Les Quatre livres/Entretiens de Confucius/09

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Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 161-173).
ENTRETIENS DE CONFUCIUS


CHAPITRE IX. TZEU HAN.


1. Le Maître parlait rarement du gain, de la Providence céleste, de la vertu parfaite. Celui qui cherche sa propre utilité blesse la justice. La question de la Providence céleste est très subtile. La voie de la vertu parfaite est immense. Confucius parlait rarement de ces trois choses. Il parlait peu du gain, de peur de porter les hommes à ne désirer que des choses basses, à ne chercher que leurs propres intérêts. Il parlait peu de la Providence céleste et de la vertu parfaite, de peur d’exciter les hommes à vouloir faire des choses trop au dessus de leurs forces. Il parlait peu de gain, de peur que ces disciples ne fussent trop portés à chercher leur propre intérêt. Il parlait peu de la Providence céleste et de la vertu parfaite, parce que ses disciples n’auraient pas facilement comprit ces hautes questions.

2. Un homme du bourg Ta hiang avait dit : « Le philosophe K’oung est certainement un grand homme. Il a beaucoup de science ; mais il n’a pas ce qu’il faut pour se faire un nom (parce qu’il n’exerce aucun des six arts libéraux). » Confucius, en ayant été informé, dit : « Quel art exercerai-je ? Exercerai-je l’art de conduire une voiture ? Exercerai-je l’art du tir à l’arc ? Je me ferai conducteur de voiture. » Un conducteur de voiture est le serviteur d’autrui. Son métier est encore plus vil que celui d’archer. Le philosophe, entendant faire son éloge, répondit en s’abaissant lui-même. Ce grand sage n’avait pas réellement l’intention de se faire conducteur de voiture.

3. Le Maître dit : « Le bonnet de chanvre est conforme à l’ancien usage. A présent on porte le bonnet de soie, qui (se tisse plus facilement, et) coûte moins cher. Je me conforme à l’usage général, (qui n’a rien d’inconvenant). Anciennement, un officier saluait son prince au bas (des degrés qui conduisaient à la salle). A présent, on le salue au haut des, degrés ; c’est de l’orgueil. Contrairement à tout le monde, je m’en tiens à l’ancien usage.

4. Le Maître évitait quatre défauts : il n’avait pas de désir désordonné, ni de détermination irrévocable, ni d’opiniâtreté, ni d’égoïsme.

5. Le Maître se trouvant en péril dans le bourg de K’ouang, dit : « Wenn wang étant mort, la doctrine (la connaissance des cérémonies, des devoirs, de la musique, des lois) n’est elle pas ici (en moi) ? Si le Ciel avait voulu que la doctrine disparût de la terre, il ne me l’aurait pas confiée après la mort de Wenn wang. Le Ciel ne veut pas encore ravir la doctrine à la terre, (par conséquent il ne permettra pas que je périsse). Que peuvent me faire les habitants de K’ouang ? » Iang Hou avait exercé des cruautés dans le bourg de Kouang. Confucius extérieurement ressemblait à Iang Hou. Les habitants le cernèrent pour le prendre.

6. Le premier ministre dit à Tzeu koung : « Votre maître est-il un sage parfait ? Que d’arts lui sont familiers ! » Tzeu koung répondit : « Certainement le Ciel lui a prodigué ses dons sans mesure ; il possède à peu près la plus haute sagesse possible et, de plus, une grande habileté dans beaucoup d’arts. » Le Maître en ayant été informé, dit : « Le premier ministre me connaît il ? Quand j’étais jeune, j’étais d’un condition humble, j’ai appris plusieurs arts, qui sont choses de peu d’importance. Le sage en apprend il beaucoup ? Pas beaucoup. »

Lao dit : « Confucius disait : « J’ai cultivé les arts, parce que je n’ai pas été employé dans les charges publiques. » (Lao, disciple de Confucius. Son nom de famille était K’in, et son surnom Tzeu k’ai ou Tzeu tchang).

7. Le Maître dit : « Est ce que j’ai beaucoup de science ? Je n’ai pas de science. Mais quand un homme de la plus humble condition m’interroge, fût il très ignorant, je discute la question d’un bout à l’autre, sans rien omettre. »

8. Le Maître dit : « Je ne vois ni phénix arriver, ni dessin sortir du fleuve. C’en est fait de moi (de ma doctrine). » Le phénix est un oiseau qui annonce les choses futures. Au temps de Chouenn, il a été apporté et offert en présent à ce prince. Au temps de Wenn wang, il a chanté sur le mont K’i. Le dessin sorti du fleuve est un dessin qui est sorti du Fleuve ]aune sur le dos d’un cheval dragon au temps de Fou hi. Le phénix et le dessin sorti du fleuve ont annoncé les règnes d’empereurs très sages. Confucius dit : « Il ne paraît aucun présage annonçant le règne d’un empereur très sage ; un tel empereur ne viendra donc pas. Quel empereur se servira de moi pour enseigner le peuple ? C’en est fait de ma doctrine ; elle ne sera pas mise en pratique. »

9. Lorsque le Maître voyait un homme en deuil, ou un magistrat en costume officiel, ou un aveugle, fût ce un homme moins âgé que lui, aussitôt (par commisération ou par honneur) il se levait (s’il était assis), ou il passait vite.

