Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre dramatique/Margarita
LES DEUX TROUVAILLES DE GALLUS
I
MARGARITA
LE DUC GALLUS.
NELLA.
GEORGE.
LE BARON GUNICH, chambellan.
LE BARON D’HOLBURG, soldat.
SCÈNE PREMIÈRE.
Que sais-tu d’elle ?
Rien. — Son nom, c’est tout. Nella.
Tes talents d’espion ont été jusque-là !
Donc, c’est dans ce taudis qu’habite cette fille !
Avec son père.
Seule en ce burg !
Sans famille.
Elle a tous les attraits, me dis-tu.
Réunis.
Le plus beau des oiseaux dans le plus laid des nids !
Personne.
On ne vient pas. — Entrons.
À la boutique !
Souffrez que je vous parle un moment politique.
Altesse, en attendant, votre neveu grandit.
Il ne me gêne point, puisqu’il reste inédit.
Ces complications sont fâcheuses en somme.
Moi, j’eusse, monseigneur, supprimé le jeune homme.
Tout ou rien. Pourquoi faire une chose à demi ?
Et l’adoucissement des mœurs, mon cher ami !
On prend une couronne, et l’on n’est pas hostile.
Mon frère laisse un fils. Tuer l’enfant ! vieux style.
Fi ! c’est de mauvais goût. On usurpe aujourd’hui
Avec indulgence.
Humpf !
Me prit. Être sujet d’un marmot, c’était rude ;
Je fis je ne sais plus trop quelle platitude
À Kaunitz, et je fus reconnu duc régnant.
Je me débarrassai du mioche en l’éloignant.
Dans ces bois, comme fils d’un vieux maître de forge,
Je l’ai fait élever. C’est l’étudiant George.
Point de dégât. J’ai mis dans ces monts, purs sommets,
Mon prince légitime en sevrage à jamais.
Incognito, tout seul avec toi, sans escorte,
Je viens de temps en temps voir comment il se porte.
Il ne se doute pas qu’il est duc.
Mais doux.
Les rois se font, mon cher, et se défont.
Humpf !
Sont-ce des droits ? Oui. Non. Puisque j’ai les provinces,
Je les garde. Elles sont à mon neveu, mais quoi !
Étant un peu larron, je suis d’autant plus roi !
Le premier qui fut roi fut un voleur sans juges.
Bah ! tout est bien, les bois sont d’augustes refuges,
Ce garçon est vivant, les nids chantent, les cieux
Sont sur nous. Quant à moi, je règne de mon mieux ;
J’ai brisé les vieux jougs et les vieilles bricoles,
Supprimé la potence, ouvert beaucoup d’écoles,
Diminué l’impôt, semé le vrai, dissous
L’erreur, et je n’ai pas de remords pour deux sous.
Je tolère dans l’ombre un neveu qui s’ignore.
Claudius de Hamlet guette la pâle aurore,
Mais il est Claudius et l’enfant est Hamlet.
Moi, nul spectre ne vient me saisir au collet.
Ce que j’ai, c’est l’ennui. Le trône, triste proie !
Sais-tu ce que je suis ? un pauvre homme de joie.
Plutôt bon que mauvais ; très canaille ; occupé,
Mais oisif ; fort penaud. Comme on est attrapé !
L’ambitieux pensif, usurpateur en herbe,
Dit en préméditant le trône : — C’est superbe !
On est le maître ; on a le budget plein les mains ;
Le prince resplendit, regardé des humains,
Au-dessus de la terre ; il est dans la comète !
Vite, ôte-toi de là, petit, que je m’y mette !
— C’est bon, j’ai pris la place, et je règne. À quel prix !
Quel néant ! Un respect qui ressemble au mépris ;
Voir le fiel dans les cœurs et le miel sur les langues ;
Une dorure, pas solide ; des harangues ;
Des valets ; point d’amis ; de faux éphestions ;
Des malédictions, des indigestions ;
Des Te Deum chantés par des prêtres athées ;
Du fracas, des grandeurs vaguement insultées
Par cette conscience énorme des vivants,
Sombre sous les rois, comme une mer sous le vents ;
En chasse, en guerre, un tas de flatteurs déshonnêtes
Vous aidant à viser les peuples et les bêtes ;
Les vastes bâillements du cérémonial ;
Beaucoup d’enterrement mêlé d’un peu de bal ;
Le rang suprême, un mot ; le pouvoir, un problème ;
Ne jamais être sûr qu’une femme vous aime ;
Voilà ce qu’on usurpe, ami. — Si j’avais su !
