Les Quatre livres/Entretiens de Confucius/11

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Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 185-198).
ENTRETIENS DE CONFUCIUS



CHAPITRE XI. SIEN TSIN.


1. Le Maître dit : En ce qui concerne l’urbanité et la musique, les anciens passent pour des hommes peu civilisés, et les modernes, pour des hommes sages. Dans la pratique, j’imite les anciens. Confucius appelle anciens les hommes qui vivaient au temps de Wenn wang, de Ou wang, de Tch’eng wang et de K’ang wang ; et modernes, ceux qui vivaient dans les derniers temps de la dynastie des Tcheou. Chez les anciens, l’urbanité et la musique étaient parfaites et pour le fond et pour la forme. Au temps de Confucius, elles étaient considérées comme trop simples, et les anciens eux mêmes passaient pour des hommes grossiers. Plus tard, l’urbanité et la musique eurent plus d’apparence que de réalité. Néanmoins, au temps de Confucius, elles étaient considérées comme parfaites pour le fond et pour la forme, et les modernes passaient pour des sages.

2. Le Maître dit : « De tous les disciples qui m’ont accompagné, (et ont partagé mes périls et mes souffrances), dans les principautés de Tch’enn et de Ts’ai, aucun ne fréquente plus mon école. Ien Houei, Min Tzeu k’ien, Jen Pe gniou et Tchoung koung étaient remarquables par leurs vertus ; Tsai Ngo et Tzeu koung, par leur habileté à parler ; Jen Iou et Ki Lou, par leur habileté à gouverner ; Tzeu iou et Tzeu hia, par leur habileté dans les lettres et leur érudition. » Les uns étaient dans leurs foyers, les autres, dans les charges ; les uns vivaient encore, les autres étaient morts.

3. Le Maître dit : « Houei ne m’excitait pas à parler ; il était content de tout ce que je disais. » Il n’avait jamais ni doute ni difficulté et n’interrogeait pas son maître. Comment l’aurait il excité à discourir ?

4. Le Maître dit : « Que Min Tzeu k’ien était remarquable par sa piété filiale ! Les étrangers n’en parlent pas autrement que son père, sa mère et ses frères (tout le monde s’accorde à le louer). »

5. Nan Ioung, (pour se souvenir qu’il fallait parler avec circonspection), répétait souvent ces mots du Cheu king : La tablette blanche (peut être polie et ses défauts disparaîtront). Confucius lui donna en mariage la fille de son frère.

6. Ki K’ang tzeu demanda à Confucius lequel de ses disciples s’appliquait de tout son cœur à l’étude de la sagesse. Le Maître répondit : « Ien Houei s’y appliquait de tout son pouvoir. Malheureusement il a peu vécu. A présent personne ne l’égale. »

7. Ien Iuen étant mort, Ien Lou, (son père, qui était pauvre), demanda la voiture de Confucius, afin d’en employer le prix à acheter un second cercueil au défunt. Le Maître répondit : « Aux yeux d’un père, un fils est toujours un fils, qu’il ait du talent ou non. Quand (mon fils) Li est mort, il a eu un cercueil, mais pas de second cercueil pour contenir et protéger le premier. Je ne suis pas allé à pied, afin de lui procurer un second cercueil. Comme je viens immédiatement après les grands préfets, il ne convient pas que j’aille à pied. » Li, nommé aussi Pe iu, était le fils de Confucius. Il mourut avant son père. Confucius dit que Li, bien qu’inférieur à Ien Iuen en talents et en vertus, était cependant son fils, comme Ien Iuen était le fils de Ien Lou. A cette époque, Confucius n’exerçait plus aucune charge ; mais il avait encore rang parmi les grands préfets. Par modestie, il dit qu’il vient après eux.

