICH.

Prodigue. Elle est avare.

Gallus le regarde. Il insiste.

Prodigue. Elle est avare. Et met l’or de côté.
Ah ! vous réussissez !

GALLUS.

Ah ! vous réussissez ! Toi, tu la calomnies.
Elle vaut mieux que toi.

GUNICH.

Elle vaut mieux que toi. Pour vous les gémonies
Sont le vrai panthéon, ô grand prince railleur !
Pour vous le mal est bien, et le pire est meilleur.
Pourtant, valet, je vois l’intérieur du maître ;
Vous n’êtes pas mauvais, vous voulez le paraître.
Jeu dangereux. Feu noir, dont on sent la cuisson
Tôt ou tard.

GALLUS.

Tôt ou tard. Je m’amuse, ô cuistre, à ma façon.

Il fredonne.

Qu’est-ce en somme que la femme ?
Beaucoup de chair, un peu d’âme,
Un éden entre-bâillé,
Un masque, un rêve, une fable,
Un vaudeville du diable
Auquel l’homme a travaillé.

Je travaille à Zabeth. L’outil, c’est la débauche.
Je fais le monstre, moi, dont Satan fit l’ébauche.
Et plein d’extase, ainsi que jadis Salomon,
je regarde sortir d’une perle un démon.

GUNICH.

Vous m’avez l’air d’un homme amoureux.

GALLUS.

Vous m’avez l’air d’un homme amoureux. Par exemple !

GUNICH.

Dame ! C’est une idole.

GALLUS.

Dame ! C’est une idole. Et l’athée à ce temple
Construit par moi, c’est moi.

GUNICH.

Construit par moi, c’est moi. Vous vous vantez.

GALLUS.

Construit par moi, c’est moi. Vous vous vantez. Jamais.
Amoureux, moi ! jamais. Je rirais, si j’aimais !

GUNICH.

Non, mais vous feriez rire et seriez une altesse
Fort compromise aux yeux des badauds de Lutèce.
Comme avec un éclat de rire ils vous défont !
Paris la bonne ville est très méchante au fond.
Une altesse, elle mord dedans, elle en déjeune.
Quelle chute pour vous si l’on vous trouvait — jeune !
Vous voilez votre cœur, vous sentant en danger,
Ah ! peste ! vous le loup, de passer pour berger.

GALLUS.

Un Bartholo ! moi !

GUNICH.

Un Bartholo ! moi ! Non. Céladon. Grand modèle.

GALLUS.

Quoi ! Zabeth !

GUNICH.

Quoi ! Zabeth ! Monseigneur ne peut se passer d’elle.
Vous la traînez partout, cette madame-là.
Cette Lison changée en marquise brilla
Tout de suite, en jetant aux moulins sa cornette,
Près de vous, comme auprès du soleil la planète.
Bel astre. Et monseigneur a je ne sais quel air
De peu s’en soucier et d’en être très fier.
Ces nuances-là, dont se compose l’églogue,
Sont l’énigme du cœur humain.

GALLUS, haussant les épaules.

Sont l’énigme du cœur humain. Idéologue !

GUNICH.

Il vous la faut toujours, partout, car elle m’a
Supplanté, cette dame, oui !

GALLUS.

Supplanté, cette dame, oui ! L’enfer te forma
De la laideur de l’homme et de la jalousie
De la femme.

GUNICH, à part.

De la femme. Avouez, c’est une fantaisie,
C’est un caprice, on peut aimer par accident,
Convenez avec moi votre vieux confident
Qu’elle égratigne un peu votre âme.

Qu’elle égratigne un peu votre âme. À part, ricanant.

Qu’elle égratigne un peu votre âme. Une âme mûre !

GALLUS.

Je n’ai point d’âme, oison, donc point d’égratignure.

GUNICH.

Au fond, vous la prenez au sérieux.

GALLUS.

Au fond, vous la prenez au sérieux. Qui ? moi !
J’en ris.

GUNICH.

J’en ris. Vous affectez d’en rire. On voit pourquoi.
Vous êtes un dévot honteux de son église.
Vous vous cachez.

GALLUS.

Vous vous cachez. Nella m’échappant, j’ai pris Lise.
Je chassais, je cherchais des appas indulgents,
Une charmeuse ayant pitié des pauvres gens,
Un peu libre, un peu folle, ayant de la clémence.
Tombé sur des vertus par un hasard immense,
M’étant cassé le nez juste à l’escarpement
D’une vierge d’acier, d’ombre et de diamant,

Ayant vu tout à coup, quand je rêvais la butte
Montmartre où dix moulins font gaîment la culbute,
Surgir avec sa neige auguste la Yungfrau,
Ayant tiré du sac ce mauvais numéro,
J’ai dit : je me crois aigle et lion, je suis âne.
Je me suis rejeté sur une paysanne
Quelconque, fort jolie et pas bête, ma foi,
Et je l’ai faite reine en me défaisant roi.
Roman simple ; et j’en suis au deuxième chapitre.

Gallus fouille dans le gousset de son gilet, en tire sa tabatière, ne s’aperçoit pas qu’il vient d’en tirer en même temps un papier, et prend une prise de tabac. Le papier est tombé à terre. Gunich, en arrière de Gallus, le ramasse, y jette un coup d’œil, et le met dans sa poche pendant que Gallus éternue et secoue d’une chiquenaude les dentelles de son jabot.
GUNICH.

Çà, vous êtes un roi duquel je suis le pitre.

GALLUS.

Faquin !

GUNICH.

Faquin ! Le conseiller d’état, si vous voulez.
Je plains les papillons aux chandelles brûlés.
Je vous vois approcher d’une flamme hagarde,
Charmante et formidable, et je dis : Prenez garde.
Quelque chose se passe au fond de votre cœur.
Vous êtes un captif qui se drape en vainqueur.
C’est une maladie étrange propre aux hommes
Très corrompus, blasés, exquis, comme nous sommes,
D’idolâtrer avec dédain, et d’être pris
Parfois profondément, tout en disant : je ris.
L’eau qu’on jette à ce feu le rallume et l’attise.
Est-on jaloux ? fi donc ! tendre ? quelle bêtise !
Si quelqu’un vous pénètre et dans votre âme lit,
On se fâche ; on se sent comme en flagrant délit.
Surtout il ne faut pas que la belle s’en doute.
Qu’aime-t-on d’elle ? rien. Et tout. Sotte, on l’écoute.
Grasse, c’est un Rubens ; maigre, c’est un Watteau.

Don Juan extérieur, Pyrame incognito,
On se croit libertin. Point. On est platonique.
On couve en souriant un vague amour chronique.
On aime l’âme, et non la chair fragile, on croit
N’être que gris, hélas ! on est ivre. L’œil froid
Masque le cœur brûlant.

GALLUS.

Masque le cœur brûlant. Dadais métaphysique !
Hors la bonne cuisine et la bonne musique,
Qui sont la même chose au fond, je n’aime rien.

GUNICH.

Hum ! parfois le lion a dans sa cage un chien.
Il croit d’abord qu’il va le manger ; puis il l’aime.

GALLUS.

Rien ne m’enivre.

GUNICH.

Rien ne m’enivre. Hum !

GALLUS.

Rien ne m’enivre. Hum ! Je suis froid par système.

GUNICH.

Hum !