10. Ien Iuen disait avec un soupir d’admiration : « Plus je considère la doctrine du Maître, plus je la trouve élevée ; plus je la scrute, plus il me semble impossible de la comprendre entièrement ; je crois la voir devant moi, et soudain je m’aperçois qu’elle est derrière moi (je n’arrive pas à la saisir). Heureusement le Maître enseigne avec ordre et méthode, et dirige les hommes avec habileté. Il augmente mes connaissances en m’expliquant les raisons des choses, et il règle ma conduite en m’enseignant mes devoirs. Quand même je voudrais m’arrêter, je ne le pourrais. Mais, après que j’ai épuisé toutes mes forces, il reste toujours, (dans la doctrine du maître), quelque chose qui semble se dresser devant moi comme une montagne, qu’il m’est impossible de gravir. »

11. Le Maître étant gravement malade, Tzeu Iou engagea les disciples (de Confucius) à lui servir d’intendants (comme si leur maître exerçait encore une charge importante, et à lui préparer de pompeuses funérailles, comme à un haut dignitaire). Le mal ayant un peu diminué, (Confucius qui jusque là était sans connaissance, revint à lui, et voyant ce que Tzeu lou lui avait fait), Confucius dit : « Il y a longtemps que Iou use de faux semblants. je n’ai pas (et je ne dois pas avoir) d’intendants, et cependant je suis comme si j’en avais. Puis je tromper quelqu’un par cette ruse ? Espéré je tromper le Ciel ? D’ailleurs, ne m’est il pas préférable de mourir entre les mains de mes disciples qu’entre les mains d’intendants ? Et quand même je n’aurais pas un pompeux enterrement, (peu importe) ; resterai-je sans sépulture, comme un homme qui meurt dans un chemin ? »

12. Tzeu koung dit à Confucius : « S’il y avait ici une belle pierre précieuse, la mettriez vous dans un coffre, et la tiendriez vous cachée, ou bien chercheriez-vous un acheteur qui en donnât un prix élevé ? » Le Maître répondit : « Je la vendrais, certainement je la vendrais ; mais j’attendrais qu’on m’en offrît un prix convenable. » Tzeu koung adressa à Confucius cette double question, parce qu’il voyait un homme doué de tant de vertus n’exercer aucune charge. Confucius répondit qu’il fallait vendre la pierre précieuse ; mais qu’il ne convenait pas d’aller chercher les acheteurs. Le sage est toujours disposé à accepter et à exercer une charge ; mais il veut que les principes soient observés. Il attend une invitation régulière, comme la pierre précieuse attend les offres d’un acheteur.

13. Le Maître aurait voulu aller vivre au milieu des neuf tribus de barbares qui sont à l’orient (le long des côtes de la Mer Jaune). Quelqu’un lui dit : « Ils sont grossiers ; convient il de vivre parmi eux ? » Il répondit : « Si un homme sage demeure au milieu d’eux, (il changera leurs mœurs), qu’auront ils encore de grossier ? » Confucius, voyant que ses enseignements étaient infructueux, aurait désiré quitter l’empire chinois et se retirer dans une contrée étrangère. Il lui échappait, malgré lui, des gémissements par lesquels il manifestait comme le désir de vivre au milieu des neuf tribus des barbares orientaux. Il disait de même qu’il aurait désiré se confier à la mer sur un radeau (et se retirer dans une île déserte). Il n’avait pas réellement le dessein d’aller habiter au milieu des barbares dans l’espoir de les civiliser.

14. Le Maître dit : « Depuis que je suis revenu de la principauté de Wei dans celle de Lou, (par mes soins) la musique a été corrigée, les odes des parties du Cheu king qui sont intitulées Ia et Soung ont été remises en ordre. »

15. Le Maître dit : « Hors de la maison, remplir mes devoirs envers les grands et les ministres d’État ; à la maison, remplir mes devoirs envers mes parents et ceux de mes frères qui sont plus âgés que moi ; observer le mieux possible toutes les prescriptions du deuil ; éviter l’ivresse ; ces quatre mérites se trouvent ils en moi ? »

Le philosophe, pour instruire les autres en s’abaissant lui-même, dit : « C’est au prix de grands efforts et à grand’peine que j’accomplis ces quatre choses. »

16. Le Maître se trouvant au bord d’un cours d’eau dit : « Tout passe comme cette eau ; rien ne s’arrête ni jour ni nuit. » Le philosophe, pour instruire les autres en s’abaissant lui-même, dit : « C’est au prix de grands efforts et à grand’peine que j’accomplis ces quatre choses. »

16. Le Maître se trouvant au bord d’un cours d’eau dit : Tout passe comme cette eau ; rien ne s’arrête ni jour ni nuit. Le sage imite ce mouvement continuel de l’eau et de toute la nature. Il ne cesse de se faire violence, jusqu’à ce qu’il arrive au sommet de la perfection.