8. Ien Iuen étant mort, le Maître dit : « Hélas ! le Ciel m’a ôté la vie ! le Ciel m’a anéanti ! »

9. Le Maître pleura amèrement la mort de Ien Iuen. Ses disciples lui dirent : « Maître, votre douleur est excessive. » Il répondit : « Ma douleur est elle excessive ? S’il y a lieu d’éprouver jamais une grande affliction, n’est ce pas après la perte d’un tel homme ? »

10. Ien Iuen étant mort, les disciples de Confucius voulurent faire de grands frais pour sa sépulture. Le Maître dit : « Cela ne convient pas, (parce qu’il était pauvre). » Les disciples l’enterrèrent néanmoins à grands frais. Le Maître dit : « Houei (Ien Iuen) me considérait comme son père ; moi, je n’ai pu le traiter comme mon fils, c’est à dire l’enterrer pauvrement comme mon fils Li. Ce n’est pas moi qui en suis la cause, mais ces quelques disciples. »

11. Ki lou (Tzeu lou) interrogea Confucius sur la manière d’honorer les esprits. Le Maître répondit : « Celui qui ne sait pas remplir ses devoirs envers les hommes, comment saura-t-il honorer les esprits ? » (Tzeu lou reprit) : « Permettez moi de vous interroger sur la mort. » Le Maître répondit : « Celui qui ne sait pas ce que c’est que la vie, comment saura-t-il ce que c’est que la mort ? » Le philosophe Tch’eng dit : « Celui qui sait ce que c’est que la vie, sait ce que c’est que la mort. Celui qui remplit parfaitement ses devoirs envers ses supérieurs, remplit parfaitement ses devoirs envers les esprits. »

12. Un jour Min tzeu se tenait auprès de Confucius avec un air ferme et affable, Tzeu lou, avec l’air d’un homme brave et audacieux, Jen Iou et Tzeu koung, avec un air sérieux. Le Maître était content (de voir cette fermeté qui paraissait dans leur maintien). « Un homme comme Iou, dit-il, ne peut mourir de mort naturelle. » (Tzeu lou périt en combattant sous les murs de Ts’i tch’eng, à présent Ts’i tch’ent ts’uenn, situé à huit kilomètres au nord de K’ai tcheou, dans le sud du Tcheu li. On y voit encore sa tombe).

13. Les ministres de la principauté de Lou voulaient reconstruire à neuf le magasin appelé Tch’ang fou. Min Tzeu k’ien dit : « Si l’on réparait l’ancien bâtiment, ne serait ce pas bien ? Est il nécessaire d’élever une nouvelle construction ? » Le Maître dit : « Cet homme ne parle pas à la légère ; quand il parle, il parle très bien. »

14. Le Maître dit : « Pourquoi la guitare de Iou (Tzeu lou) se fait-elle entendre dans mon école ? » Les disciples de Confucius, (ayant entendu ces paroles), conçurent du mépris pour Tzeu lou. Le Maître leur dit : « Iou est déjà monté au temple de la sagesse ; mais il n’a pas encore pénétré dans le sanctuaire. » Tzeu lou était d’un caractère raide et impétueux. Les sons de sa guitare imitaient les cris que poussent les habitants des contrées septentrionales au milieu des combats et des massacres. Le philosophe l’en reprit, en disant : « Dans mon école, le juste milieu et l’harmonie forment la base de l’enseignement. La guitare de Iou manque tout à fait d’harmonie. Pourquoi se fait elle entendre dans mon école ? » Les disciples de Confucius ayant entendu ces paroles, ne témoignèrent plus aucune estime à Tzeu lou. Le Maître, pour les tirer d’erreur, leur dit : « Tzeu lou, dans la voie de la sagesse, a déjà atteint une région pure, spacieuse, élevée, lumineuse ; seulement, il n’a pas encore pénétré profondément dans les endroits les plus retirés et les plus secrets. Parce qu’il manque encore une chose à sa perfection, on ne doit pas le mépriser. »

15. Tzeu koung demanda lequel des deux était le plus sage, de Cheu (Tzeu tchang) ou de Chang (Tzeu hia). Le Maître répondit « Cheu va au delà des limites ; Chang reste en deçà. » Tzeu koung reprit : « D’après cela, Cheu l’emporte-t-il sur Chang ? » Le Maître répondit : « Dépasser les limites n’est pas un moindre défaut que de rester en deçà. »

16. Ki était devenu plus riche que ne l’avait été Tcheou koung. Cependant, K’iou (Jen lou) levait pour lui des taxes, et augmentait encore son opulence. Le Maître dit : « Jen Iou n’est plus mon disciple. Mes chers enfants, battez le tambour, (dénoncez hautement sa conduite), et attaquez-le, vous ferez bien. »

