Les Récits de la muse populaire/02

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LES RÉCITS


DE


LA MUSE POPULAIRE.




LA FILEUSE.[1]




I. — LE GOUBELINO.

Notre diligence venait de s’arrêter devant la maison de relais, et le postillon frappait avec le manche de son fouet à la porte de l’écurie, où tout semblait dormir.

— Eh bien ! c’est comme ça que le Normand nous attend ? criait-il ; hé ! grand saint lâche, comptes-tu nous laisser geler ici ?

La demande était d’autant plus permise, qu’à notre départ de Paris le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro, et qu’il avait dû baisser encore depuis. La terre était couverte de neige ; un vent mêlé de verglas fouettait notre voiture, où le froid se faisait sentir d’autant plus cruellement que nous n’étions que deux voyageurs. Arraché à ma somnolence par les cris du postillon, j’abaissai avec précaution une des glaces rendue opaque par les cristallisations de la neige, et je hasardai ma tête hors de la portière.

— Où sommes-nous, postillon ? demandai-je.

— À Troissereux, monsieur, répondit-il.

— Combien de lieues encore jusqu’à Boulogne ?

Une espèce de grognement, qui partit du fond de la diligence, m’empêcha d’entendre la réponse. C’était mon compagnon de route, que l’air piquant du dehors venait de réveiller en sursaut.

— Eh bien ! s’écria-t-il tout à coup avec un accent provençal des mieux timbrés, qui donc ouvre là ? Dieu me damne ! monsieur, avez-vous l’intention de vous chauffer au clair de lune ?

Je relevai la vitre en m’excusant ; le Provençal frissonna de tout son corps.

— Quel temps ! reprit-il ; autant vaudrait une campagne de Russie ! et penser que dans mon pays ils se promènent maintenant en veste de nankin avec une rose à la boutonnière ! Vous croyez avoir ici un soleil, vous autres, ce n’est pas même une lanterne. Pour connaître la vie, il faut habiter le midi ; il faut voir ses vignes, sa chasse aux ortolans, ses fabriques de savon, ses femmes. Ah ! quelle contrée des dieux, monsieur ! Aussi nous avons à Marseille un antiquaire qui a prouvé que le pommier du paradis terrestre devait être planté entre la Camargue et Tarascon.

Je fis observer que l’on pouvait s’étonner, dans ce cas, qu’il n’y eût laissé aucune repousse. — Eh ! que voulez-vous ? dit plaisamment mon compagnon, Adam n’aura point su qu’il fallait garder les pépins.

Je ne pus m’empêcher de sourire. La prétention de l’antiquaire marseillais n’avait rien, du reste, qui dût surprendre. Un ami de Latour d’Auvergne, Le Brigand, n’avait-il pas réclamé le même honneur pour sa province, en concluant, des noms mêmes de nos premiers parens, que dans le paradis terrestre on parlait bas-breton[2] ! Un autre savant celtomane avait placé l’Éden dans le département de l’Yonne, en se fondant sur le nom d’une des villes, Avallon, qui, en celto-gomerite, signifie pomme[3] ! Plaisantes imaginations que nous pouvons railler, mais qui semblent l’expression naïve de nos plus intimes instincts. Qui de nous, en effet, ne trouve aux lieux où il est né un charme mystérieux qui les distingue de tous les autres ? En y respirant ces restes de parfums qui ne s’exhalent point ailleurs, comment ne pas croire que là était autrefois le séjour particulier de la paix, de l’innocence et de la joie ? Chacun de nous, hélas ! a derrière lui un paradis terrestre d’où il a été chassé, comme notre premier père, par ce triste archange auquel les hommes ont donné le nom d’expérience.

Ces réflexions, qui traversaient lentement mon cerveau engourdi, m’avaient fait oublier mon compagnon de route, qui continuait son dithyrambe provençal. Il y mettait naturellement ce beau désordre que Boileau signale comme un effet de l’art, car l’improvisation méridionale a de continuels changemens de niveau : ce n’est pas un fleuve, ce sont des cascades. Ajoutez que les idées semblent avoir de l’accent comme la voix : elles vous rappellent toujours l’histoire du perruquier de Sterne, qui, pour affirmer qu’une boucle de cheveux ne se défriserait point, s’écriait qu’on pouvait la tremper dans le grand Océan ; mais, sous cette enflure bruyante, il y a quelquefois l’original ou le grandiose, presque toujours la couleur et le mouvement.

J’appris bientôt (sans avoir eu l’embarras de faire une seule question) que mon compagnon de voyage était un de ces missionnaires du commerce qui ont réalisé le symbole du Mercure volant, et courent, une trousse d’échantillons à la main, à la conquête du monde. Pour le moment, le Provençal se bornait à la conquête de la France septentrionale, où il s’occupait, selon son expression, d’écouler des vins et des huiles. Je sus, par sa conversation, qu’il avait parcouru, pendant dix ans, les moindres villages de la Provence, du Languedoc, du Dauphiné et des pays basques. Mon voyageur était un de ces esprits ouverts et actifs, jamais à court d’expédiens, et qui, sachant le fond de la vie comme Figaro savait le fond de la langue anglaise, se tirent toujours d’embarras à force de bonne volonté. Ses incessantes pérégrinations l’avaient parfois rapproché d’hommes de savoir ou d’expérience, et il en avait retenu quelque chose ; on sentait par instans que le morceau d’argile avait habité avec des roses !