GALLUS.

Hum ! Tu dis ?…

GUNICH.

Hum ! Tu dis ?… Est-ce un cri factieux ? je dis : hum !

GALLUS.

Mon cœur est le sommeil.

GUNICH.

Mon cœur est le sommeil. L’amour est l’opium.
Pardon, le cœur d’un prince, on ne sait trop qu’en dire.
Livre doré sur tranche où l’on n’ose pas lire.
Pourtant permettez-vous que…

GALLUS.

Pourtant permettez-vous que… Buse, je permets.

GUNICH.

L’amour se pique au jeu quand on lui dit : Jamais !
Vous cachez l’aventure et moi je la devine.
La rêver infernale et la trouver divine,
Voilà votre accident devant cette Zabeth.

GALLUS.

Et d’abord, tu ne sais pas même l’alphabet
Du respect. Nomme-la madame. Elle est au prince.
À moi, qui suis ton maître. Et maintenant, si mince
Que soit ton intellect, comprends que, sans déchoir,
Je ne puis aimer, moi qui jette le mouchoir.
Être un Tityre inepte au fond d’un site agreste,
À d’autres ! N’aimant pas, je reste moi. Je reste
Le maître. Devenir amoureux, moi rieur !
Tu crois que je prendrais ce rôle inférieur !

GUNICH, ricanant.

Le rôle vous prend.

GALLUS.

Le rôle vous prend. Non. Si bon te semble, certe,
Vieux fou, sois amoureux, passe aux femmes, déserte.
Moi, point. J’ai pu, le jour où le dégoût me prit,
Abdiquer comme roi, mais comme homme d’esprit,
Non pas. Moi, grimacer l’amour ! Qu’on me lapide.
Je vois mes rides, va. Me crois-tu donc stupide
Jusqu’à m’imaginer que de jeunes yeux bleus
Planteront là messieurs les blancs-becs merveilleux
Pour contempler rêveurs mon gilet de flanelle !
Ah ! rien ne change, ami, la nature éternelle !
Avril sera toujours par Aurore ébloui.
Matin et renouveau sont des lieux communs ; oui,
C’est vieux, le lys, c’est vieux, la rose ; mais qu’importe,

C’est toujours jeune, et l’aube est toujours la plus forte.
Oui, pour comprendre l’ombre et les cieux infinis,
L’astre et la fleur, Chloé se penche sur Daphnis,
Oui, Nella cherche George, oui, les Agnès épellent
Les Chérubins ; jeunesse et jeunesse s’appellent.
Est-ce toi, printemps ? dit la fauvette tout bas.
Il faut les bleus sommets pour les tendres ébats.
Résignons-nous. Rions.

GUNICH.

Résignons-nous. Rions. Monseigneur se résigne.
Il est grand, puissant, riche, illustre, auguste, insigne,
Et son manteau royal d’aigles est parsemé.

GALLUS.

À quoi cela sert-il si l’on n’est pas aimé !

GUNICH.

Vous êtes toujours sûr, vous, prince, d’être au faîte.

GALLUS.

Devant les femmes, non. L’orgueil du rang est bête.
Pour la femme, un roi passe après son page. Un duc
Ne vaut point ses laquais, mon cher, s’il est caduc.
Aucun soleil couchant n’a droit à l’espérance.
Le sage ne fait pas aux jeunes concurrence ;
Il ne va pas livrer un sot amour risqué
Aux quolibets des gens qui flânent sur le quai ;
Il voit son œil s’éteindre auprès d’un œil qui brille ;
Il s’observe. Devant n’importe quelle fille,
Devant une catau de trente sous, on est
Allié des Habsbourg et des Plantagenet,
Landgrave palatin, duc d’Autriche, infant d’Este,
Prince !… — On voit ses cheveux blanchir, on est modeste.

GUNICH.

On se poudre !

GALLUS.

Ah ! tu crois, baron de peu de sens,
Que cette neige-là cache celle des ans !
Mais j’ai dix lustres !

GUNICH.

Mais j’ai dix lustres ! Soit. Bel âge !

GALLUS.

Mais j’ai dix lustres ! Soit. Bel âge ! Tout s’envole.
Mais je ne serai pas un Géronte frivole.
C’est assez d’avoir cru trop longtemps au matin.
Hélas ! c’est triste. Avoir arrangé son destin,
Son cœur, ses goûts, sa vie éclatante et sonore,
Pour être à tout jamais la jeunesse, l’aurore,
L’aube, et voir sur son front monter la sombre nuit !

GUNICH.

Ah ! je conviens que l’âge à la jeunesse nuit.
Être jeune est le ciel. Rester jeune…

GALLUS.

Être jeune est le ciel. Rester jeune… Est l’abîme.
Un ridicule à moi ! J’aimerais mieux un crime.
Oh ! qui que vous soyez, devant Lise ou Ninon,
Tenez-vous bien, soyez moqueur et fort, sinon
Vous verrez bientôt poindre une belle hargneuse.
Le méprisant peut seul braver la dédaigneuse.
Surtout, méfions-nous des scènes que nous font
Ces belles, et des cris, et de leur art profond
De s’irriter, de fondre en pleurs, d’être hardies,
Et ne nous laissons pas prendre à leurs comédies.
Plutôt livrer ma vie au tigre libyen
Qu’à la femme ! — À propos, mon anneau, tu sais bien ?
Ma bague empoisonnée ?

GUNICH.

Ma bague empoisonnée ? Ah ! cet anneau terrible
Qui contient un poison.

GALLUS.

Qui contient un poison. Un remède infaillible.

GUNICH.

Eh bien ?

GALLUS.

Eh bien ? Je ne l’ai plus.

GUNICH.

Eh bien ? Je ne l’ai plus. Comment ?

GALLUS.

Eh bien ? Je ne l’ai plus. Comment ? On me l’a pris
Pendant que je dormais ou bien que j’étais gris.
Je le regrette.

GUNICH.

Je le regrette. Au fait, c’était un joyau rare.

GALLUS.

Un ami. Cet anneau me venait de Ferrare
Dont une Borgia fut duchesse. On vieillit,
Tu comprends ; le destin devient un mauvais lit ;
Un vieux beau, c’est un être absurde et difficile,
D’un côté sensitive et de l’autre fossile.
On sort de l’opéra, du bal, de chez Mesmer,
De chez le roi de France, avec le mal de mer.
C’est pour cela, dût-on n’en jamais faire usage,
Qu’on tient à ces bijoux sinistres, et qu’un sage,
À tous les biens qu’il a, qu’il attend, qu’on lui doit,
Qu’il espère ou qu’il veut, joint la mort, bague au doigt.

GUNICH.

Un suicide en l’air, facultatif, possible,
Départ à volonté pour le monde invisible,
Avoir toujours la clef du tombeau sous sa main,
Faire, comme un valet, venir ce noir Demain,
Avoir derrière soi l’éternité qu’on sonne

Et qui paraît : Que veut monseigneur ? — J’en frissonne,
Mais c’est bien agréable, au fait.

GALLUS, pensif.

Mais c’est bien agréable, au fait. L’empoisonneur
Des bijoux, c’est le sort.

GUNICH.

Des bijoux, c’est le sort. C’est vous. — Donc, monseigneur,
C’est dit. Vous n’aimez point votre bonne fortune.

GALLUS.