Vous êtes triomphant, grand, couronné…
Ah ! de la chose sceptre et de la chose trône,
J’en suis revenu, va. J’y tiens peu. Pas de prône
Plus sot que l’étiquette, et pas d’orgueil plus creux.
C’est un art des puissants de n’être pas heureux.
Ils appellent cela la majesté. C’est bête.
Trop de couronne, hélas, fait qu’on n’a plus de tête.
Sais-tu ce qui serait mon goût ? Vivre à Paris.
Rome a son carnaval, Stamboul a ses houris,
Mais Paris ! Oui, c’est là qu’il faudrait que je vinsse
Pour être un chenapan sans cesser d’être un prince.
Un chenapan, vois-tu, c’est un sage gouailleur
Que Paris seul produit, qui rit, cueille la fleur
Et la fille, est féroce au plaisir, vit, s’attable,
Chante, danse, extermine, affreux gueux, et bon diable.
Le scrupule en un coin de son cœur se tient coi.
Être ça, c’est vraiment exister. C’est pourquoi,
Quand je pense à Paris, je me dis : C’est la ville !
Là le mal n’est pas laid, la fange n’est pas vile !
Jamais comme à Paris les gens d’esprit n’ont pu
Savourer le parfum d’un éden corrompu ;
Paris gâte la femme et l’homme, et les attaque
Par tout le paradis que peut faire un cloaque.
J’aime Paris, de vice et de grandeur pavé.
N’y songeons pas. Je suis à mon sceptre rivé.
Je suis le patient du trône. Roi, je bâille.
Ah ! n’être qu’un bourgeois, quel bonheur ! on ripaille,
On s’amuse, on se vautre, amis, du vin, du rhum,
Du gin ! et pas d’altesse, et pas de décorum,
On boit, la joie accourt et se livre en personne,
Et vous la possédez ! Sais-tu que je grisonne ?
Mais…
Je grisonne ! — Or, j’ai, par-dessus le marché,
Le désir bienveillant de commettre un péché.
Quel péché ? le meilleur, le grand, le vrai, l’unique.
L’amour. Attention. Mon cœur se communique.
Tout ce que le destin offre, j’en ai voulu ;
Ce sac, je l’ai vidé ; ce livre, je l’ai lu.
Eh bien, Gunich, le fond du sort, le but de l’homme,
C’est Elle !
Elle ? qui donc ?
Plaisir, Tourment, Enfer et Ciel, Bien, Mal, Oui, Non.
Elle ! en Grèce Aspasie. Elle ! en France Ninon.
Écoute, ô confident du prince ! Combler d’aise
Quelque fille sans cœur, sans préjugés, mauvaise,
Charmante, aux grands yeux bleus, ou noirs, se portant bien ;
Avoir ma Pompadour comme un roi très chrétien,
Je prémédite ça ! Mille défauts, pas veuve,
Et je la cherche aux bois pour l’avoir toute neuve.
Tel est mon idéal. L’ennui, j’en fais l’aveu,
Me ronge, je confie au bon Dieu mon neveu,
Et moi, de mon côté, je vais à l’aventure ;
Je suis un cœur errant quêtant sa nourriture.
Vois, je bâille. J’ai faim. Je n’ai rien sous la dent.
Je voudrais rencontrer quelque être indépendant
Dont je sois le despote et qui me mène en laisse ;
Je cherche cette chose exquise : une drôlesse.
Monseigneur, ce n’est point impossible à trouver.
Mais je la veux sauvage.
Il la faudra rêver,
En ce cas, — c’est un peu de complaisance à mettre, —
Et ne pas prendre trop votre rêve à la lettre.
Sauvage presque.
Le grand songe orageux du torrent dans son lit,
Du hallier, de la source, et de la bête fauve,
Où l’antre vaguement s’arrondit en alcôve,
Où Pan se remarie et change de maisons
Avec les douze mois et les quatre saisons,
Espaces que la nuit ensemence d’étoiles,
Ronces où l’araignée ourdit ses sombres toiles,
J’accours, je viens sonder vos abîmes profonds ;
Dégoûté des bourreaux, et même des bouffons,
Accablé de respect, obsédé de richesse,
Las de cet à peu près qu’on nomme une duchesse,
Blasé, mais confiant, ivre du grand concert,
Je viens chercher Vénus toute nue au désert,
Je tends les bras vers vous, bois, monts, épithalame !
Ô nature, un sourire ! ô forêts, une femme !
Ô forêts, une vierge !
Un démon vierge ! un être aux penchants malfaisants
Ayant l’aspect du lys que la nature encense !
Laïs Agnès ! le monstre à l’état d’innocence !