Après m’avoir parlé de son commerce, des troubadours, de la Cannebière, il fit un de ces soubresauts, qu’il prenait pour des transitions, et se mit à me raconter ce qui lui était arrivé la veille à Beaumont. Il y avait rencontré une douzaine de ces comédiens ambulans, qui exploitent nos bourgades, sans cesse arrêtés par la faim et chassés par les dettes ; derniers bohémiens de la civilisation, qui continuent au XIXe siècle le Roman comique de Scarron, traitant la vie comme Scapin traitait son maître, avec force lazzis et coups de bâton. La troupe foraine avait annoncé Robert-le-Diable. Le public était réuni, les cinq musiciens amateurs attendaient à leurs pupitres, et la duègne, préposée au bureau de location, venait de rejoindre ses camarades pour se transformer en nonne de Sainte-Rosalie, lorsque deux huissiers étaient arrivés d’Allonne avec un jugement de saisie et de prise de corps. Le directeur, subitement averti, avait quitté le trou du souffleur en s’écriant, comme un héros trop célèbre : Sauvons la caisse ! Il avait vivement attelé le fourgon, et s’était enfui avec toute la troupe en costume moyen-âge, oubliant derrière lui le mémoire de l’aubergiste, mais emportant la recette. Ce départ précipité avait empêché mon compagnon de se lier plus intimement avec la jeune Dugazon, qu’il avait reconnue pour une de ses compatriotes. Le récit du voyageur, émaillé de loin en loin de quelques-unes de ces exagérations provençales, qui sont à la gasconnade ce que le poème épique est au fabliau, m’avait d’abord amusé ; mais insensiblement la fatigue et le froid reprirent le dessus, et je cessai d’écouter. Bientôt le méridional, vaincu lui-même, s’enveloppa la tête dans son manteau, cacha ses pieds sous les coussins de la banquette, et s’assoupit en grelottant.

L’heure ordinaire du repos était également venue pour moi, et les habitudes sont des créanciers qu’on ne peut ajourner impunément. Endormi par la fatigue et réveillé par le froid, je restais flottant entre deux influences contraires. La diligence avançait lentement avec des intermittences de haltes et d’efforts qui exaspéraient ma gêne jusqu’à la souffrance. J’apercevais vaguement, à travers le vitrage glacé, des buissons chargés de neige bordant la route comme des fantômes accroupis, des arbres qui dressaient à chaque carrefour leurs rameaux noirs semblables à des bras de gibets, de grandes friches auxquelles la neige, entrecoupée de bruyères encore vertes, donnait l’aspect d’un cimetière à l’heure où les morts viennent étendre leurs linceuls sur les tombes. Le tintement des clochettes de l’attelage, le bourdonnement de la voiture vide et ébranlée par les cahots, les grincemens des essieux fatigués, formaient je ne sais quelle harmonie pénible et monotone qui ajoutait à l’effet de ces lugubres images. Tout à coup la voix du postillon s’éleva dans la nuit. Le chant de cet homme, que je ne voyais pas et qui semblait venir d’en haut, complétait, pour ainsi dire, mon hallucination. Il psalmodiait d’un accent plaintif et prolongé une de nos traditions villageoises, espèces de sagas inédites dont chaque jour emporte un lambeau avec les vieilles mœurs et les vieilles crédulités. C’était l’histoire d’une de ces filles-fées condamnées à subir, pendant certaines heures, une métamorphose qui la laissait sans défense et sans pouvoir. La fable et l’air avaient bercé ma première enfance ; tous deux m’arrivaient à travers mon demi-sommeil sans l’interrompre : c’était comme un lointain écho du passé, et ma mémoire achevait d’elle-même les mots et les modulations commencés.

Celles qui vont au bois, c’est la fille et la mère ;
L’une s’en va chantant, l’autre se désespère
— Qu’avez-vous à pleurer, Marguerite, ma chère ?

— J’ai un grand ire au cœur qui me fait pâle et triste ;
Je suis fille sur jour et la nuit blanche biche,
La chasse est après moi par haziers et par friches.

Et de tous les chasseurs le pie, ma mèr’, ma mie,

C’est mon frère Lyon ; vite, allez, qu’on lui die
Qu’il arrête ses chiens jusqu’à demain ressie.

— Arrête-les, Lyon, arrête, je t’en prie !
Trois fois les a cornés sans que pas un l’ait ouïe ;
La quatrième fois, la blanche biche est prie.

— Mandons le dépouilleur, qu’il dépouille la bête.
Le dépouilleur a dit : — Y a chose méfaite !
Elle a sein d’une fille et blonds cheveux sur tête.

Quand ce fut pour souper : — Que tout l’mond’ vienne vite,
Et surtout, dit Lyon, faut ma sœur Marguerite ;
Quand je la vois venir, ma vue est réjouite.

— Vous n’avez qu’à manger, tueur de pauvres filles,
Ma tête est dans le plat et mon cœur aux chevilles,
Le reste de mon corps devant les landiers grille.

Le bras du dépouilleur est rouge jusqu’à l’aisène ;
Dans le sang que ma mère avait mis dans nos veines,
J’ai laissé boir’ mes chiens comme à l’eau des fontaines.

Pour un malheur si fier, je ferai pénitence,
Serai pendant sept ans sans mettr’ chemise blanche,
Et j’aurai sous l’épin’, pour toit, rien qu’une branche[4].

Cette étrange poésie, en me reportant à mes souvenirs d’enfance, m’en rendait peu à peu toutes les sensations. À mesure que le malaise et le sommeil obscurcissaient mes perceptions, le monde fantastique au milieu duquel mes premières années s’étaient écoulées, et que l’expérience avait plus tard effacé, reparaissait comme ces milliers d’étoiles qui émergent dans l’espace à mesure que la nuit s’épaissit. Le chant du postillon avait cessé : chaque fois que je rouvrais les yeux, il me semblait entrevoir, dans la campagne, des formes singulières, entendre d’inexplicables rumeurs. Toutes les visions dont l’imagination populaire peuple la nuit de Noël flottaient autour de moi sans se dessiner nettement ; je me trouvais dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, ne pouvant distinguer au juste le fait de la pensée.

Tout à coup une ombre intercepta la lueur qui filtrait à travers le vitrage de la portière ; une silhouette bizarre s’y dessina un instant, puis disparut avec un rire frêle et strident. J’avais redressé la tête, cherchant à me rendre compte de la réalité de cette apparition, quand elle se montra à l’autre portière et fit entendre le même éclat de rire. Mon compagnon, réveillé en sursaut, demanda ce qu’il y avait. La diligence venait de s’arrêter ; je baissai vivement la glace et j’avançai la tête au dehors. Le postillon était debout sur son marchepied, retenu de la main gauche à la courroie, le bras droit levé et tout le corps penché en avant, comme s’il eût suivi du regard quelque chose qui venait de disparaître dans la nuit. Je l’appelai.

