Les Quatre livres/Entretiens de Confucius/08

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Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 153-161).
ENTRETIENS DE CONFUCIUS



CHAPITRE VIII. T’AI PE.


1. Le Maître dit : T’ai pe doit être considéré comme un homme d’une vertu très parfaite. Il a cédé résolument l’empire, et il n’a pas laissé au peuple la possibilité de célébrer son désintéressement. Anciennement, T’ai wang, prince de Tcheou, eut trois fils, dont l’aîné fut nommé T’ai pe, le second Tchoung ioung, et le troisième Ki li. Ki li eut pour fils Tchang, qui devint Wenn wang. T’ai wang, voyant que Wenn wang possédait toutes les vertus au plus haut degré, résolut de léguer la dignité de prince à Ki li, afin qu’elle passât à Wenn wang. T’ai pe ayant connu l’intention de son père, aussitôt, sous prétexte d’aller cueillir des plantes médecinales, s’en alla avec son frère cadet Tchoung ioung, et se retira au milieu des tribus barbares du midi. Alors T’ai wang transmit sa principauté à Ki li. Plus tard, Ou wang (fils de Wenn wang) gouverna tout l’empire. Si l’on considère la conduite de T’ai pe comme elle parut aux yeux de ses contemporains, il n’a cédé qu’une principauté (la principauté de Tcheou). Mais si on la considère avec les connaissances actuelles, on voit qu’il a réellement refusé l’empire et l’a cédé au fils de son frère. Après l’avoir cédé, il s’est caché, il a disparu, il n’est pas resté trace de lui. Pour cette raison, le peuple n’a pu célébrer ses louanges. T’ai pe a enseveli dans l’ombre sa personne et son nom ; il a fait en sorte d’oublier le monde et d’en être oublié. C’est le plus haut degré de la vertu.

2. Le Maître dit : « Celui qui fait des politesses outre mesure est fatigant ; celui qui est circonspect outre mesure est craintif ; celui qui est courageux outre mesure cause du désordre ; celui qui est franc outre mesure offense par des avis trop pressants. Si le prince remplit avec zèle ses devoirs envers ses parents et ses ancêtres, la piété filiale fleurit parmi le peuple. Si le prince n’abandonne pas ses anciens serviteurs ni ses anciens amis, le peuple suit son exemple. »

3. Tseng tzeu, sur le point de mourir, appela ses disciples et leur dit : « Découvrez mes pieds et mes mains (et voyez que j’ai conservé tous mes membres dans leur intégrité). On lit dans le Cheu king : « Tremblant et prenant garde, comme si j’étais sur le bord d’un gouffre profond, comme si je marchais sur une glace très mince » (C’est avec cette crainte et cette précaution que j’ai pris soin de mon corps). A présent et pour toujours, je vois avec plaisir que j’ai pu préserver mon corps de toute lésion, ô mes enfants. Un fils doit rendre entier à la terre ce que ses parents lui ont donné entier, et ne pas les déshonorer en laissant endommager son corps. Sans doute, la principale obligation d’un bon fils est de se bien conduire, de faire honneur à ses parents en rendant son nom illustre ; mais celui qui sait conserver ses membres intacts sait aussi mener une vie irréprochable. S’il n’est pas permis de laisser perdre l’intégrité de son corps, à plus forte raison est il blâmable de déshonorer ses parents par sa mauvaise conduite.

4. Tseng tzeu mourant reçut la visite de Meng King tzeu. Prenant la parole, il lui dit : « L’oiseau qui va mourir crie d’une voix plaintive ; un homme qui va mourir donne de bons avis. Un prince sage a surtout soin de trois choses : il a soin d’éviter la raideur et le laisser aller dans la tenue du corps, la simulation dans l’air du visage, la grossièreté et l’inconvenance dans le ton de la voix. Pour ce qui est des vases de bambou ou de bois employés dans les cérémonies, (un prince sage n’y attache pas une grande importance, et ne s’en occupe pas lui-même, mais) il a des officiers qui en prennent soin. » (Meng K’ing tzeu, nommé Tsie, chef de la famille Tchoung suenn, grand préfet dans la principauté de Lou. »

5. Tseng tzeu dit : « Être habile, et interroger ceux qui ne le sont pas, avoir beaucoup (de scince et de vertu), et interroger ceux qui en ont peu, avoir (de la science et de la vertu), et se considérer comme n’ayant rien, être riche, et se regarder comme dépourvu de tout, recevoir des offenses, et ne pas contester, voilà ce qu’était et ce que faisait mon condisciple (Ien luen). »

6. Tseng tzeu dit : « Un homme à qui l’on peut confier la tutelle d’un jeune prince haut de six palmes (environ douze décimètres), et le gouvernement d’un État ayant cent stades d’étendue, et qui, au moment d’un grand trouble ou d’une révolution, reste fidèle à son devoir, un tel homme n’est il pas un sage ? Certainement c’est un sage.