C’est curiosité, rien de plus ; mais j’aurais
Cet appétit. La touffe épaisse des forêts
Contient tout ; fleurs, venins. Ami, gagner le quine
D’un ange contenant en germe une coquine !
Comprends-tu ? l’observer ! voir aboutir au mal
L’innocence à tâtons dans l’instinct animal,
Peser dans la vertu ce que la chair en ôte,
Assister dans une âme à l’aube de la faute,
Je ne suis pas méchant, mais j’aimerais ce jeu.
Moi, des crimes, fi donc ! mais des vices, parbleu !
Quel plaisir, se gratter du doigt la boîte osseuse,
Et se dire tout bas : Bon ! elle est paresseuse,
Elle hait le travail, elle aime les bijoux,
Elle me trompera pour d’affreux sapajous,
Elle est chaque jour pire, elle est chaque jour moindre,
Elle sent avec joie en elle Phryné poindre,
Elle ignore l’honneur, le devoir, la raison ;
Elle a l’éclosion sinistre du poison !
Se dire : De farouche elle devient servile,
La faunesse des champs est catin à la ville,
Néère tourne mal et se change en Lola,
Assez déesse ici pour être diable là !
Elle a des yeux profonds de plus en plus funèbres,
C’est une gueuse, ô joie ! et voir, dans les ténèbres,
Lentement, dépouillant tout voile, tout remord,
Toute pudeur, avec le regard de la mort,
Sombre comme Astarté, blanche comme Suzanne,
De la vierge au front pur sortir la courtisane !
Et se dire : C’est bien ! je vais la dévorer !
Le tout pour rire.
Au fait, c’est gai.
Se refaire le cœur !
Bravo.
Des femmes qui chez nous naissent apprivoisées.
Cet immense plaisir, corrompre, on ne l’a pas.
Leur fuite est l’art savant de faire tous les pas.
Ces prudes ! la Macette est dans la Cidalise.
Elles baissent les yeux en sortant de l’église ;
Elles prennent pour rien des airs majestueux ;
Leur croupe se recourbe en replis vertueux.
Moi qui sais le tarif, voir ces saintes-nitouches
S’offrir dans l’ombre en vente et faire les farouches,
Ça m’assomme. Et je viens chercher en d’autres lieux
Quelque chose de pis, c’est-à-dire de mieux.
Je viens ici, parmi les ignorances franches,
Parmi l’échange obscur des baisers sous les branches,
Parmi les impudeurs naïves, faire un choix.
L’acclimatation d’une femme des bois
À la cour, c’est mon rêve, ami !
Vous la trouvez…
Je veux la dévorer, te dis-je.
Je vois ce qu’il vous faut, une femme à croquer.
Je m’ennuie !
De femmes quand on est prince.
Nous allions déterrer ici la créature !
Je l’espère !
Une allemande avec un regard espagnol
Habite en ce burg.
Tiens, à point nommé, c’est elle !
Et c’est lui !
Duo.
C’est mon neveu !
C’est la belle !
Çà, que fait-il céans ?
Je ne suis pas du tout surpris de l’incident.
Vous l’avez dans ces bois mis avec soin vous-même.
Il flâne. Il est vivant, il en profite. Il aime.
Rapportez-vous-en donc aux jocrisses locaux !
Je m’étais renseigné près de tous les échos,
J’ignorais ce détail. Chimène a son Rodrigue.
Je comprends. La nature est une immense intrigue ;
Il aura rencontré la belle, par hasard.
Le hasard, monseigneur, quel dieu ! mais quel gueusard !
Dans les bois on a droit à l’églogue ; l’eau coule,
L’air souffle, on est garçon et fille, et l’on roucoule.
Ce vieux burg est ainsi construit qu’ils sont forcés
De suivre les remparts tout le long des fossés.
Vous allez les revoir sortir par la tourelle.
Ah çà, mais me voilà jaloux !
Et de qui ?
De lui !
Vous avez vu, de loin, cette belle, un moment,
Prince, et voilà le feu qui prend à votre altesse !
Être vite amoureux, c’est de la politesse.
Et puis, chacun son genre, ami. C’est ma façon,
À moi, de me hâter de perdre la raison.
Faites.
Une belle ! j’accours, et tu ne veux pas, cuistre,
Dadais, triple crétin, qu’en ce pays de loups
J’enrage, et que je sois furieux et jaloux !
Je trouve mon neveu qui courtise la dame !
Vous usurpez le trône, il usurpe la femme.
Carambolage.
N’étant pas roi, qu’a-t-il besoin d’un garde-fou ?