— L’avez-vous vu ? s’écria-t-il en se retournant vers moi avec une expression de surprise et de terreur.

— Qui cela ?

— Le Goubelino !

Je dis ce que j’avais aperçu.

— C’était lui ! répliqua le postillon. J’avais toujours cru que les vieux se gaussaient de nous ; mais, à cette heure, je l’ai vu : il montait son cheval blanc, et, quand il a passé, j’ai senti le frisson sous ma peau de brebis. Ceux qui craignent la froidure n’ont qu’à se cacher cette nuit, car l’haleine gèlera entre la barbe et les lèvres.

Je demandai des détails sur le Goubelino, et j’appris que ce nom était donné à un dont l’apparition servait d’avertissement. On le voyait changer de forme selon ce qu’il avait à prédire. Il parcourait les campagnes, à cheval sur une loutre de rivière, pour annoncer des inondations ; dans un chariot mortuaire, si quelque maladie menaçait le pays ; à pied et la besace sur l’épaule, lorsqu’il prévoyait quelque grande famine. On l’avait même vu apparaître pour prévenir des particuliers du sort qui les attendait. Un médecin d’Achy le trouva un jour à l’embranchement du chemin, vêtu de noir et une bêche sur l’épaule.

— Que fais-tu là, Goubelino ? lui demande-t-il.

— J’ai voulu te voir encore une fois, répondit le .

— Me reste-t-il donc si peu de temps à vivre ?

— Seulement ce qu’il m’en faudra pour te creuser une fosse.

Le médecin se mit à rire, et, au lieu de profiter de l’avertissement pour faire sa paix avec Dieu, il poussa son cheval en avant ; mais à une demi-lieue de là, comme il voulait passer le gué d’Herbouval, sa monture perdit pied et se noya avec le cavalier.

Le postillon ajouta que nous allions arriver à un pont où le Goubelino tenait, disait-on, ses grandes soirées avec les fades et les lutins du pays. J’avais déjà trouvé sur la Dive la fée du pont Angot, étendant les linceuls qu’elle lavait chaque nuit ; à Bayeux, la dame d’Aprigny, dansant devant la planchette destinée à traverser le ruisseau ; sur toutes les rivières du Maine, de l’Anjou, de la Saintonge, de l’Orléanais et du Berry, les Milloraines, les Blanches Mains, les Fadettes ou les Demoiselles, gardant les moindres passages ; car une croyance commune à toutes nos provinces semble avoir mis sous la garde d’êtres merveilleux ces étroits défilés. Dans la croyance villageoise, les ponts, bâtis par la prière des saints ou par la puissance du démon, se rattachent toujours à quelque miraculeuse origine. On les retrouve, comme moyen d’épreuve, dans le conte populaire, comme symbole dans la légende. C’est sur un pont de beurre que le bon Jacques traverse la rivière de feu quand il va chercher, pour sa mère, l’herbe de tous remèdes, et les ames doivent passer sept ponts, plus étroits que le tranchant d’une faux fraîchement émoulue, avant d’arriver au paradis. Il y a en effet, dans ces routes jetées sur les eaux, je ne sais quoi de hardi qui saisit l’imagination de ceux qui ignorent ; c’est comme une victoire sur la création. En reliant l’un à l’autre des bords opposés, l’homme a l’air de défier le vide et l’espace, ces éternels ennemis de sa puissance bornée ; il accomplit une première conquête qui semble en faire espérer une autre plus importante, et promettre ce grand pont dont, au dire de la tradition, l’arc-en-ciel n’est que l’ombre ! car les cieux et la terre sont aussi deux rives entre lesquelles coule le fleuve de nos misères, et que tous les efforts de notre imagination tendent à réunir. Puis : quels lieux plus favorables aux vertiges que ces arches dressées au fond des vallées, parmi les saules que la lune revêt chaque nuit de suaires, et auxquels la brise donne le mouvement ! Comment passer sans émotion sur ces chemins suspendus et sonores sous lesquels glapissent les remous, tandis que les algues enroulent aux éperons de pierre leurs replis, semblables à des dragons aquatiques, et que l’on voit briller au loin les larges fleurs du nénuphar, qui s’ouvrent sur les eaux comme des yeux de fantôme ?

Cependant la route devenait de plus en plus difficile : un vent froid, qui s’était élevé, semblait justifier l’apparition du Goubelino. Bien que ferré à glace, notre attelage glissait sur le verglas, et le voile blanc qui enveloppait tout ne permettait point de distinguer la route. Deux ou trois fois déjà nos roues avaient rencontré les dépôts de cailloux amoncelés sur les accotemens du chemin. La neige qui commençait à tomber, en aveuglant nos chevaux, rendit notre marche encore plus incertaine. Le postillon s’arrêta plusieurs fois, cherchant à reconnaître, dans la nuit, le pont jeté sur le Thérain ; mais la neige, toujours plus épaisse, ne laissait voir ni les poteaux par lesquels il était annoncé, ni les arbres qui dessinaient le cours de la petite rivière. Les eaux, enchaînées par la glace, ne pouvaient non plus nous guider par leur rumeur. Nous avancions lentement et avec une sorte d’incertitude craintive. Enfin notre postillon aperçut, à travers la nuée de neige, la double balustrade du pont. Il cessa de retenir les rênes, fouetta ses chevaux avec un sifflement d’encouragement, et la lourde diligence s’élança plus rapide ; mais, presque au même instant, un choc terrible nous enleva des banquettes : le postillon poussa un cri, et la voiture, fléchissant à gauche, versa sur le parapet. Une des grandes roues venait de se briser contre la seconde borne.