Zabeth !

Zabeth ! Il hausse les épaules.

Zabeth ! Bah !

GUNICH.

Zabeth ! Bah ! Soit. Eh bien ! moi, je vais vous faire une…
Révélation.

GALLUS.

Révélation. Quoi ?

GUNICH, s’approchant de la crédence et montrant le bouquet.

Révélation. Quoi ? Voyez-vous ce bouquet ?

GALLUS.

Oui.

GUNICH.

Oui. De qui ça vient-il ?

GALLUS.

Oui. De qui ça vient-il ? De quelque freluquet
Qui, ne pouvant payer des diamants infâmes,
S’imagine qu’avec des fleurs on a des femmes.

GUNICH.

Tous les jours il en vient pour madame un pareil.

Il montre l’écrin.

Voyez-vous cet écrin ?

GALLUS.

Voyez-vous cet écrin ? Sur ce plat de vermeil ?
Oui. C’est quelque galant, moins innocent que l’autre,
Qui veut plaire.

GUNICH, s’approchant de la fenêtre et montrant le jardin.

Qui veut plaire. En ce parc, dessiné par Lenôtre,
Tous les matins on joue une aubade.

GALLUS.

Tous les matins on joue une aubade. Oui. Très haut.
C’est encore un galant quelconque. Un peu bien sot.
Car c’est à la Vénus qu’il offre la diane.

GUNICH, continuant.

Quelqu’un tous les jours donne un bouquet.

GALLUS.

Quelqu’un tous les jours donne un bouquet. Qui se fane.

GUNICH, continuant.

Un écrin, un concert. Et monseigneur le sait.

GALLUS.

Je sais encor ceci qu’on ne sait pas qui c’est.
Ces trois bergers masqués et muets me font rire.
Personne ne connaît leurs noms.

GUNICH.

Personne ne connaît leurs noms. Personne, sire,
Excepté moi.

GALLUS.

Excepté moi. Tu dis ?…

GUNICH.

Excepté moi. Tu dis ?… Excepté moi.

GALLUS.

Excepté moi. Tu dis ?… Excepté moi. Tu crois
Les connaître ?

GUNICH.

Les connaître ? Je peux les nommer.

GALLUS.

Les connaître ? Je peux les nommer. Tous les trois ?

GUNICH.

Tous les trois. Le premier, le jeune, offrant des roses,
C’est vous. L’autre, plus vieux, donnant ces belles choses,
Ces diamants, c’est vous. Le troisième, à genoux
Aussi lui, le seigneur des aubades, c’est vous.

GALLUS.

Eh bien, après ?

GUNICH.

Eh bien, après ? C’est vous.

GALLUS.

Eh bien, après ? C’est vous. Voilà ta découverte !

GUNICH.

Niez-vous ?

GALLUS.

Niez-vous ? Non. C’est vrai. Qu’en conclut monsieur ?

GUNICH.

Niez-vous ? Non. C’est vrai. Qu’en conclut monsieur ? Certe,
Que vous êtes, mon prince, énormément épris.

GALLUS, se tenant les côtes.

Ah ! vraiment, mon baron est trop bête. Ah ! j’en ris !
Ah ! je suis amoureux parce que je m’ennuie,
Et qu’il me plaît de mettre un rayon dans la pluie,
Du soleil dans la brume, un sourire en des yeux
Qui, tristes, seraient laids, et qui sont beaux, joyeux.
C’est mon goût. La beauté, plus la gaîté ; fleur double.
Ah ! mon pauvre espion myope, tu vois trouble.
Ah ! je suis amoureux parce que je distrais

Mes cinquante ans à mettre en relief des attraits
Qui, charmants sous des fleurs, sont exquis sous des perles !
Parce que le sommeil des moineaux et des merles
Ne m’est pas à ce point sacré que dans ce bois
Je ne me glisse avec des joueurs de hauthois,
Et parce que j’ordonne à cinq ou six maroufles
De faire avec leurs chants, leurs gammes et leurs souffles,
Flotter un songe d’or sur de beaux yeux fermés !
Parce que j’ai le goût des bouquets embaumés,
Des bijoux envoyés aux belles, par Hercule,
Je suis un vieux crétin d’amoureux ridicule !
Je m’amuse, morbleu ! j’ai cette fille-là,
Et j’en fais le motif d’un éternel gala !
Mais à qui donc veux-tu que je donne des roses ?
À toi ? Quand tes gros yeux collent leurs cils moroses,
Quand tu dors, dois-je aller, pendant une heure ou deux,
Faire de la musique à tes rêves hideux ?
Faut-il qu’au point du jour sous tes volets je rôde ?
Dois-je faire couler la perle et l’émeraude
En rivières autour de ton vieux cou ridé ?
Dois-je te déclarer sultane validé ?
Ægipans, nymphes, dieux, ô faunes de Sicile,
Accourez, venez voir cet immense imbécile !
Mais pense un peu, voyons, peux-tu ? Lise a vingt ans,
J’en ai cinquante. Eh bien, je me masque, et j’entends,
À défaut du bonheur, fleur que nul ne transplante,
Lui faire une nuée amoureuse et galante.
Personnages du conte : Angélique et Médor.
Elle est Danaë. Soit. Moi, pluie et grêle d’or.
Elle est Héro, pensive, et moi je me ranime
À lui faire rêver un Léandre anonyme.
Trouves-tu qu’être aimable est au-dessous de moi ?
Trop de distance ! elle est goton et je suis roi.
Non, belître. Elle est femme, et je suis gentilhomme.
Être amoureux ! jamais. Non. Mais être économe,
Non plus. Garder son cœur, dépenser son argent,
C’est ma mode. Être aux goûts d’une femme indulgent ;

Lui faire tous les jours d’agréables surprises ;
Lui racheter l’ennui de voir vos mèches grises
Par des bals, des bijoux, des fleurs ; être courtois ;
Et se taire ; et n’aller pas crier sur les toits :
Mesdames et messieurs, je suis celui qui paie !
Faire en somme à la belle une existence gaie,
Libre, opulente, vive et jeune, de façon
À se dire : après tout je suis un bon garçon !
Voilà l’élégance. Hein ?

GUNICH.

Voilà l’élégance. Hein ? Vous êtes à l’escrime
Très fort.

GALLUS.

Très fort. Je te dis, moi, de m’accuser d’un crime,
Et non d’une bêtise. Étant déjà l’amant,
Si j’étais l’amoureux, je serais fou vraiment.

GUNICH.

Vous me jetez ce mot : buse !

GALLUS.

Vous me jetez ce mot : buse ! Oui, je le décoche.

GUNICH.

Mais il ne faudrait pas alors de votre poche
Laisser tomber ces vers écrits de votre main.

Il présente à Gallus le papier que Gallus a laissé tomber,
le déploie, et se met à lire.

Sonnet. À Zabeth.

Déclamant.

Sonnet. À Zabeth. …Belle au regard inhumain…

GALLUS, lui arrachant le papier.

Ô stupide espion ! voleur plus bête encore !
Que ne suis-je encor roi pour que je te décore
De l’ordre d’ânerie inventé tout exprès !

GUNICH.

Mais lisez, monseigneur.

Mais lisez, monseigneur. Lui montrant le sonnet.