En fait de liberté jamais je ne lésine.
Il est étudiant ici près ; il voisine.
Il était sur la piste avant moi. C’est flagrant.
Mais, bah ! je lutterai. Sais-tu qu’il est fort grand,
Ce petit ?
C’est un homme.
D’être beau.
Prétendant à deux tranchants.
Supprimé.
Ce garçon est deux fois mon rival.
Droit, mince, il doit avoir bonne mine à cheval.
En politique il a son droit, et près des femmes
Sa figure.
En finir de l’enfant. Certe, ainsi nous eussions
Dans leur source extirpé les révolutions.
L’obscure pression des successeurs possibles
Trouble un règne ; un amas d’incidents invisibles
Se forme, et le pouvoir ne peut se maintenir.
Qui veut régner doit faire eunuque l’avenir.
Monseigneur, on verrait du fait qui vous tracasse
Rire Machiavel.
Oh ! ce George ! abuser de ce qu’il n’est pas roi
Pour aimer, profiter de son retrait d’emploi
Pour me prendre ma place ici. Quelle canaille !
Dois-je persévérer ? faut-il que je m’en aille ?
Conclusion : je suis dans un bois, et volé.
Cupidon à Jupin escroque Sémélé.
George est dans le réel, moi je suis dans le rêve.
Satan, jadis, prit-il Adam ? Non. Il prit Ève.
Adam, c’est la puissance, Ève est l’amour. Satan,
Entre les deux façons qu’on a d’être sultan,
Choisissait la meilleure en s’adjugeant la femme.
Moi, j’ai fait le contraire. À présent je réclame.
Trop tard. Empanaché, bardé d’un grand cordon,
Je suis Mamamouchi battu par Céladon.
Mon neveu rit, je règne ; il vit, je me lamente,
Et j’enrage. Et je vois dans ses mains mon amante
Au pillage. J’ai l’ombre, il a la proie. Et moi,
Morbleu, je me sens dupe à force d’être roi !
Prince, vous êtes l’aigle, et vous planez.
Le prince est un niais puissant ; l’aigle est une oie.
Les palais, la fanfare, et les arcs triomphaux,
L’amour des sujets, l’or, le faste, c’est du faux ;
Le trône nous enferme en son cercle héraldique ;
Celui qu’on aime est roi ; celui qui règne abdique.
Donc, voyant le garçon, beau, jeune, épris, pas vieux…
Vous en êtes jaloux…
Vois-tu, l’heureux c’est lui, moi je suis l’imbécile.
Je changerais fort bien avec lui.
C’est facile.
Non, s’il est aimé.
Quoi ! Vous tremblez, vous !
Moqueur !
Vous, prince !
Pourtant je lutterai.
Mais il est d’autres femmes.
Non.
Tu penses que je suis inepte. Je te dis
Que mes aïeux livraient bataille un contre dix,
Qu’étant grison, je dois affronter ce jeune homme,
Que j’ignore comment cette fille se nomme,
Que j’ai marché dans l’herbe et bu dans les ruisseaux,
Que depuis ce matin j’entends un tas d’oiseaux
Qui font l’amour dans l’ombre au-dessus de ma tête,
Que George est bien plus fort que moi, puisqu’il est bête,
Du moins je le suppose en voyant son succès,
Que je devrais m’enfuir si je réfléchissais,
Que puisque cette fille habite une masure
Elle rêve un palais, qu’elle est vaine, peu sûre,
Coquette, pauvre, avec des fleurs dans ses cheveux,
Et que c’est pour cela, butor, que je la veux !
Je te dis qu’il n’est pas d’autre femme sur terre.
Le couple se croit seul en ce burg solitaire,
Observons-les. J’entends dans l’escalier des pas.
Ce sont eux. Les voilà de retour ici-bas.
Que de choses seront à la mort révélées !
On saura le secret du vent, des giboulées,
Des roses, de l’instinct féminin et viril,
Des madrigaux dont est formé le mois d’avril !
Ils descendent du ciel en effet. Quelle ivresse,
Être deux amoureux ! Que Chloé soit traîtresse,
Qu’importe ! Daphnis bête est un heureux berger.
Décidément, vingt ans, c’est charmant. C’est léger.
George est beau.
SCÈNE II.
Nella !
George ! — Ami, je vous renvoie.
À bientôt.
Quel malheur que je sois fille noble !
Je sois roturier !
George !
Oh ! je ne sais pourquoi,
Mais je fais en moi-même un roman. J’imagine
Que je ne connais point au vrai mon origine.
J’ai le pressentiment d’un destin inconnu.