17. Le Maître dit : « Je n’ai pas encore rencontré un homme qui aimât la vertu autant que l’éclat extérieur. » L’histoire raconte que, Confucius se trouvant dans la principauté de Wei, le prince Ling, porté sur une même voiture avec sa femme, fit monter Confucius sur une seconde voiture, et, pour frapper les regards, lui fit traverser la place publique. Le philosophe trouva ce procédé de très mauvais goût et dit à cette occasion les paroles qui viennent d’être citées.

18. Le Maître dit : « Si, après avoir entrepris d’élever un monticule, j’abandonne mon travail, quand il ne manquerait qu’un panier de terre, il sera vrai de dire que j’ai abandonné mon entreprise. Si, après avoir commencé à faire un remblai, je continue mon travail, quand même je ne mettrais qu’un panier de terre, mon entreprise avancera. » Si le disciple de la sagesse fait sans cesse des efforts, même en recueillant peu à la fois, il amassera beaucoup ; mais s’il s’arrête à moitié chemin, il perdra tout le fruit du travail qu’il a déjà accompli.

19. Le Maître dit : « Un homme qui, dès qu’il avait reçu un enseignement utile, le mettait en pratique avec ardeur, c’était Houei (Ien Iuen). »

20. Le Maître parlant de Ien Iuen, disait : « Oh ! que sa perte est regrettable ! je l’ai toujours vu progresser, jamais s’arrêter. »

21. Le Maître dit : « Il est parfois des moissons qui n’arrivent pas à fleurir ; il en est aussi qui, après avoir fleuri, n’ont pas de grain. » Ainsi en est-il des hommes qui s’adonnent à l’étude de la sagesse, s’ils ne sont pas persévérants.

22. Le Maître dit : « Nous devons (nous efforcer de faire sans cesse de nouveaux progrès dans la vertu, et) prendre garde que les jeunes gens n’arrivent à nous surpasser. Qui sait si (moyennant des efforts), ils ne parviendront pas à égaler les hommes de notre temps ? A l’âge de quarante ou cinquante ans, s’ils ne se sont pas encore signalés par leur vertu, il n’y aura plus lieu d’avoir la même crainte, (car ils ne pourront plus atteindre la perfection). »

23. Le Maître dit : « Peut on fermer l’oreille à un avis juste et sincère ? Mais l’essentiel c’est de se corriger. Un avis donné doucement et adroitement peut il déplaire ? Mais il faut surtout le méditer. je n’ai rien à faire d’un homme qui aime les avis, mais ne les médite pas, qui prête l’oreille, mais ne se corrige pas. »

24. Le Maître dit : « On peut enlever de force à une armée de trois légions son général en chef ; il est impossible d’arracher de force au moindre particulier sa détermination de pratiquer la vertu. »

25. Le Maître dit : « Iou (Tzeu lou) est homme à ne pas rougir de se trouver vêtu d’une tunique de toile usée au milieu d’hommes vêtus de fourrures de renard et de martre. (On peut lui appliquer ces deux vers du Cheu king) : Celui qui ne fait tort à personne et n’est pas cupide, ne sera-t-il pas bon envers tout le monde ? » Tzeu lou, flatté de cet éloge, répétait sans cesse les deux vers du Cheu king. Confucius dit : « Ces deux choses (n’être ni injuste ni cupide), suffisent elles pour être parfaitement bon (vertueux) ? »

26. Le Maître dit : « C’est seulement quand le froid de l’hiver est arrivé, qu’on s’aperçoit que le pin et le cyprès perdent leurs feuilles après tous les autres arbres. » Le froid de l’hiver est l’image d’une époque de trouble. La persistance du feuillage est l’image de la volonté ferme et constante du sage. Quand la tranquillité règne, l’homme vulgaire pourra ne pas se distinguer de l’homme sage. C’est seulement au milieu des avantages ou des désavantages apportés par une révolution, qu’on reconnaît la constance du sage.

27. Le Maître dit : « Un homme éclairé et prudent n’hésite pas ; un homme parfait est exempt de soucis ; un homme courageux n’a pas peur. »

28. Le Maître dit : « On doit faire avancer son disciple graduellement ; à celui à qui on doit permettre seulement d’étudier avec le maître, on ne doit pas encore permettre d’entrer dans la voie de la vertu ; à celui à qui l’on doit permettre seulement d’entrer dans la voie de la vertu, on ne doit pas encore permettre de s’y fixer solidement ; à celui à qui l’on doit seulement permettre de s’affermir dans la vertu, on ne doit pas encore permettre de décider si une loi générale oblige ou non dans tel cas particulier. »

29. (Un ancien chant disait) : « Le cerisier sauvage lui-même agite ses fleurs (comme s’il avait du sentiment). Comment ne penserais je pas à vous ? Mais vous demeurez loin d’ici. » Le Maître, après avoir cité cette strophe, disait : « Les hommes ne pensent pas à la vertu. Ont-ils à surmonter la difficulté de la distance ? »