Mais lisez, monseigneur. — … Vos appas… Vos attraits… —
Donc vous voulez charmer ! Donc vous désirez plaire !

Gallus jette le papier au feu.
GALLUS.

Tu me feras crever de joie et de colère.
Tudieu ! quel animal réjouissant ! Comment !
Parce qu’étant poëte, un peu, suffisamment
Pour égaler, si bon me semble, qui ? Virgile,
Je bâcle un vers ou deux, je meurs d’amour ! Mais, Gille !
Un poëte est un être indifférent, divers,
Qui s’exerce à viser un cœur avec un vers,
Qui prend pour but d’une ode une femme quelconque,
Et qui, tout en criant : C’est Vénus dans sa conque !
C’est Léda sur son cygne ! Hébé ! Turlututu,
Ne veut pas plus charmer cette femme, vois-tu,
Qu’un archer dans un tir ne veut tuer la cible.
La cible est en carton. La femme aussi. L’horrible,
C’est d’avoir pour laquais un baron saugrenu
Tel que toi, marié jadis, jadis cornu,
Croyant aux vers ! Le vrai poëte est impassible.
Si les sonnets comptaient, tout serait impossible.
Être forcé d’aimer, parce que ça rime !

GUNICH.

Être forcé d’aimer, parce que ça rime ! Oui.
Au fond, c’est vrai. La rime est piège.

GALLUS.

Au fond, c’est vrai. La rime est piège. Homme inouï,
Apprends tout. Ce sonnet, pour comble d’aventure,
Zabeth l’a dans les mains !

GUNICH.

Zabeth l’a dans les mains ! Mais d’une autre écriture.
Gageons.

GALLUS.

Gageons. Certes. Je puis fabriquer, s’il me plaît,
Des vers, mais je les fais écrire à mon valet.
Par instants, une envie, honnête et sage en somme,
Me prend d’écorcher vif ce hideux gentilhomme !
Apollon, c’est ainsi que tu remercias,
Pour avoir chanté faux, le nommé Marsyas.

GUNICH.

Je chante juste.

GALLUS.

Je chante juste. Va, je suis impénétrable.
Inaccessible, inex…

GUNICH.

Inaccessible, inex… Pugnable.

Inaccessible, inex… Pugnable. Souriant et saluant.

Inaccessible, inex… Pugnable. Et vulnérable.

GALLUS.

Comme Achille alors. Soit. Au talon. Non au cœur.

GUNICH.

Le cœur, souvent les grands l’ont au talon.

GALLUS.

Le cœur, souvent les grands l’ont au talon. Moqueur,
Tu seras avec moi le moqué. Je t’enseigne,
Et ma gaîté te crible, et ta bêtise saigne.

GUNICH.

Vous perdez vos anneaux, vous perdez vos sonnets.
Prenez garde.

GALLUS, lui tournant le dos.

Prenez garde. Il me prend pour un de ces benêts
Qui, vu qu’un grand cordon leur coupe en deux le ventre,
Rêvent de plaire au sphinx accroupi dans son antre,

À la femme.

S’affermissant sur ses talons et regardant Gunich en face.

À la femme0 L’amour pour les niais est bon.
Je puis être un vieillard, mais jamais un barbon.
De Louis quinze vieux bien souvent nous sourîmes,
Personne ne rira de moi. Quant à mes rimes,
C’est un jeu, mes bouquets, de même. Et, fût-on roi,
Il faut avec la femme enfin qu’on a chez soi,
Belle ou non, paysanne, ou marquise, ou comtesse,
Savoir vivre. De là mes cadeaux. Politesse.

GUNICH.

Vous êtes, monseigneur, éperdument poli.

GALLUS.

À présent, sois muet. Je t’ordonne l’oubli.
Si de ceci tu dis un mot, ma politesse
T’étranglera.

GUNICH, écoutant à la grande porte de gauche.

T’étranglera. J’annonce un groupe à votre altesse.

Entre Zabeth, et avec elle une foule de petits jeunes gens, parmi lesquels le duc de Monthazon, avec le cordon bleu, le duc de Créqui avec la croix de Saint-Louis, lord Effingham avec la jarretière, le vicomte de Thouars. Au milieu des jeunes gentilshommes, un docteur, noir, en perruque ronde. En avant du groupe, un abbé. L’abbé entre le premier, en dansant et en raclant une guitare.



SCÈNE III.
Les Mêmes, ZABETH, L’ABBÉ, LE DUC DE CRÉQUI, LE DUC DE MONTBAZON, LORS EFFINGHAM, LE MARQUIS DE COCHEFILET, LE VICOMTE DE THOUARS, LE DOCTEUR, seigneurs et gentilshommes.
Tous, en arrivant, saluent Gallus, qui donne la main à quelques-uns.
L’ABBÉ, chantant et dansant.

Les bœufs aux champs,
Commère !
Les Anglais sont méchants,

La Prusse est en colère,
L’Autriche n’est pas claire,
Qu’ils s’en aillent lanlaire.
Commère,
Les bœufs aux champs !

Ô belle bocagère,
Va couper la fougère,
Ôte tes bas, bergère,
Les sentiers sont bourbeux.
Commère,
Aux champs les bœufs !

Zabeth en entrant jette sur un fauteuil sa faille et son manchon. Elle tire du manchon son éventail et le pli que lui a remis Sillette à sa sortie. Gallus la salue d’un signe de tête, et Gunich d’une profonde révérence. Gallus se met à causer avec le docteur. Les jeunes gens entourent Zabeth.
LORD EFFINGHAM.

Vous avez là, marquise, une mouche assassine.

LE DUC DE MONTBAZON.

Mes enfants, mon talent à moi, c’est la cuisine.

ZABETH.

De là ce cordon bleu.

LE VICOMTE DE THOUARS.

De là ce cordon bleu. J’arrive du sermon.

L’ABBÉ, posant la guitare sur un pliant.

Je n’y vais plus. On dit trop de mal du démon.
On exagère.

LE VICOMTE.

On exagère. Oh oui ! L’abbé Maury, du reste,
Tonne agréablement. Voltaire, Œdipe, Oreste,
La vierge d’Orléans, les juifs, les mécréants…

ZABETH.

Qu’est-ce que c’est que ça, la vierge d’Orléans ?

LE VICOMTE, continuant.

Il prêche à lui tout seul comme les douze apôtres.

À Zabeth.

Vous autres n’êtes pas admises là.

ZABETH, à part.

Vous autres n’êtes pas admises là. Vous autres !

LE DUC DE CRÉQUI.

La vierge, autrement dit la pucelle. Cela
N’a jamais existé. Des vierges, oh la la !

Il rit.

Grande, la femme est fille ; enfant, elle est poupée.
Une vierge ! on n’en voit jamais !

ZABETH.

Une vierge ! on n’en voit jamais ! Bah ! votre épée.

Le duc de Créqui pirouette dédaigneusement et lui tourne le dos.
LE DUC DE CRÉQUI, au vicomte de Thouars.

La Duthé dans un bal t’a, dit-on, maltraité.

LE VICOMTE.

Et j’ai fait mettre au For-l’évêque la Duthé,
Vu que je suis Rohan.

ZABETH, à part, regardant le baronnet.

Vu que je suis Rohan. Breton du premier ordre.

L’ABBÉ, à Zabeth, lui montrant les seigneurs.