Mais non, je ne suis rien que le premier venu.
J’ose vous adorer, Nella.
Quelle bravoure !
Profitez du moment où mon père laboure
Au fond de son enclos, et fuyez par le bois.
Son père ? Est-ce un soldat, ou bien un villageois ?
C’est ce bon vieux là-bas courbé sur sa charrue.
Vous êtes sur ma cendre une flamme apparue ;
Sans vous je ne vis pas. Quand pourrai-je, à genoux,
Vous épouser ?
Mon père est encor plein d’orgueil nobiliaire.
Le donjon vieillissant n’a pas honte du lierre.
Pourquoi ce vétéran me repousserait-il ?
Mon chaste amour ressemble à son farouche exil.
Nous serions là, devant son front que l’âge ploie,
Nous aimant, et quel mal lui ferait notre joie ?
Il est bon. Attendons. Dieu nous aidera.
J’accuse Dieu. Pourquoi suis-je un homme sans nom ?
Ami !
Mon âme est franche et mon destin est louche.
George !
C’est égal. Maudit mur !
Pourquoi suis-je puni ? parce que je suis né.
Il fallait naître noble. Hélas, le grain de sable
Est-il de son néant coupable et responsable ?
Ah ! quel accablement ! j’aime au-dessus de moi.
Mon George !
J’ai le cœur trop haut !
T’aimerais-je mieux ?
Non. Mais tu serais ma femme.
George, dites-moi vous. Ne troublez pas mon âme.
Vous serez le mari, ne soyez pas l’amant !
Respectez-moi.
Déposer un baiser sur votre main.
Que vous soyez sage.
Oui.
Soyez sage, vous dis-je !
Un seul baiser.
Je suis éperdument amoureux de ce bras.
Adieu, mon âme !
Adieu, mon cœur !
Quand reviendrai-je ?
Demain.
Non. Aujourd’hui.
Comme ils sont pris ! L’amour est le profond jardin
Au fond duquel est Dieu caché. Bravo l’éden !
Toute cette ombre aimable est d’aube pénétrée.
Il s’agit maintenant d’y faire mon entrée.
Quærens quem devoret. C’est moi. — George, mon cher,
On vous aime, mais bah ! la beauté c’est la chair,
La femme c’est la faute ; et vous avez le charme,
Jeune homme, vous avez l’amour ; mais j’ai mon arme,
L’expérience. Ami, vous allez en avant,
Beau, tendre, frais, naïf. Moi, je suis le savant,
L’artiste. Il est ardent, moi calme. Il a l’ivresse,
J’ai l’appétit.
Comment trouves-tu ma maîtresse ?
Le pauvre père est dupe, et George tient Nella !
Nous venons au secours du père. Enlevons-la.
Vous êtes roi ; je suis un baron pour tout faire.
Donc…
Passer près d’elle doit suffire.
Qui n’est pas mis !
Va-t’en rêver dans le bois vert.
Mon père va rentrer.
Laisse-nous. Herborise.
SCÈNE III.
Madame… —
Elle a grand air. Elle n’est pas surprise.
Je suis un voyageur qui passe. S’il vous plaît,
Pourrait-on ici boire une tasse de lait ?
En payant ?
Sans payer. Oui, monsieur.
Édifice à classer parmi les historiques.
— Vingt ans. De trop grands yeux, et de trop petits pieds.
— Des ancêtres cassés. Des preux estropiés.
Force héros sans nez, perdus dans les décombres.
Ce mélange imposant de Charlemagnes sombres,
De Barberousses morts, de Christs, de Jéhovahs,
De saints, que le vulgaire appelle des gravats.
L’auguste bric-à-brac, épars sous la fougère,
Que l’histoire plus tard met sur son étagère.
Une commission de savants trouverait
À camper dans cette herbe énormément d’attrait.
L’humidité triomphe, et fait sous ce portique
Prospérer la grenouille, animal aquatique.
Tous les siècles moisis ensemble. Que c’est beau !
La ruine vraiment vaut presque le tombeau.
C’est superbe. Les goths, les romains, les sicambres.
Des pierres dans le blé, du gazon dans les chambres,
Un burg, quoi ! C’est là, certe, un rare monument,
Où l’on doit s’ennuyer épouvantablement.
— Divine ! un brin de fleur, et la voilà coiffée !
— Mademoiselle, on voit dans les contes de fée
Des belles, comme vous, que garde en une tour
Un dragon, et pour qui des rois meurent d’amour,
Et que viennent sauver des paladins bravaches.
— Ah çà ! que faites-vous ici ?
Je trais les vaches.