Les premiers momens furent employés, comme d’habitude, en malédictions et en reproches : les voyageurs criaient après le conducteur, le conducteur jurait contre le postillon, et le postillon battait ses chevaux ; mais, la première colère passée, chacun prit son parti. On nous retira de notre prison roulante, désormais condamnée à l’immobilité. Examen fait, il se trouva que la roue était assez gravement endommagée pour exiger la présence d’un charron. Nous étions à environ une lieue de Saint-Omer-en-Chaussée et de Troissereux ; nous ne pouvions attendre sur la route que l’ouvrier fût venu, et on décida que le conducteur irait chercher le charron sur l’un des chevaux, tandis que le postillon gagnerait l’abri le plus voisin, avec les voyageurs et le reste de l’attelage. Nous vîmes, en effet, le premier enfourcher le porteur et disparaître au galop dans la nuit, tandis que le second tournait à droite, précédé des trois chevaux qui lui restaient, et nous faisait prendre un chemin de traverse au milieu des friches.

Mon compagnon et moi, nous le suivions en frissonnant sous un vent glacé. Tout avait autour de nous un aspect funèbre. Nous marchions sans entendre le bruit de nos pas, enveloppés dans un linceul de neige qui se déroulait silencieusement à nos pieds. Par instans, nous traversions des taillis dont les repousses, blanchies par le givre, se dressaient comme de gigantesques ossemens et s’entre-choquaient avec un cliquetis lugubre. Mon excitation nerveuse, augmentée par le malaise, avait rendu mes sens plus subtils ou moins rebelles à l’hallucination. Deux ou trois fois j’entendis distinctement, dans l’atmosphère opaque qui nous entourait, le rire bizarre qui m’avait déjà frappé au passage du Goubelino. Le postillon le reconnut sans doute également, car il s’arrêta, pencha la tête, puis reprit sa route en sifflant comme un homme qui cherche à se distraire ou à se rassurer. Ce que j’éprouvais n’était point de la crainte, mais une sorte de trouble composé de surprise, d’impatience et d’attente. Les impressions de l’enfance luttaient chez moi avec les opinions de l’âge mûr, et celles-ci semblaient céder à demi, moins par faiblesse que par curiosité.

Nous arrivâmes à une clairière où le gazon, dépouillé de neige, formait une sorte de cercle dont le vert jaune se dessinait sur la blancheur des frimas. Notre guide nous montra ce cercle avec un sourire qui tenait le milieu entre la bravade et la peur.

— C’est le rond des fades, nous dit-il en évitant de le traverser ; ceux des environs assurent qu’elles viennent danser, à la nouvelle lune, avec les farfadets et le Goubelino. Il y en a qui les ont vues de loin ; mais il ne faut pas les déranger, vu que ce sont des mauvaises qui vous tordent un homme comme une hart de fagot. On dit aussi qu’elles enlèvent des enfans à la manière de celles de mon pays, où nous avons la bête Havette, qui se cache au creux des fontaines, et la mère Nique, armée d’un bâton pour corriger les marmots.

— Sans parler des fées qui habitent les environs de Dieppe, repris-je.

— Au haut de la grande côte, près du village de Puys, interrompit le postillon. C’est là que se tient la foire de la cité de Limes, où les dames blanches mettent en vente des herbes magiques, des rayons de soleil montés en bague et des lueurs de lune roulées comme de la toile de Laval. Elles vous invitent à acheter avec autant de mignonneries que les dentelières de Caen, et, si vous approchez, elles vous lancent dans la mer. J’ai eu un cousin qu’on a trouvé mort ainsi au bas de la falaise.

Je fis remarquer à mon compagnon de voyage comment les mythologies norses, païennes et celtiques se trouvaient mêlées dans nos traditions populaires. Qu’étaient, en effet, toutes ces fées ravissant les nouveau-nés à leurs mères, et attirant les imprudens dans leurs piéges, sinon les sœurs des nymphes que Théocrite appelle déesses redoutables aux habitans des campagnes, parce qu’elles enlèvent les enfans près des sources et qu’elles entraînent les jeunes bergers au fond de leurs grottes humides ? Comment ne pas reconnaître, dans ces rondes de nuit auxquelles préside un génie, les danses des Alfes scandinaves conduites par le stram-man ou homme du fleuve ? Enfin, ces dangereuses marchandes de talismans et de trésors ne rappelaient-elles point les Barrigènes gauloises vendant aux matelots la richesse, la santé et les beaux jours ?

— Vous pouvez ajouter, me dit le Provençal, que, dans nos contrées, cette triple origine est encore plus visible. Chez nous, les Blanquettes changent de forme à volonté et apaisent ou excitent les tempêtes, ainsi que le faisaient les prêtresses celtiques ; elles dansent au clair de lune comme les vierges de l’Edda, en faisant croître à chaque pas une touffe de fenouil, et président au sort de chaque homme à la manière des destinées antiques. Toutes les maisons reçoivent leur visite dans la nuit qui précède le nouvel an. Avant de se coucher, chaque ménagère dresse une table dans une pièce écartée, elle la couvre de sa nappe la plus fine et la plus blanche, elle y dépose un pain de trois livres, un couteau à manche blanc, un peu de vin, un verre et une bougie bénie qu’elle allume avec une branche de lavande empruntée au brandon de la Saint-Jean, puis elle ferme la porte et se retire, comme on dit, à pas de renard. Le dernier coup de minuit sonné, les Blanquettes arrivent brillantes et légères comme des rayons de soleil ; chacune d’elles porte deux enfans ; l’un, qu’elle tient sur le bras droit, est couronné de roses et chante comme l’orgue : c’est le bonheur ; l’autre, assis sur le bras gauche, est couronné de joubarbe arrachée des toits avant la floraison[5] et pleure des larmes plus grosses que des perles : c’est le malheur. Selon que les Blanquettes sont contentes ou chagrines des préparatifs faits pour les recevoir, elles déposent un instant sur la table l’un ou l’autre enfant, et décident ainsi du sort de la maison pendant toute l’année. Le lendemain, la famille vient vérifier le couvert des Blanquettes. Si tout est en ordre, on en conclut qu’elles sont parties satisfaites ; le plus vieux prend le pain, le rompt, et, après l’avoir trempé dans le vin, le distribue aux assistans pour partager entre eux le bonheur ! C’est alors seulement que l’on se souhaite bon an et joyeux paradis.