17. Confucius dit : « Tch’ai (Tzeu kao) est peu instruit, Chenn (Tseng tzen) peu perspicace, Cheu (Tzeu tchang) plus soucieux d’une belle apparence que de la vraie vertu ; Iou n’est pas assez poli. »

18. Le Maître dit : « Houei avait presque atteint la plus haute perfection. Il était ordinairement dans l’indigence, (et n'en éprouvait aucune peine). Seu (Tzeu tchang) ne s’abandonne pas à la Providence ; il amasse des richesses ; mais il est judicieux »

19. Tzeu tchang interrogea Confucius sur la vertu de ceux qui sont naturellement bons. Le Maître répondit : « Ils ne marchent pas sur les traces des sages (puisqu'ils ne connaissent même pas leurs préceptes) ; ils n'entreront pas dans le sanctuaire de la sagesse. »

20. Le Maître dit : « De ce qu’un homme fait des dissertations solides sur la vertu, on ne doit pas juger aussitôt qu’il est vertueux. Il faut examiner s’il est vraiment un sage, ou s’il en a seulement l’apparence. »

21. Tzeu lou dit à Confucius : « Quand je reçois un enseignement utile, dois je le mettre en pratique immédiatement ? » Le Maître répondit : « Vous avez encore votre père et des frères plus âgés que vous (vous devez les consulter, avant de rien faire). Conviendrait il de mettre aussitôt à exécution tout ce que vous apprenez d’utile ? » Jen Iou demanda aussi s’il devait mettre en pratique sans retard tout ce qu’il apprenait de bon. Le Maître répondit : « Faites le tout de suite. » Koung si Houa dit : « Iou a demandé s’il devait mettre aussitôt à exécution tout ce qu’il apprenait d’utile à faire. Le Maître lui a répondu qu’il avait encore son père et des frères plus âgés que lui. K’iou a adressé la même question dans les mêmes termes. Le Maître a répondu qu’il devait mettre en pratique sur le champ ce qu’il apprenait de bon. Moi, Tch’eu, je suis dans l’incertitude (je ne vois pas comment ces deux réponses s’accordent entre elles) ; j’ose vous prier de me l’expliquer. » Confucius dit « K’iou (naturellement timide) n’ose pas avancer ; je l’ai poussé en avant. Iou a autant d’ardeur et de hardiesse que deux ; je l’ai arrêté et tiré en arrière. »

22. Le Maître avait couru un grand danger dans le bourg de K’ouang. Ien Iuen était resté en arrière. Confucius lui dit : « Je vous croyais mort. » Ien Iuen répondit : « Quand vous vivez encore, comment me serais je permis de m’exposer à la mort, (en me jetant au milieu de la mêlée ? Ne devais-je pas prendre tous les moyens de sauver ma vie, afin de recevoir encore vos enseignements) ? »

23. Ki Tzeu jen demanda à Confucius si Tzeu lou et Jen Iou avaient les talents nécessaires pour être de grands ministres. Le Maître répondit : « Je pensais que vous alliez me parler d’hommes extraordinaires, et vous me parlez de Iou et de K’iou. Un grand ministre est celui qui sert son prince selon les règles de la justice, et qui se retire dès qu’il ne peut plus le faire. Iou et K’iou peuvent remplir d’une manière ordinaire les fonctions de ministres. » Ki Tzeu jen ajouta : « Seront ils obéissants à leurs maîtres ? » Confucius répondit : « (Bien qu’ils ne soient pas d’une vertu extraordinaire), leur obéissance n’ira pas jusqu’à tremper dans un parricide ou un régicide. » Ki Tzeu jen était fils de Ki P’ing tzeu et frère puîné de Ki Houan tzeu. Il croyait que sa famille avait beaucoup gagné en attirant à son service Tzeu lou et Jen Iou. Ki Houan tzeu était le chef de la famille Ki. (Voir Ch. III, 1, 2 et 6.)