Traire les vaches. Soit. Il est d’autres bonheurs.
Que faites-vous après ?
Leur dîner dans les champs.
Après, belle pensive ?
Je lave à la fontaine et je fais la lessive.
Ah ! grâce pour ces mains charmantes ! — Puis après ?
Je balaie, et je range au cellier nos œufs frais.
Après ?
Ma robe.
Qui n’est pas tout à fait à la mode.
Je ne sais pas.
Après ?
Quand mon père, à pas lents…
— Regardez, — on le voit d’ici. — Ces cheveux blancs ! —
Quand il rentre le soir, je tiens la table prête,
Je mets la nappe.
Et puis ?
Nous soupons tête à tête.
De pain bis ?
Et de lait.
C’est là tout le gala ?
Puis je lui lis un peu de ces gros livres-là.
Homère. Grotius. Polybe, la Genèse.
Ou bien, tout en causant, je couds près de sa chaise,
Et, le travail faisant des trous à ses habits,
Je les lui double avec de la peau de brebis.
Puis mon père me tend ses bottes, je les ôte.
Ensuite ?
Il m’embrasse, et l’on va dormir.
C’est tout ?
C’est tout.
Qu’avez-vous dans l’esprit ?
Croire en Dieu.
C’est beaucoup.
Vous devez par instants vous sentir sérieuse ?
Vous êtes…
J’ignore votre nom.
Soyez le bien venu.
Le bonheur est parfois caché dans l’inconnu.
Rêvez-vous ? pensez-vous ?
Penser, c’est trop. J’espère.
Mais, belle, il faut aimer quelqu’un.
J’aime mon père.
Mais par des cheveux blancs tout le cœur n’est pas pris.
J’aime les cheveux blancs, et non les cheveux gris.
Maintenant, s’il vous plaît, je vais serrer mon linge.
Une gazelle ayant de l’esprit comme un singe !
Ah çà, je n’aime point voir des enterrements.
Ces yeux profonds et bleus comme des firmaments,
Cette fraîcheur timide, et cette rougeur fière,
Ce front rose qui semble un lever de lumière,
Tout cela n’est pas fait pour garder la maison.
Je crois en vous voyant voir l’aurore en prison.
Oui, vous êtes l’aurore, et vous êtes esclave
Dans la nuit ! Au cachot, seule au fond d’une cave,
Chez ce bonhomme affreux qu’on appelle l’hiver.
La beauté c’est le fruit, l’indigence est le ver.
Burg sinistre ! Où donc est ton échelle, ô Latude !
— Tel que vous me voyez, j’aime la solitude,
À la condition de ne pas être seul. —
Croupir ! devenir laide ! autant vaut le linceul.
Viviane se change en Toinon dans ces bouges.
La taille s’épaissit, les bras deviennent rouges.
Guerre à cet oppresseur infâme, le corset !
Je viens vous annoncer une nouvelle, c’est
Qu’il existe des lieux charmants ; c’est que Versailles,
Potsdam, Schoenbrunn, ont mis l’Olympe en leurs broussailles ;
C’est qu’il est des palais ; c’est qu’il est des bosquets ;
C’est qu’au seuil d’une idylle il faut de grands laquais ;
C’est que le buisson, l’herbe, et la bruyère, et l’arbre,
Ne sont beaux que mêlés à des nymphes de marbre ;
C’est qu’un torrent est laid, et qu’au fond du vallon
L’eau doit se comporter comme dans un salon ;
C’est qu’Homère et Milton ne sont que des maroufles
Faits pour passer le temps à chanter vos pantoufles ;
C’est qu’il est un devoir, l’oisiveté, pour ceux
Qu’enivre la langueur des appas paresseux ;
C’est que les beaux habits sont beaux ; c’est que les femmes
Doivent être de poupre et d’or, comme les flammes,
Car toutes ont pour loi de brûler à leur tour
Dans l’immense incendie universel, l’amour !
Je viens vous annoncer que vous êtes déesse ;
Que la beauté, cet astre, a pour ciel la richesse,
Et que sur cette terre, ancien fief de Vénus,
Où, pour voir deux beaux yeux et baiser deux pieds nus,
Le pape donnerait Rome, et moi, Babylone,
Vous avez une jupe en serge à dix sous l’aune !
Je ne suis pas Dieu. Non. Mais pour lui je rougis
Que faisant de tels yeux, il fasse un tel logis !
Morbleu ! faut-il qu’on rie, ou bien faut-il qu’on pleure ?
Vous êtes la beauté suprême, pour demeure
Vous avez la tristesse horrible ! C’est complet.