Dieu fit vos dents pour rire et fit les leurs pour mordre.

ZABETH, à l’abbé, montrant le duc de Créqui.

D’où vient que ce petit est duc ?

L’ABBÉ.

D’où vient que ce petit est duc ? Le droit du sang.

Il était digne d’être opulent et puissant,
N’ayant rien dans le cœur ni dans l’âme. Il hérite
D’un oncle. On a toujours les oncles qu’on mérite.

ZABETH, à lord Effingham.

À propos, je reçois des sonnets.

LORD EFFINGHAM.

À propos, je reçois des sonnets. Des sonnets !

ZABETH, à Gallus.

Laclos prête sa femme au duc de Nivernais.
Que dites-vous d’un homme acceptant cet opprobre ?

GALLUS, continuant sa conversation comme s’il n’entendait pas Zabeth.

Les pléiades, docteur, qu’on voyait en octobre
À l’est, sont maintenant à l’ouest. Sans Képler
Cela serait obscur ; grâce à lui, c’est très clair.

ZABETH, insistant, à Gallus.

Le duc lui prend sa femme.

GALLUS, s’asseyant.

Le duc lui prend sa femme. Eh bien ! Il l’a conquise.
On est très bien assis dans vos fauteuils, marquise.
Dites-moi donc le nom de votre tapissier.

Il se tourne vers les petits seigneurs épars et causant autour de lui.

Allons-nous voir ce soir Brizard officier
En grand prêtre tragique ? On donne Montezume.

Il se remet à causer avec le docteur.
LE VICOMTE DE THOUARS, au duc de Montbazon.
Montrant Zabeth.

Nous sommes tous ici ses amants, je présume.
Le duc ne s’aperçoit de rien. Vois comme il rit.

LE DUC DE MONTBAZON.

Il s’aperçoit de tout, mais il a de l’esprit.

LE DUC DE CRÉQUI, au vicomte.

Le crois-tu bête au point d’aimer cette donzelle ?

Zabeth prête l’oreille.
ZABETH, à part.

Donzelle !

LE DUC DE CRÉQUI, au vicomte de Thouars.

Donzelle ! Vois-tu bien, celle qu’on paie et celle
Qu’on aime, c’est deux.

LE VICOMTE DE THOUARS.

Qu’on aime, c’est deux. Mais d’autres sont fort épris.

LE DUC DE CRÉQUI.

Pas lui.

LE VICOMTE DE THOUARS, montrant la crédence.

Pas lui. Vois ces cadeaux.

LE DUC DE CRÉQUI, regardant les diamants.

Pas lui. Vois ces cadeaux. L’écrin est d’un grand prix,
Certe !

L’ABBÉ, flairant le bouquet.

Certe ! En hiver, des fleurs de serre !

ZABETH, à Gallus.

Certe ! En hiver, des fleurs de serre ! Votre altesse
Est poëte.

GALLUS.

Est poëte. Jamais.

ZABETH, lui tendant le pli qu’elle a à la main.

Est poëte. Jamais. Lisez donc ceci.

GALLUS.

Est poëte. Jamais. Lisez donc ceci. Qu’est-ce ?

Il prend le papier et y jette un coup d’œil.

Des vers. Fi donc !

ZABETH.

Des vers. Fi donc ! Comment les trouvez-vous ?

GALLUS, les parcourant négligemment.

Des vers. Fi donc ! Comment les trouvez-vous ? Mauvais.

ZABETH.

Vous les trouveriez bons si vous les aviez faits.

GALLUS.

Dieu m’en garde.

ZABETH.

Dieu m’en garde. Ces vers sont jolis.

GALLUS.

Dieu m’en garde. Ces vers sont jolis. Plats.

ZABETH.

Dieu m’en garde. Ces vers sont jolis. Plats. Vous êtes
Contrariant.

GALLUS.

Contrariant. Des vers d’amour sont toujours bêtes.

L’abbé se remet à flairer les roses de Chine.
L’ABBÉ, se retournant vers Zabeth.

Beau bouquet !

LE DOCTEUR, à Zabeth.

Beau bouquet ! Qui vous l’a donné ?

ZABETH, montrant le bouquet à Gallus.

Beau bouquet ! Qui vous l’a donné ? Qu’en dites-vous ?

GALLUS.

C’est un de ces bouquets qu’on a pour trente sous
Chez la fleuriste au coin du pavillon d’Hanovre.

L’ABBÉ, admirant les diamants.

Bel écrin !

ZABETH.

Bel écrin ! Je ne sais qui me l’envoie.

GALLUS.

Bel écrin ! Je ne sais qui me l’envoie. Un pauvre
Évidemment. Écrin médiocre, et fané.

ZABETH.

Vous le trouveriez beau si vous l’aviez donné.

LE MARQUIS DE COCHEFILET, à Zabeth.

À propos, des hautbois dans un parc, c’est classique,
Les jardins d’aujourd’hui sont faits pour la musique,
J’aime les violons dans les bois, et l’écho
Des cors de chasse au fond des grottes rococo.
Vous offre-t-on toujours une aubade ?

ZABETH.

Vous offre-t-on toujours une aubade ? Oui.

GALLUS.

Vous offre-t-on toujours une aubade ? Oui. C’est fade.
Je ne sais de qui peut vous venir cette aubade.
C’était joli jadis, mais la mode en passa.

ZABETH.

Si c’était de vous, duc, vous ne diriez pas ça.

GUNICH, à part, observant Gallus.

Il a bien dépisté Zabeth.

ZABETH.

Il a bien dépisté Zabeth. Moi, je déclare
Ces fleurs belles, ces vers charmants, cet écrin rare.
L’aubade, comme un chant des anges affaibli,
Me berce, et le matin m’apporte un peu d’oubli.
C’est anonyme. Soit. Moi, pour ne rien vous taire,
Si je savais qui m’offre, avec tant de mystère,
Tant de galanterie, oui, je pourrais…

GALLUS.

Tant de galanterie, oui, je pourrais… Eh bien ?

ZABETH.

L’aimer.

LORD EFFINCHAM.

L’aimer. Ils sont plusieurs.

LE DUC DE CRÉQUI.

L’aimer. Ils sont plusieurs. Oh ! cela ne fait rien.

À Gallus.

Hein ? Si nous savions qui, les bonnes gorges chaudes !

GALLUS.
À part.

Comme ils riraient ! —

Comme ils riraient ! — Haut.

Comme ils riraient ! — Les vers, les fleurs, les émeraudes,
Et les aubades, peuh !

Il hausse les épaules et pirouette sur ses talons.
ZABETH.

Et les aubades, peuh ! Toujours vous me froissez,
Monseigneur. On dirait que vous me haïssez.

GALLUS, froid.

Non.

ZABETH.

Non. Mais ça m’est égal.

LE DUC DE MONTBAZON, à Zabeth.

Non. Mais ça m’est égal. La haine, c’est province.

L’ABBÉ, à Zabeth.

Ne point aimer, ne point haïr, c’est être prince.

LE MARQUIS, au duc de Créqui.

Duc, en raillant l’estoc dont tu nous éblouis,
Elle éclabousse un peu ta croix de Saint-Louis.

LE DUC DE CRÉQUI.

De sa boue.

Il rit et regarde Zabeth.
LE MARQUIS.

De sa boue. Elle entend. Prends garde. Tu la blesses.