Ainsi, à toutes les époques, dans toutes les croyances et chez toutes les races, l’homme a eu besoin de croire à des divinités qui décidaient de sa destinée. L’universelle protection du grand Être n’a jamais pu suffire à sa faiblesse ; il lui a fallu des dieux secondaires qui fussent ses fondés de pouvoir spéciaux ou ses ennemis particuliers dans le monde invisible, et auxquels il pût reporter ses échecs et ses réussites. Le christianisme lui-même, qui agrandit et qui éleva si haut l’idée de la divinité, ne put échapper à cet éparpillement de la puissance surnaturelle. Aux héros divinisés il substitua ses bienheureux, aux génies domestiques ses anges gardiens, aux déesses ses vierges saintes et surtout la mère du Christ. Le point de transition entre les deux théogonies resta même visible dans l’histoire, car il y a un moment où toutes deux coexistèrent et où le monde païen et le monde chrétien, personnifiés par leurs vivans symboles, luttèrent dans la tradition comme dans le poème de Chateaubriand. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, la légende rapporte qu’au temps de saint Grégoire, Rome était encore habitée par beaucoup de gentils qui conservaient chez eux les images de leurs faux dieux. Grégoire ordonna de transporter toutes ces idoles au Colisée, où l’on s’exerçait aux jeux de la palestre. Un jeune chrétien, qui se préparait à y prendre part, craignit de perdre son anneau, et, ne sachant où le déposer, il le passa au doigt d’une statue de la Vénus Aphrodite, où il l’oublia. Le soir même, le simulacre impudique vint prendre place dans le lit nuptial entre lui et sa jeune épouse, et se représenta de même toutes les nuits. Le chrétien s’adressa à la Vierge pour être délivré de cette obsession, et fit sculpter une statue de la Mère douloureuse, qui fut placée sur le dôme de Notre-Dame de la Rotonde ; mais la statue disparut le jour même de son érection, et tout le peuple cherchait la cause de cette disparition, lorsqu’on la vit revenir tenant à la main l’anneau du jeune chrétien, qui fut dès-lors délivré de sa fiancée de marbre.

Plus tard, lorsque les fables celtiques et scandinaves vinrent se mêler à la tradition, la trace antique se montra moins clairement. La Vénus Aphrodite fut transformée en une de ces fées, sœurs aînées d’Armide, qui s’éprenaient des chevaliers les plus braves et les tenaient endormis à l’ombre d’une aubépine enchantée, ou qui, sous la forme de femmes merveilleusement belles, se présentaient aux seigneurs égarés dans les clairières et s’en faisaient aimer. Ce fut ainsi qu’un duc d’Aquitaine épousa une fade et donna naissance à la lignée maudite d’où sortit cette Éléonore qui noya la France dans le sang. Le seigneur d’Argouges près Bayeux, étant un jour à la chasse, rencontra également vingt belles jeunes filles montées sur des chevaux couleur de lune et ayant à leur tête une femme encore plus belle, qui paraissait leur reine. Il tomba si éperdument amoureux de cette femme, qu’il l’emmena à son château et l’épousa. Ils jouirent long-temps d’un bonheur qui eût fait envie aux habitans du paradis ; mais l’inconnue était la fée qui préside à la vie, et un jour son mari ayant prononcé devant elle le mot de mort, elle poussa un cri et disparut après avoir laissé sur la porte du château l’empreinte de sa main : triste et poétique symbole de toutes les joies terrestres qu’un mot peut faire évanouir, et qui ne laissent le plus souvent pour souvenir qu’un stigmate douloureux imprimé à l’entrée du cœur.

L’histoire de la fée d’Argouges parut réjouir singulièrement mon compagnon.

— Tête-dieu ! me dit-il, voilà un pays excellent pour le mariage ! Trouver un miracle de douceur et de beauté au coin d’un bois, vivre avec elle pendant toute la lune de miel et n’avoir qu’un mot à prononcer pour s’en défaire avant le changement de quartier ! Je dois avouer que, sur ce point, notre pays est moins favorisé. Il n’y a, dans le midi, chance d’union surnaturelle qu’avec le Saurimonde. C’est un malin génie qui prend la forme d’une petite fille et se fait adopter par quelque famille à qui saint Stapin a procuré plus d’oliviers et de vignes que de bon sens. La prétendue orpheline grandit en beauté. On en fait d’abord une mayos pour la fête du printemps, puis elle devient la bouquetière de toutes les danses dans les grands roumeirages[6]. Enfin le fils de la maison demande sa main, et, quand il s’est agenouillé sur son tablier, il croit avoir épousé les sept vertus cardinales ; mais voilà que, dès le lendemain, la jeune mariée coupe, comme on dit, toutes les fleurs du jardin[7] ; elle devient seule maîtresse dans la maison et s’arrange si bien, que rien ne réussit. Le pain qu’elle fait cuire pendant la semaine des Rogations est moisi toute l’année ; elle approche du feu les lacets à gibier, qui ne peuvent plus prendre que des crapauds ; elle brûle du bois de sureau pour empêcher les poules de pondre, et attire la malédiction sur le logis en détruisant les nids d’hirondelles. Le mari a beau appeler le pary[8] pour faire aux quatre angles de la maison les conjurations qui éloignent le renard, son poulailler est dévasté chaque nuit ; il suspend en vain dans ses étables des peyros dé picoto (pierres de petite vérole), ses moutons meurent l’un après l’autre ; enfin la ruine arrive et avec elle les hommes de loi. Alors la belle mariée, qui a su se faire écrire un contrat par lequel on lui reconnaît une grosse dot, réclame ses droits, laisse vendre le reste et part en recommandant son mari à saint Plouradou[9].