Ma parole d’honneur, si j’avais un valet
Maladroit comme Dieu, laissant de sa fenêtre
Tomber le pot de fleurs où le lys vient de naître
Et cassant un destin charmant sur le pavé,
Cachant dans un taudis l’être qu’on a rêvé,
Brouillant tout, faussant tout, faisant traire les vaches
À Psyché, j’userais sur son dos vingt cravaches !
Dieu se moque de nous, tristes fils de Japhet !
Monsieur, si vous croyez me faire de l’effet
Parce que vous ouvrez votre habit de manière
À montrer un crachat sous votre boutonnière
Et dans votre gilet le coin d’un cordon bleu,
Vous vous trompez.
— Voici mon grand-père.
C’est un feld-maréchal.
Parfaitement.
Vous êtes ?…
Sa petite-fille.
L’annonçaient. Maintenant, il dort dans son linceul.
Les autres généraux l’admiraient. Mon aïeul
Étant le plus prudent était le plus terrible.
Il était infaillible, il était invincible.
Et l’empereur, présent, voulait qu’il commandât.
Et son fils, votre père ?…
Est un simple soldat.
Mon père est le baron d’Holburg. La destinée
L’avait brisé déjà que je n’étais pas née.
On n’apprend point l’histoire aux femmes, c’est pourquoi
Je ne vous dirai pas si ce fut pour le roi
Ou l’empereur, si c’est pour la Prusse ou l’Autriche,
Qu’étant noble, il donna son sang, et qu’étant riche,
Il donna son argent jusqu’au dernier écu ;
Je sais qu’il eut le tort d’être pour le vaincu.
Le vainqueur le frappa. L’on mit sous le séquestre
Ses fiefs seigneuriaux rayés de l’ordre équestre,
Puis on le fit soldat. Ce burg fut son exil.
Tout paysan pour lui devint un alguazil ;
Les murs tombent, hélas, et les cœurs dégénèrent.
Ceux qu’il avait jadis nourris, l’espionnèrent.
Mon père n’eut plus droit de porter l’éperon.
Défense de lui dire excellence ou baron.
Il laboure son champ. Lui, cousin des margraves,
Quoiqu’il fût le plus brave au milieu des vieux braves,
Les jeunes officiers n’ont pas l’air de le voir.
Il fait le blé, je fais le pain. Calme, le soir,
Il s’en revient, traînant le soc parmi les plaines,
Tandis que le soleil descend dans les grands chênes.
Nous buvons l’eau du ciel qui remplit le fossé.
Il ne parle jamais de ce qui s’est passé ;
Si quelqu’un par hasard lui fait une demande,
Il répond : J’ai servi la patrie allemande,
Et se retire, un peu plus fier qu’auparavant.
Il songe volontiers dans les bois pleins de vent.
Il a le front pensif de l’homme qui persiste.
Il est vieux, seul, vaincu, proscrit. Il n’est pas triste.
On sent qu’il porte en lui la cause juste. Il croit.
À mesure que l’ombre autour de lui s’accroît
Je vois dans sa prunelle augmenter la lumière.
Son donjon lentement devient une chaumière.
Il regarde souvent ce portrait, son trésor ;
L’épaulette de laine à l’épaulette d’or
Raconte son histoire et parle de la guerre,
Et je vois mon aïeul qui sourit à mon père.
N’ayant pas de quoi mettre une tuile à son toit,
Mon père dans sa chambre en ruine reçoit
L’averse quand il pleut et le froid quand il vente,
Et moi je suis sa fille et je suis sa servante,
Et c’est ce qu’on appelle être un homme déchu.
En entrant je voulais chiffonner ce fichu ;
Maintenant, — est-ce donc le sol qui se dérobe ? —
Je suis prêt à baiser le bas de cette robe.
Je ne suis pas très fort en histoire non plus.
Votre père appartient aux âges révolus.
Mais, voyons, qu’a-t-il fait ?
Je ne sais rien du tout, sinon que j’en suis fière.
L’empereur pourrait, tout étant calme aujourd’hui,
Lui faire grâce.
Lui seul aurait le droit de faire grâce aux autres.
De qui donc croyez-vous parler ?
D’un seigneur.
Point. Nous sommes, mon père et moi, des paysans.
Mon père est un soldat, je suis une vachère.
Notre chute profonde et haute nous est chère.
Ah ! lui peut s’appuyer aussi sur mon honneur !
Mon père est en dépôt dans mes mains. Son bonheur
Est mon devoir. Je sais que je dois être forte.
Je suis le seul débris de sa famille morte ;
Il n’a que moi. Vivez, vous les hommes dorés !