7. Tseng tzeu dit : « Il faut que le disciple de la sagesse ait le cœur grand et courageux. Le fardeau est lourd, et le voyage long. Son fardeau, c’est la pratique de toutes les vertus ; n’est ce pas lourd ? Son voyage ne finira qu’après la mort ; n’est ce pas long ? »

8. Le Maître dit : « Le disciple de la sagesse excite en son cœur des sentiments honnêtes par la lecture des Vers (du Cheu king)  ; il affermit sa volonté par l’étude et la pratique des cérémonies et des devoirs mentionnés dans le Li ki ; il perfectionne sa vertu par l’étude de la musique (du Io ki). »

9. Le Maître dit : « On peut amener le peuple à pratiquer la vertu ; mais on ne peut lui en donner une connaissance raisonnée. »

10. Le Maître dit : « Celui qui aime à montrer de la bravoure et supporte avec peine sa pauvreté causera du désordre. Si un homme, qui n’est pas vertueux, se voit trop détesté, il tombera dans le désordre. »

11. Le Maître dit : « Un homme eût il les belles qualités de Tcheou koung, s’il est orgueilleux et avare, rien en lui ne mérite d’être regardé. »

12. Le Maître dit : « Il est rare de trouver un homme qui se livre trois ans à l’étude de la sagesse, sans avoir en vue les appointements de la magistrature. » Le philosophe Iang dit : « Tzeu tchang, malgré toute sa sagesse, fut convaincu de convoiter les revenus attachés aux charges ; à plus forte raison, ceux qui sont moins vertueux que lui. »

13. Le Maître dit : « Le sage s’attache aux préceptes de la sagesse, et il aime à les étudier. Il les observe fidèlement jusqu’à la mort, et par l’étude il se convainc de leur excellence. Il n’entre pas dans un pays menacé d’une révolution ; il ne demeure pas dans un État troublé par les dissensions. Si l’empire est bien gouverné, il se montre (il peut et doit accepter une charge dans l’intérêt de l’empereur et du peuple). Si l’empire est mal gouverné, il se cache (il cultive la vertu dans sa vie privée). Quand l’État est bien gouverné, le sage aurait honte de n’avoir ni richesses ni honneurs (parce qu’alors il peut et doit exercer une charge). Quand l’État est mal gouverné, il aurait honte d’avoir des richesses et des honneurs. »

14. Le Maître dit : « Ne cherchez pas à vous immiscer dans les affaires d’une charge publique qui n’est pas confiée à vos soins. »

15. Le Maître dit : « Lorsque le chef de musique Tcheu commença à exercer sa charge (dans la principauté de Lou), comme le chant final La Mouette chantant charmait et satisfaisait l’oreille ! »

16. Le Maître dit : « Je n’accepte pas pour disciple un homme ambitieux et sans droiture, ou ignorant et léger, ou peu intelligent et peu sincère. »

17. Le Maître dit : « Travaillez sans relâche à acquérir la sagesse, comme si vous aviez toujours à acquérir ; de plus, craignez de perdre ce que vous avez acquis. » Celui qui ne progresse pas chaque jour recule chaque jour.

18. Le Maître dit : « Oh ! quelle grandeur d’âme ! Chouenn et Iu ont possédé l’empire, et leur cœur ne s’y est pas attaché. »

19. Le Maître dit : « Que Iao a été un grand prince ! qu’il a fait de grandes choses ! Seul le Ciel est grand ; seul Iao lui a été semblable. L’influence de sa vertu a été sans limites ; le peuple n’a pu trouver de terme pour la nommer. Que ses mérites ont été insignes ! Que ses cérémonies, sa musique et ses lois ont été belles ! »

20. Chouenn avait cinq ministres d’État, et l’empire était bien gouverné. Ou wang (fondateur de la dynastie des Tchéou) disait : J’ai dix ministres qui m’aident à bien gouverner (Parmi eux il comptait sa femme, l’impératrice I Kiang, qui gouvernait la ville impériale). Confucius ajoute : « On dit communément que les hommes de talent sont rares. Ce dicton populaire n’est-il pas vrai (Il est vrai, puisque Chouenn n’a trouvé que cinq ministres capables, et Ou wang dix). L’époque de Iao et de Chouenn a été plus florissante que la nôtre (celle de la dynastie des Tchéou). Cependant elle ne paraît pas l’emporter par le nombre des hommes de talent. Car Chouenn n’a trouvé que cinq ministres capables ; Ou wang a trouvé une femme de talent et neuf hommes, mais pas davantage. Posséder les deux tiers de l’empire, et employer sa puissance au service de la dynastie des In, ce fut le mérite de la famille des Tcheou ; ce mérite a été très grand. »

21. Le Maître dit : « Je ne découvre aucun défaut dans l’empereur Iu. Sa nourriture et sa boisson étaient fort simples ; mais ses offrandes aux esprits étaient splendides. Ses vêtements ordinaires étaient grossiers ; mais sa robe et son bonnet de cérémonie étaient magnifiques. Son habitation et ses chambres étaient basses ; mais il donnait tous ses soins aux canaux d’irrigation. Je ne trouve aucun défaut dans l’empereur Iu. »