Je reconnus dans le Saurimonde le Prownie des Écossais, génie non moins séduisant au besoin et tout aussi dangereux, dont on n’est à l’abri que la veille de la Toussaint, à cette fête de Hallowen, pendant laquelle les esprits intermédiaires ne peuvent nuire aux hommes. Mon compagnon m’apprit que les méridionaux n’avaient jamais cette trêve de Dieu, mais que, la veille des Rois, on sortait des maisons avec des clochettes et des vases d’airain pour que le bruit chassât les fantômes nocturnes. C’était encore ici un souvenir de la fête romaine des Lémuries.

Tout en causant, nous avions continué à suivre l’espèce de route foraine par laquelle avait pris notre guide ; celui-ci marchait devant nous en sifflant l’air de la Biche blanche qu’accompagnaient les grelots de l’attelage ; tout à coup il se tut, et nous le vîmes s’arrêter. Lorsque nous l’eûmes rejoint, le Provençal lui demanda ce qu’il y avait.

— N’entendez-vous pas ? dit-il en indiquant avec son fouet le côté droit du coteau que nous longions. Nous prêtâmes l’oreille ; des aboiemens éloignés arrivèrent jusqu’à nous avec les rafales de neige.

— On dirait une meute ! s’écria le Provençal ; quel est le veneur damné qui pourrait battre l’estrade par un pareil temps et à une pareille heure ?

— Je ne vois que le chasseur blanc, répliqua le postillon avec un peu d’inquiétude ; ils disent dans le pays qu’il choisit toujours la neige pour giboyer. J’avais bien cru l’entendre déjà ; mais jamais ses chiens n’avaient donné autant de voix qu’aujourd’hui.

Je demandai des explications sur le chasseur blanc, et j’appris alors que c’était le meneur de meute fantastique appelé en Allemagne le Wildgrave de Falkemburg ; en Écosse, la Mesgnie Hallequin ; en Angleterre, le piqueur noir ; en Bretagne, le prince Artus ; en Touraine, le roi Huron ; à Fontainebleau, le grand-chasseur ; dans la Franche-Comté, l’homme sauvage ; dans le reste de la France, saint Hubert ou le veneur Caïn.

— Parbleu ! m’écriai-je en riant, je serais curieux de voir une fois par moi-même la chasse des fantômes ; malheureusement je n’entends ni son de cor, ni tayauts.

— Écoutez ! interrompit le postillon à demi-voix.

Les aboiemens des chiens étaient devenus plus distincts ; il s’y mêlait un battement sourd et régulier que je ne pus définir au premier instant, mais que je reconnus ensuite pour le galop d’un cheval sur la neige durcie. Nous nous trouvions alors dans un lieu bas et marécageux, au pied d’une colline dont la croupe arrondie se dessinait à peine dans la nuit. L’attelage, qui marchait librement devant nous, s’était arrêté et reniflait l’air avec inquiétude ; bientôt nous le vîmes s’effaroucher et retourner en arrière. Au même instant, une vague forme de cavalier poursuivi par deux chiens parut à mi-hauteur du coteau, passa comme emportée sur les flocons de neige et disparut presque aussitôt.

Le Provençal et moi, nous nous regardâmes avec surprise. Quant à notre guide, il était collé contre le cou de l’un de ses chevaux qu’il venait de ressaisir, les mains crispées sur les guides, la figure effarée et les jambes vacillantes.

— Quelle diable de vision est-ce là ? demanda mon compagnon ; avez-vous reconnu le cavalier, postillon ?

— C’est toujours lui ! balbutia notre guide, c’est le Goubelino ! mais, cette fois, il est en chasse.

— Pardieu ! j’aurais dû alors lui demander de son gibier, dit le Provençal en riant.

Le postillon secoua la tête.

— Peut-être bien qu’il vous en eût donné, répliqua-t-il en débrouillant d’une main mal assurée les traits de son attelage ; les gens du pays disent qu’on n’a qu’à crier : Part à la venaison ! pour voir tomber un quartier de chair humaine, et une fois que le chasseur vous l’a envoyé, il n’y a plus à s’en débarrasser ! Qu’on aille le cacher sous la terre, dans un puits ou au fond de la mer, il retourné toujours de lui-même se suspendre à votre croc jusqu’au neuvième jour, où le veneur vient le reprendre.

Je reconnus la croyance recueillie par les frères Grimm en Allemagne, et par Walter Scott dans le royaume-uni. Aucune superstition n’avait peut-être, en Europe, le même caractère de généralité, parce qu’aucune n’avait eu la même raison d’être. C’était comme une protestation de la conscience populaire contre un des droits les plus oppressifs des siècles de servage. Si le patricien de Rome jetait autrefois les esclaves vivans aux lamproies des viviers, le seigneur du moyen-âge avait livré aux daims et aux sangliers des forêts la subsistance même de ses paysans. Pendant dix siècles, le laboureur avait vu ses moissons ravagées et ses troupeaux détruits sans pouvoir les défendre. La subsistance de la bête fauve paraissait plus sacrée que celle de l’homme, sa vie plus précieuse. Cette vie était le plaisir du maître, auquel nul ne pouvait toucher sous peine des galères ou de la corde. S’il était permis parfois au manant de se mêler à la chasse du noble, ce n’était que comme supplément de meute ; on l’appelait, à défaut de chiens, pour rabattre le gibier. Aussi, lorsqu’appuyé sur la charrue que traînaient sa femme et sa fille à défaut de l’attelage dévoré par les loups du seigneur, le serf entendait la trompe de chasse retentir dans les ravines, il ne manquait jamais de fuir vers les fourrés pour éviter la réquisition des piqueurs. Là, tapi comme une bête fauve derrière quelque souche mousseuse, il voyait passer à cheval le suzerain implacable et taciturne, qui allait chercher au fond des bois une image de guerre, s’entretenir la main à la destruction et cultiver son goût de meurtre. Inquiet, il entendait tout le jour, et souvent jusqu’au milieu de la nuit, ces flottantes rumeurs de la chasse, tantôt lointaines, tantôt rapprochées, et il pouvait calculer quelle était la vigne brisée par les meutes ou la terre sous semence piétinée par les chevaux. Enfin, l’hallali sonné, il voyait revenir le seigneur sur un coursier noyé d’écume, suivi de chiens aux museaux encore rougis par le sang de la curée et entouré de piqueurs portant sur des ramées les cadavres des bêtes fauves couronnées de branches de genévrier. Combien de fois alors de muettes malédictions durent-elles s’élever dans les cœurs ulcérés et craintifs ! Impuissans à la vengeance, les serfs la confiaient tout bas au dieu des affligés ; ils se disaient que sa justice infligerait quelque jour, pour châtiment, à ce maître impitoyable, le plaisir même auquel tout était maintenant sacrifié ; ils demandaient, dans leurs secrètes prières, que le veneur maudit fût condamné, après sa mort, à chasser éternellement en compagnie du démon ; ils lui donnaient un coursier dont la selle était armée de pointes d’acier, des piqueurs soufflant une haleine de flamme, — pour meute, des chiens acharnés à sa poursuite et le déchirant comme une proie. De ce souhait au rêve, la transition était facile, et, pour le peuple, le rêve est bien vite une réalité. Il crut à la punition, parce qu’il l’avait espérée ; il en eut la preuve, parce qu’il y croyait. Tout lui devint témoignage, les murmures inexpliqués de la forêt, les cris des oiseaux de passage, les aboiemens des chiens égarés, le galop des chevaux échappés de leur pâture. Grossis par la peur et multipliés par la muse villageoise, ces traditions ne permirent même plus le doute, et l’existence des chasses fantastiques fut prouvée.