24. Tzeu lou avait nommé Tzeu kao gouverneur de la ville de Pi. Le Maître dit : « C’est faire grand tort à ce jeune homme et à son père. » (Tzeu kao avait beaucoup de talent, mais il n’avait pas encore étudié). Tzeu lou répondit : « Il est chargé de diriger le peuple et les officiers, d’honorer les esprits qui président à la terre et aux moissons. Pour qu’il soit censé avoir appris l’art de gouverner, est il nécessaire qu’il étudie les livres ? » Le Maître répliqua : « Je hais ces beaux parleurs. »

25. Le Maître dit à Tzeu lou, à Tseng Si, à Jen Iou et à Koung si Houan, qui étaient assis à ses côtés : « Parlez moi franchement, sans considérer que je suis un peu plus âgé que vous. Laissés dans la vie privée, vous vous dites : « Les hommes ne me connaissent pas (s’ils connaissaient mes talents, ils me confieraient une charge). » Si les hommes vous connaissaient, que feriez vous ? » (Tseung Si, nommé Tien, était le père de Tseng tzeu).

Tzeu lou se hâta de répondre : « Supposons qu’une principauté, possédant mille chariots de guerre, soit tenue comme en servitude entre deux principautés voisines très puissantes ; que, de plus, elle soit envahie par une armée nombreuse ; qu’ensuite les grains et les légumes viennent à lui manquer ; si j’étais chargé de la gouverner, en trois ans, je pourrais inspirer du courage aux habitants, et leur faire aimer la justice. Le Maître sourit.

« Et vous, K’iou, dit-il, que feriez vous ? » Jen Iou répondit : « Si j’avais à gouverner un petit pays de soixante à soixante dix stades, ou de cinquante à soixante, en trois ans, je pourrais mettre le peuple dans l’aisance. Pour ce qui concerne les cérémonies et la musique, j’attendrais la venue d’un sage. »

(Confucius dit) : « Vous, Tch’eu, que feriez vous ? » Koung si Houa répondit : « Je ne dis pas que j’en sois capable, mais je désirerais l’apprendre. Je désirerais, portant la tunique noirâtre et le bonnet noir, remplir l’office de petit aide dans les cérémonies en l’honneur des ancêtres, et, dans les réceptions à la cour impériale, soit quand les princes s’y réunissent tous ensemble, soit quand ils y sont appelés dans une circonstance particulière. »

(Confucius dit) : « Vous, Tien, que feriez vous ? » Tseng Si cesse de toucher sa guitare ; mais les cordes vibrent encore. Il la dépose, se lève, et répond : « Je ne partage pas les aspirations des trois autres disciples. » Le Maître dit : Quel mal y a-t-il ? Chacun peut exprimer son sentiment. Tseng Si reprit : « A la fin du printemps, quand les vêtements de la saison sont achevés, aller avec cinq ou six jeunes gens de vingt ans ou plus, avec six ou sept autres un peu moins âgés, me laver les mains et les pieds à la source tiède de la rivière I, respirer l’air frais sous les arbres de Ou iu, chanter des vers, et revenir ; voilà ce que j’aimerais. » Le Maître dit en soupirant : « J’approuve le sentiment de Tien. »

Quand les trois autres disciples se furent retirés, Tseng Si, resté seul, dit : « Que faut il penser de ce qu’ont dit ces trois disciples ? » Le Maître répondit : « Chacun d’eux a exprimé son sentiment, et voilà tout. » Tseng Si dit : « Pourquoi le Maître a-t-il souri, après avoir entendu Iou ? » Le Maître répondit : « Celui qui gouverne un État doit montrer de la modestie. Le langage de Iou n’a pas été modeste. Voilà pourquoi j’ai souri. »

Tseng Si dit : « K’iou n’a-t-il pas aussi parlé du gouvernement d’un État (Pourquoi sa réponse ne vous a-t-elle pas fait sourire) ? » Confucius répondit : « Existe-t il un domaine féodal de soixante à soixante dix stades, ou de cinquante à soixante stades qui ne soit pas un État, une principauté (Sans doute, K’iou a parlé d’un État, mais pas avec la même suffisance que Tzeu Lou) ? » Tseng si dit : « Tch’eu n’a t il pas aussi parlé du gouvernement d’un État ? » Confucius répondit : « Les offrandes aux ancêtres des princes, les réunions soit particulières soit générales des princes, qui concernent elles, si ce n’est les princes ? » (Tch’eu a donc parlé du gouvernement d’un État, mais il l’a fait avec modestie ; car) si Tch’eu n’est qu’un petit assistant, qui pourra être grand assistant ? »