LE DUC DE CRÉQUI.

Qu’est-ce que ça me fait, ces drôlesses ?

ZABETH, aux écoutes, à part.

Qu’est-ce que ça me fait, ces drôlesses ? Drôlesses !

Ricanements autour de Zabeth. Gallus fait un signe. Tous s’approchent de lui.
Zabeth reste seule à l’autre coin du boudoir.
GALLUS, à demi-voix, au groupe des gentilshommes.

Je n’ai pas le travers, qu’ont les gens fatigués,
D’empêcher, étant vieux, les jeunes d’être gais.
Riez. —

Riez. — Au duc de Créqui.

Riez. — Pourvu, monsieur le duc et pair de France,
Que cela n’aille pas jusqu’à la transparence.
Les femmes ! y compris la reine, j’ai souci
De toutes ces margots autant que de ceci ;

Il fait claquer ses doigts.

Mais une étant chez moi, l’on ne doit pas en rire.
Nous sommes bons amis. Je ne trouve à redire
Qu’à de certains clins d’yeux railleurs. Messieurs, milords,
C’est compris, n’est-ce pas ? car, autrement, alors
Il faudrait voir un peu la pointe des épées.

Il s’approche de Zabeth et lui montre le paysage nocturne au dehors.

Ah ! madame, admirez ces belles échappées
De clair de lune au fond de ces arbres ! La nuit
Est un profond concert que gâte notre bruit.
Ce monde, l’homme ôté, serait beau.

Il revient vers le groupe des gentilshommes.

Ce monde, l’homme ôté, serait beau. Mais, j’y pense,
messieurs, la comédie à huit heures commence.

LE DOCTEUR, tirant sa montre.

Neuf heures.

GALLUS.

Neuf heures. Hâtons-nous, si nous voulons la voir.
N’y venons-nous pas tous ?

ZABETH, à Gallus.

N’y venons-nous pas tous ? Pas vous. Pas moi. Ce soir
Vous soupez tête à tête avec moi.

GALLUS.

Vous soupez tête à tête avec moi. Tête à tête !
La surprise est charmante, et c’est toute une fête.
Messieurs, vous entendez. Je vous laisse partir.

À Zabeth.

Je reste.

LE DUC DE MONTBAZON.

Je reste. Comme il va s’ennuyer !

LE DUC DE CRÉQUI.

Je reste. Comme il va s’ennuyer ! Ô martyr !

Tous saluent Gallus et sortent.
Zabeth va à la cheminée et sonne. La porte de droite s’ouvre à deux battants. Entre Sillette, suivie de quatre laquais portant une table à deux couverts sur laquelle est servi un en-cas. Gibier. Vins. Cristaux. Au centre, un surtout de table en vermeil avec deux girandoles allumées.
Les valets posent la table au centre du boudoir, et placent un fauteuil devant chacun des couverts qui se font vis-à-vis.
Zabeth fait signe à Sillette et aux valets de sortir. Elle ôte et jette sur un sofa sa pelisse de soie et de martre, sous laquelle elle est décolletée, avec un collier et des bracelets de pierreries.
Elle montre à Gallus un des deux fauteuils et s’assied sur l’autre.



SCÈNE IV.
GALLUS, ZABETH.
GALLUS.

Vous renvoyez vos gens. Solitude complète.
C’est tout à fait aimable.

Il s’assied.
Montrant un grand trumeau à glace derrière Zabeth.

C’est tout à fait aimable. Ah ! ce trumeau reflète
Des appas, qui feraient tourner la tête…

ZABETH.

Des appas, qui feraient tourner la tête… À qui ?
Pas à vous.

GALLUS.

Pas à vous. Je suis vieux. Mais ce petit Créqui…

ZABETH.

À lui pas plus qu’à vous, prince. D’ailleurs, qu’importe !
Je crois qu’il vient un peu de vent par cette porte.

Elle va à la porte du fond, comme pour s’assurer que personne n’écoute,
l’entr’ouvre, puis la referme.
Gallus prend une bouteille, emplit le verre de Zabeth, puis le sien.
Zabeth revient s’asseoir.
GALLUS, regardant le couvert.

Joli dessus de table !

Joli dessus de table ! Il boit tout en examinant l’orfévrerie.

Joli dessus de table ! Oui, j’aime ce sommeil
Des nymphes sous des rocs sauvages, en vermeil.

Il prend une pièce de gibier et la découpe.

Le râle de genêt. Fin gibier. Ça patauge
Tout l’été dans le thym, la lavande, la sauge,
La mauve, et ça devient exquis, surtout avec

La choucroute tudesque et le bon vieux vin grec.

Il offre une aile à Zabeth, met de la choucroute dans son assiette et se verse à boire.

Dites-moi, trouvez-vous ici quelque lacune
Dans l’hôtel, dans la table ou le service ?

ZABETH.

Dans l’hôtel, dans la table ou le service ? Aucune.

GALLUS, désignant du doigt le jardin.

Vous pourriez pour ce parc, c’est un conseil, pardon,
Commander deux ou trois déesses à Houdon.

ZABETH.

Tout me vient de vous, duc, je dois le reconnaître.

GALLUS, tout en mangeant et tout en servant Zabeth.

Ce tout n’est rien, madame. Une femme est un être
Charmant parce qu’il est tremblant, fort éperdu,
Très frêle, et qui doit être en tout temps défendu
Contre tout ce qui peut d’une ride être cause,
Contre un frisson d’aurore et contre un pli de rose.
Il faut sur son alcôve un chant de séraphin,
Le nectar à sa soif, l’ambroisie à sa faim ;
De nos jours, ce progrès est goûté de Tartuffe,
Le nectar est sauterne et l’ambroisie est truffe,
Et quant au séraphin, il s’appelle Grétry.
Des millions ! sans quoi, la femme, ange meurtri,
Languit, souffre. Exister, madame, est nécessaire.
Il faut tuer le temps qui nous tient dans sa serre ;
Donc des plaisirs ; toujours, sans trêve, hier, aujourd’hui ;
On ne saurait percer de trop de coups l’ennui.
Avoir froid est ignoble ; avoir faim est étrange ;
Pourtant, dans un plat d’or, sans ridicule on mange ;
Et si la cheminée est un bijou charmant
Du plus beau marbre, on peut s’y chauffer décemment.
La vie enfin doit presque être un conte de fée.
Je la veux de chansons et de joie étoffée ;

Phébus, si cet orchestre à ma guise marchait,
Ne serait pas de trop pour en tenir l’archet.
Morbleu ! je n’entends pas que l’ennui vous assomme.
Je vous protège, moi. Marquise, un galant homme
Prend une femme en gré, sans être un songe-creux,
Sans être pour cela forcé d’être amoureux,
Et, gaîment, au-dessus des misères, l’enlève.
Les besoins de la vie et les besoins du rêve
Se tiennent ; c’est la robe avec le falbala.
J’ai tâché de comprendre à peu près tout cela,
Et je prétends, c’est là ma façon d’être tendre,
Vous préserver de tout et de tout vous défendre.

ZABETH, regardant Gallus fixement.

Désirez-vous savoir la vérité ?

GALLUS.

Désirez-vous savoir la vérité ? Fort peu.

ZABETH.

Je vous ruine.

GALLUS.

Je vous ruine. Après ?