II. LES LUTINS.

Tout en communiquant mes réflexions au Provençal, qui semblait plus pressé d’arriver à un gîte que de me répondre, je m’étais remis en marche avec lui. Nous ne tardâmes pas à apercevoir une maison précédée d’une cour, et qui donnait sur une route qu’il nous fallut traverser. Je reconnus, au premier coup d’œil, une de ces hôtelleries campagnardes où s’arrêtent les maquignons et les rouliers. Le postillon qui, depuis le moment où nous l’avions aperçue, faisait claquer son fouet pour annoncer notre arrivée, parut surpris de ne voir personne sortir à sa rencontre. La porte d’entrée était ouverte à deux battans, la cour déserte. Une grande carriole, trop haute pour s’abriter sous le hangar, avait été appuyée le long du mur de clôture. Notre guide regarda autour de lui.

— Eh bien ! pas de maîtres et pas de chiens ? dit-il ; on entre donc ici comme au champ de foire ?

Je fis observer que tout le monde était sans doute endormi.

— Non, non, reprit-il, les gens ne se couchent qu’à la mi-nuit ; faut que Guiraud soit absent avec son gendre. La belle-fille est accouchée d’avant-hier, et la mère-grand est sourde comme un pavé ; mais que fait donc la petite Toinette ?

— Voici quelqu’un, dit mon compagnon.

Une lumière venait, en effet, de paraître sur le seuil de l’auberge, et nous la vîmes s’avancer en sautillant au milieu de l’obscurité. Une voix se fit entendre avant que l’on pût distinguer personne.

— Est-ce vous, nos gens ! cria-t-elle de loin.

— Allons donc, moisson d’Arbanie[10], dit le postillon, j’ai cru qu’il n’y avait personne dans votre logane[11].

— Tiens, Jean-Marie ! reprit la voix, il m’avait semblé que c’étaient ceux de la maison qui sont allés à Beauvais. Comment donc que vous êtes par ici avec vos chevaux ?

Per jou[12] ! tu n’as qu’à le demander au petit pont qui a voulu manger un morceau de ma roue, répliqua Jean-Marie ; un peu plus nous allions choir au beau mitan du Thérain.

— Ah ! Jésus ! ainsi vous avez versé ?

— Et ça te fait rire, pas vrai, grecque[13] que tu es, vu que ça t’amène des voyageurs.

— Ah bien ! comme si on en manquait au Lion-Rouge, dit Toinette d’un ton de fierté un peu dédaigneuse ; il y en a déjà dix dans les deux chambres ; leur carriole est là près du hangar.

Et, relevant la lanterne de corne qu’elle avait posée sur la neige, elle nous montra le chemin.

La lumière qu’elle tenait à la hauteur de son épaule l’enveloppait d’un rayonnement qui me la fit remarquer. C’était une fillette à la poitrine étroite et aux mouvemens saccadés, dont le visage avait cette expression de hardiesse naïve qui marque, pour ainsi dire, la transition entre l’enfant et la jeune fille. Elle nous fit entrer dans une grande pièce éclairée par une de ces chandelles rugueuses et fluettes que l’auteur des Contes d’Espagne appelle poétiquement de maigres suifs. Une vieille femme filait assise dans l’étroite auréole de lumière. Dès l’entrée, son aspect me frappa. L’âge avait fait disparaître de son visage toute la mobilité de la vie. Le regard était fixe, les lèvres fermées, le front sillonné de plis rigides et encadré d’une toile rousse qui semblait jaunie par les siècles. On eût dit quelque momie égyptienne à demi sortie de ses bandelettes funèbres. Le corps raidi, elle tournait d’une main le rouet, tandis que l’autre tirait le lin de la quenouille. Ce double mouvement toujours pareil avait quelque chose de plus saisissant que l’immobilité même ; il semblait voir la mort forcée de se mouvoir pour imiter la vie.

La fileuse ne parut point s’apercevoir de notre arrivée, et nous effleurâmes son rouet sans qu’elle y prît garde. Toinette nous avertit qu’elle avait cessé d’entendre et de voir. Pour lui rendre le passage suprême moins difficile, Dieu la faisait mourir à plusieurs fois ; il l’habituait au sépulcre en l’enveloppant d’une nuit et d’un silence éternels.