Oui, mes vaches, je vais les traire dans les prés.
J’aime leurs grands yeux bleus qu’on dirait pleins d’un rêve ;
Elles donnent leur lait à vous tous ; je me lève
De grand matin, je cours, je saute les fossés,
Je me mouille les pieds dans l’herbe ; je ne sais
Si le roi Frédéric combat l’empereur Charle ;
Mais elles, dans les champs, m’attendent ; je leur parle ;
Chacune semble heureuse et gaie en m’écoutant ;
Elles lèchent mes mains, et j’ai le cœur content
Dans la grande nature, et loin de vos chimères,
Moi bonne fille, avec toutes ces bonnes mères.
Je ne sais pas pourquoi je tremble comme un sot.
Serais-je un honnête homme à mon insu ? L’assaut !
Vite ! Donnons l’assaut.
D’un prince qui voudrait vous apporter son âme,
Son rang, ses millions, son nom grand et vainqueur ?
Le nom est quelquefois le contraire du cœur ;
Nom auguste, esprit vil ; nom obscur, âme illustre.
Parfois le pâtre est prince et le monarque est rustre.
Ici c’est l’ombre. On n’a pas vu, dans ce manoir,
De princes, et l’on trouve inutile d’en voir,
Et j’ai toujours pensé, quant à moi, qu’une altesse,
C’était de la grandeur, mais de la petitesse.
Brusquons.
Avoir un amant.
Moi !
Pardon. Un amoureux.
De quoi vous mêlez-vous ? Venez-vous des étoiles
Pour oser regarder l’âme à travers ses voiles !
Si j’aime, mon amour s’ajoute à mon orgueil.
Il est pur, grave et fier, et ma mère au cercueil
Le sait, en attendant que mon père le sache.
L’innocence se voile et la faute se cache.
Je ne me cache pas. Aimer est ma grandeur.
Mon secret est sans honte et n’est pas sans pudeur.
Mon cœur cherche la nuit, mais ne craint pas le blâme.
L’œil de Dieu reste ouvert dans l’ombre de mon âme.
Je comprends. Une fille est chez un paysan.
On se dit : Allons-y.
C’est bien. Allez-vous-en.
On n’entre pas ici par une ligne courbe.
Ah ! je sais distinguer le cœur vrai du cœur fourbe.
L’ange et le tentateur n’ont pas la même voix ;
Le loup n’est pas le chien fidèle ; et dans les bois
Le chant du rossignol n’est pas le cri du merle.
Je cherche un grain de mil, et je trouve une perle.
Attrapé.
Sortez.
Mais…
Je suis chassé !
SCÈNE IV.
C’est moi. Pour peu d’instants, et des instants bien courts !
J’en profite. Je viens. Ah ! loin de vous, que faire ?
Puis-je entrer ?
Grand Dieu ! George ! et cet homme !
Je tremble.
Un étranger !
Je lui dis de sortir.
C’est vous le père ? Eh bien, je dois vous avertir
Que ces deux jeunes gens s’aiment.
Quel est cet homme ?
Ciel !
George.
C’est bon. On sait mieux que vous votre nom.
Quand vous tournez le dos, ce jeune compagnon
— Le scrupule aux amants ne pèse pas une once, —
Vient voir mademoiselle, et je vous les dénonce.
Je viens d’être témoin d’un de leurs rendez-vous.
Quel est cet espion ?
Mademoiselle, avec réserve, les accepte.
Ma fille ! est-il possible !
Pour ignorer qu’avril est le mois des amours,
Que la douceur des nuits suit la beauté des jours,
Qu’un souffle est dans les bois, qu’il faut que tout renaisse,
Que c’est la volonté de Dieu que la jeunesse
Sente la pression amoureuse du ciel,
Qu’avoir vingt ans oblige, et qu’il est naturel
Qu’un baiser, envié par les nids du burg sombre,
Tombe sur le bras blanc qu’on entrevoit dans l’ombre.
Monsieur…
Je viens vous informer du fait.
Ce que tu viens de dire, entends-tu, c’est l’épée,
La dague et le poignard, l’herbe de sang trempée,
Sans quartier, tout de suite, et j’en fais le serment,
Et regarde-moi bien en face fixement,
Tu te rétracteras syllabe par syllabe !
Ton nom ?
Le frère du feu duc régnant George premier.
L’aigle à deux têtes prend son vol sur mon cimier.
L’Allemagne n’a pas de famille plus grande.
Et, monsieur le baron d’Holburg, je vous demande
En mariage ici votre fille Nella
Pour mon neveu le duc George deux
Que voilà.