ZABETH.

Je vous ruine. Après ? Je vous trompe.

GALLUS.

Je vous ruine. Après ? Je vous trompe. Parbleu !

Il découpe une aile de perdrix et l’offre à Zabeth.

Des amants, c’est de droit. Moi, par-dessus la tête
J’en aurais, si j’étais femme, et, comme c’est bête !
Ça n’empêcherait pas que je n’aime quelqu’un.
Trompez-moi. Je n’ai pas le goût d’être importun
Et jaloux, ni le temps d’être amoureux et fade.
Et ruinez-moi. J’aime avoir une naïade,
Une femme, chez moi, qui, d’un air négligent,
Penche l’urne d’où coule à grands flots mon argent.

ZABETH.

Monseigneur, vous m’avez de vos bienfaits comblée.
Une pauvre âme fauve aux bois obscurs mêlée,
C’était moi. Je vivais dans des lieux inconnus,
Misérable, et j’étais une fille pieds nus ;
On m’avait par pitié fait lire une grammaire ;
Comme je n’avais plus mon père ni ma mère,
Et que je travaillais beaucoup pour gagner peu,
J’étais parfois sans pain, j’étais souvent sans feu,
Et je n’avais pas même un miroir. Un jour, sire,
Vous vîntes. Vous m’avez, duc, avec un sourire,
Prise en une cabane et mise en un palais.
Tout à coup j’eus des gens, des femmes, des valets,
Je vis vers moi monter, avec un bruit de joie,
Moi, fille de la bure, un flot d’or et de soie,
Un océan d’azur, de perles, de saphirs ;
Et j’eus à mon service avril et les zéphirs
Et l’aurore, et l’éden, avec tout ce qui tente
Et charme, et je devins une femme éclatante.
Aujourd’hui, vous m’avez dorée en me touchant.
Loge à la comédie et carrosse à Longchamp,
J’ai tout, et, comme au fond du ciel noir, dans les boucles
De mes cheveux on voit luire des escarboucles ;
Je suis superbe, grâce à vous ; je resplendis,
Je brille, je suis riche. —

Je brille, je suis riche. — Elle se lève.

Je brille, je suis riche. — Eh bien, je vous maudis !

GALLUS.

Tiens, ça vous va très bien d’avoir l’air en colère.

À part.

Que veut dire ceci ?

ZABETH.

Que veut dire ceci ? L’âme en tombant s’éclaire.
Ah oui, contre la faim, le froid, vous l’avez dit,
Contre tout ce qui presse, étreint, froisse, engourdit

Les indigents sur qui tourbillonne la neige,
Une barrière d’or me couvre et me protège ;
Vous m’entourez de soins, duc, n’importe à quel prix,
Et vous me préservez de tout. — Hors du mépris !

GALLUS.

Je vous défends.

ZABETH.

Je vous défends. C’est vrai, mais je vous en dispense.
Oui, de ce que l’on dit. Non de ce que l’on pense.

GALLUS.

Ce qu’on pense, ah ! vraiment, ce qu’on pense, en effet,
Je ne puis l’empêcher.

ZABETH.

Je ne puis l’empêcher. C’est vous qui l’avez fait.

GALLUS.

C’est pour rire, pas vrai ? Vous avez des épaules
Charmantes.

ZABETH.

Charmantes. La drôlesse insultera les drôles.

Se tournant vers la porte par où tous sont sortis.

Où sont-ils, ces faquins ? ah ! vil groupe rieur !

À Gallus.

Savez-vous ce qu’il faut à la femme, monsieur ?
C’est l’amour. Je n’ai pas ce pain sacré de l’âme,
Et je me sens haïe et je me vois infâme.
Soyez maudit.

Gallus s’accoude sur la table et la considère avec attention. Elle poursuit.

Soyez maudit. Ces ducs, ces princes, ces marquis !
Tous ! ils sont monstrueux, à force d’être exquis !
Ils me glacent. Ils sont joyeux de quoi ? de haine.
Ils ont la liberté féroce ; j’ai la chaîne.
Ils ont une patrie, eux, c’est l’immense azur,
C’est le ciel. Dans la nue ils marchent d’un pied sûr.

Ils sont comme des dieux. On me mêle à la fête.
J’y vais. J’ai l’air d’en être. Et tout luit sur ce faîte,
Tout chante. C’est à qui rira, boira, vivra.
Marquis, que donne-t-on ce soir à l’Opéra ?
Veux-tu souper ? Dansons. Mille louis. Je joue.
Belle, la rose est pâle auprès de votre joue.
Festins. Chasses. On a des lilas en janvier.
On va droit au plaisir sans jamais dévier.
De l’assouvissement on fait sa destinée,
Et je suis la proscrite, et je suis la damnée !
Vous savez bien, les loups et les tigres des bois,
Je les préfère à vous les hommes.

GALLUS, à part.

Je les préfère à vous les hommes. C’est, je crois,
Sérieux.

ZABETH.

Sérieux. Pas d’amour et pas d’espoir ! je souffre.
J’ai dans le cœur le vide et dans l’âme le gouffre.
Monseigneur ! monseigneur ! que vous avais-je fait ?
Ah ! l’auguste et profond soleil me réchauffait,
Ah ! j’avais l’innocente aurore pour ivresse !
Ah oui, c’est vrai, d’accord, j’étais une pauvresse,
Et parmi les vivants, et sous le grand ciel bleu,
Et dans tout l’univers, je n’avais rien, — que Dieu !
Je ne l’ai plus. Abîme ! Oui, j’avais pour ressource
De cueillir une mûre et de boire à la source,
J’étais libre, et j’avais pour ami le rocher.
Quelle idée eûtes-vous de venir me chercher ?
Ce Gunich vous aida, votre digne ministre.
Vous fîtes ce jour-là, prince, un complot sinistre
Contre l’inconnu. Mettre un piège dans les cieux !
Saisir une âme au vol pour lui crever les yeux !
Ah ! ce qu’on tue au ciel, pour l’enfer on le crée.
Ô monseigneur, j’étais l’ignorance sacrée.
Qu’avez-vous fait de moi ? L’aveugle, mal conduit,
Maudit son guide traître. Hélas ! j’étais la nuit,

Et vous avez été la mauvaise lumière.
Vous fûtes l’incendie, et j’étais la chaumière.
Sans doute je penchais vers la faute, mettons
Que j’étais coquette, oui, mais j’étais à tâtons,
J’hésitais, un conseil honnête m’eût sauvée.
Ah ! duc ! vous m’avez fait une affreuse arrivée
Dans la chute par l’âcre et fausse ascension,
Et par l’enivrement dans la perdition !
Oui, j’étais l’alouette. Est-ce un crime ? Hélas, être,
Moi la pauvre aile folle, et vous le miroir traître,
Ce fut notre destin. Moi, vaine et sans effroi ;
Vous, sans frein, et frivole ! À quoi bon être roi
Si l’on n’a dans le cœur quelque haute chimère ?
Duc, laissant, au-dessus du vil peuple éphémère,
Votre esprit souverain flotter dans l’absolu,
Vous rêviez un grand rêve, altesse ; il vous a plu
D’essayer de jeter une âme dans ce moule ;
Devant les yeux d’un roi l’infini se déroule ;
Créer, rien n’est plus beau ; vous avez, duc féal,
Voulu réaliser enfin cet idéal,
Ce but noble où le cœur d’un grand prince s’applique,
Et c’est pourquoi je suis une fille publique.
Un, c’est le paradis, et l’enfer c’est plusieurs.
Qu’est-ce que j’avais fait, ciel juste, à ces messieurs !
J’ignorais ; ils savaient. Un jour, tremblante, nue,
Je me suis vue au fond de l’opprobre, ingénue !
Ah ! c’est un crime, c’est un sombre outrage à Dieu,
Ah ! c’est l’assassinat d’une âme, et c’est un jeu !
Jusqu’à quel point c’est noir, vous l’ignorez vous-même !
On ne sait pas toujours quel est le grain qu’on sème.
On s’imagine avoir le droit de s’amuser,
Et que, puisqu’on nous dore, on peut bien nous briser !
Vous n’êtes pas méchant pourtant, mais vous vous faites
De nos chutes à nous, tristes femmes, des fêtes !
Ah ! la fille du peuple est prise, et le seigneur
L’emporte, éblouissant et louche suborneur,
Et les voilà tous deux dans la même nuée.

Folle, et sa chevelure éparse et dénouée,
La malheureuse rit, et lui l’entraîne au fond
D’une ombre où le démon avec Dieu se confond,
Et l’on s’enivre, ensemble on s’égare, et l’on erre,
Et de ce noir baiser sort un coup de tonnerre !
L’atome, on peut marcher dessus. Non. Je crierai.
Duc, vous êtes le char du triomphe doré,
Mais savez-vous de quoi vous êtes responsable ?
C’est de l’écrasement du pauvre grain de sable.
Il cassera ce char dont l’orgueil est l’essieu.
La prostitution, c’est l’hymen malgré Dieu.
Vous n’avez vu dans moi qu’une esclave qui ploie,
Une chair misérable, un vil spectre de joie,
Acceptant ce veuvage éternel, l’impudeur.
Vous vous êtes trompé, monsieur. J’étais un cœur.
Ah ! Vous le croyez donc, vous avez fait ce songe
D’être ma providence, et moi je dis : mensonge !
Vous m’avez tout donné ? Vous m’avez tout volé !
Vous m’avez pris l’honneur, le nom immaculé,
Le droit aux yeux baissés, la paix dans la prière,
Et la gaie innocence, et cette extase fière
De pouvoir confronter, quel que soit le destin,
Sa conscience avec l’étoile du matin !
Vous m’avez pris la joie et donné l’ironie.
Duc, j’avais le sommeil, je vous dois l’insomnie.
Mon père, ma mère ! oh ! j’y songe avec remords,
Et je sens la rougeur venir au front des morts.
Vos bienfaits, vos bontés, prince, sont des sévices ;
Vos dons sont des soufflets. Qu’est-ce que j’ai ? Des vices.
Par ces hideux passants mon cœur sombre est troublé.

GALLUS.

Mais…

ZABETH.

Mais… Oh ! sarcler dans l’herbe ! oh ! glaner dans le blé !
M’éveiller, m’en aller, sereine et reposée,
L’âme dans la candeur, les pieds dans la rosée,

J’avais cela ! j’avais la sainte pauvreté !
Maintenant je vois croître autour de moi, l’été,
L’hiver, sans fin, sans cesse, un luxe énorme, étrange,
Fait de plaisir, de pourpre et d’orgueil, — et de fange !
Je n’ai plus rien, je râle, et tout me manque enfin !
Le mépris, c’est le froid ; l’estime, c’est la faim.
Je dois cette indigence à vos tristes manœuvres,
Monseigneur.

Monseigneur. Elle arrache ses parures.

Monseigneur. Ô colliers et bracelets, couleuvres !
Ô diamants hideux et vils ! joyaux méchants !
Bijoux traîtres !

Bijoux traîtres ! Elle les foule aux pieds.

Bijoux traîtres ! Où donc êtes-vous, fleurs des champs ?

Se retournant vers Gallus.

Mais, direz-vous, avoir ce lourd fermier pour maître
M’eût froissée, et j’aurais eu quelque amant ? Peut-être !
J’eusse pu rencontrer, oui, pourquoi le nier ?
Quelque âpre aventurier des bois, un braconnier,
Que sais-je ? un voleur ! oui, dans l’antre et dans l’ortie,
Un homme commençant, prince, une dynastie,
Un bandit, le fusil sur l’épaule, un rôdeur
Demandant aux monts noirs, pleins d’ombre et de grandeur,
Aux bois, où le soleil dans l’or sanglant se couche,
Une épouse, et j’aurais pris cette âme farouche,
Et j’aurais laissé prendre à cette âme mon cœur !
Il eût été mon chêne et j’eusse été sa fleur.
Et je vivrais ainsi, pauvre avec l’homme sombre,
Habitant le hallier, la fuite, le décombre,
Aussi hors de la loi que l’aigle et le vautour,
Nue, en haillons, sans gîte… — Eh bien ! j’aurais l’amour !
Et j’entendrais peut-être en cette vie amère
Une petite voix qui me dirait : ma mère !
Et mon voleur aurait de l’estime pour moi.
Il serait tendre et bon, n’étant pas encor roi,
Et nous serions tous deux honnêtes l’un pour l’autre.
Tenez, duc, et voyez quelle soif est la nôtre !

Vous êtes prince et vieux, deux choses que je hais,
Eh bien, pourtant peut-être, hélas ! nos vains souhaits
Gardent au fond de l’ombre une porte fermée,
Je vous aurais aimé si vous m’aviez aimée !

GALLUS.

Mais…

ZABETH.

Mais… C’est fini. Silence ! Avoir rêvé le ciel,
Et s’éveiller avec l’arrière-goût du fiel,
Et de tous les affronts sentir qu’on est la cible !
Hélas ! vous m’avez fait le cœur noir et terrible.
Soyez maudit.

Gallus veut parler. Elle l’arrête du geste.

Soyez maudit. Silence ! Il me reste, et c’est beau,
Contre vous, votre ennui, ma haine — et le tombeau.

GALLUS.

Mais que voulez-vous donc ? dites-le !

ZABETH.

Mais que voulez-vous donc ? dites-le ! Ne plus vivre.

Elle tire de son sein quelque chose qu’elle approche de ses lèvres.
GALLUS.

Qu’a-t-elle dans la main ? grand Dieu !

ZABETH.

Qu’a-t-elle dans la main ? grand Dieu ! Ce qui délivre.
Une nuit, vous étiez ivre, usage des grands.
Je vous ai pris ceci.

Elle montre à Gallus une bague.
GALLUS.

Je vous ai pris ceci. L’anneau !

Zabeth mord vivement le chaton, et, pâle, tend l’anneau à Gallus.
ZABETH.

Je vous ai pris ceci. L’anneau ! Je vous le rends.

GALLUS.

Ciel ! mais c’est un poison ! la mort terrible et prompte !

ZABETH.

Boire la mort n’est rien quand on a bu la honte.

Elle s’affaisse sur un fauteuil.

Adieu. Je prends mon vol, triste oiseau des forêts.
Personne ne m’aima. Je meurs.

Elle expire.
GALLUS, se jetant à ses pieds.

Personne ne m’aima. Je meurs. Je t’adorais !


4 mars. — 3 avril 1869.