Je contemplais avec curiosité les restes de cette enveloppe charnelle, maison démeublée dont la céleste habitante allait partir ; je cherchais quelque trace de ce qui avait été jeune, vivant et beau, sur cette tombe d’un passé qui n’avait même point laissé d’épitaphe. Tout à coup les lèvres qui semblaient scellées s’entr’ouvrirent ; une voix confuse et inégale appela notre conductrice.

— Tona !

Tona courut à la vieille femme, appuya la bouche contre sa joue et répondit :

— Me voici, mère-grand.

— Les autres ne viennent-ils pas d’entrer ? demanda la fileuse.

— Non, grand’mère, ce sont des voyageurs.

— J’ai senti leur air passer sur moi ; dis-leur que Dieu les protège, Tona !

— Ils sont là et ils vous écoutent, mère-grand,

— Ah ! tu as raison ; il n’y a que moi qui ai les oreilles fermées ! murmura la fileuse en soupirant.

Je regardai Toinette avec surprise.

— Mais elle entend ! m’écriai-je.

— Quand je lui parle, répondit l’enfant ; aucune autre voix ne peut lui arriver ; c’est un don que Dieu m’a fait comme à sa filleule !

Je souris de cette croyance naïve. Le don, ainsi que l’appelait Toinette, avait, en effet, une origine immortelle, car il lui venait de sa pieuse tendresse. Cette tendresse seule avait pu lui apprendre à approcher ses lèvres de la joue de l’aïeule, en ralentissant les modulations de la voix, afin que le souffle pût en quelque sorte y écrire les paroles prononcées[14] ; le miracle ne venait que du cœur.

Dans ce moment, le postillon rentra. Il venait de conduire ses chevaux à l’écurie et se plaignit de n’y avoir trouvé personne.

— Rougeot n’y est-il pas ? demanda Toinette étonnée.

— Ah ! bien oui, répliqua Jean-Marie, le galapian[15] est encore de ripaille ! En voilà un chrétien qui ne mourra pas de mal labeur ! Les jours de grande fatigue, il a neuf doigts qui se reposent.

— Et pourtant sa besogne est faite, dit la jeune fille.

— Si c’est possible ! reprit le postillon émerveillé ; il a donc toujours à son service le farfadet ?

— Ce n’est point pour Rougeot que vient le farfadet, dit Toinette avec une sorte de vivacité ; demandez plutôt à la mère-grand.

Et, s’approchant de la fileuse :

— Pas vrai, grand’mère, que dans la famille il y a toujours eu le lutin ?

Guillaumet, répéta la vieille femme, sur les traits de laquelle passa comme un souffle de vie ; oui, oui, c’est un vieux serviteur : il faut avoir soin de lui, Tona.

— Soyez tranquille, mère-grand, toutes les nuits je laisse la petite porte ouverte et la clé au garde-manger ; aussi Guillaumet ne manque jamais de venir.

— Vous l’avez aperçu ? demanda mon compagnon.

— Oh ! non, dit la fillette ; grand’mère nous a avertis que, si on cherchait à le regarder, il s’enfuyait, et que sa vue pouvait faire mourir ; mais on l’entend balayer, cirer les tables ou tirer l’eau du puits.

— Et il vient garnir les râteliers, tandis que ce jodane[16] de Rougeot dort dans la soupente à foin, ajouta le postillon ; il paraît même que Guillaumet monte sur la Pécharde au milieu de la nuit pour la conduire à la pâture et qu’il s’amuse à lui tresser la crinière. De fait, j’ai vu le harin[17] amignonné de sa main comme les chevaux de foire du Bessin.

— Faut pas mettre Guillaumet en colère ! reprit la fileuse qui n’avait rien entendu de ce qu’on venait de dire et qui continuait sa pensée ; les lutins ne sont pas chrétiens, vois-tu, fioulle, et ils n’ont pas appris à pardonner.

— La grand’mère en aurait-elle fait l’épreuve ? demandai-je, curieux de provoquer la confidence de la vieille femme.

Toinette lui transmit ma question.

— Pas moi, pas moi, répondit-elle ; quand Guillaumet était de méchante humeur, qu’il semait les cendres sur le plancher ou jetait des pailles dans le lait, je ne disais mot, et il reprenait son bon caractère. Ah ! ah ! ah ! avec les farfadets c’est comme avec les maris, il faut laisser passer le nuage. L’ondée finie, ils sont pris de honte, et, pour racheter chaque goutte de pluie, ils vous envoient trois rayons de soleil.

Je demandai s’il n’y avait aucun moyen de chasser le lutin quand on en était las.

— Aucun, répondit la vieille en secouant la tête ; ce sont des serviteurs qui restent par malice quand ce n’est plus par amitié. Demandez plutôt au meunier du vieux moulin.

J’interrogeai du regard Toinette, qui dit à la fileuse de raconter l’histoire du meunier.

Il n’y a pas d’histoire, reprit la vieille ; la chose a été connue dans le temps de toutes les paroisses qui font moudre sur Hérouval. L’homme du vieux moulin s’était mis en guerre avec son farfadet, de sorte que celui-ci le tourmentait à lui seul autant que trois huissiers. Quand le soleil mettait les mares à sec et que la rivière, comme on dit, montrait toutes ses dents, le lutin profitait de la nuit pour ouvrir les vannes et laisser couler les réserves d’eau. Si le meunier levait ses meules, vite il prenait les marteaux pour les repiquer à rebours. Souvent il attachait des pierres à la grande roue, qui ne pouvait plus tourner ; d’autres fois il mêlait dans la trémie le seigle avec le froment ; enfin, l’homme du vieux moulin arriva si bien au bout de sa patience, qu’il voulut se délivrer à tout prix. Le farfadet dormait d’habitude au fond des sacs de blé de mars, couché sous la farine blutée comme dans la mousseline. Une nuit donc, le meunier se leva sans rien dire, chargea tous les sacs sur son âne et alla les vider à la rivière. Quand la dernière poche de mouture fut à l’eau, il poussa un soupir de soulagement en pensant que, s’il avait perdu pour cent écus de farine, il avait du moins noyé son ennemi ; mais, au même instant, une petite voix cria à ses côtés : « Voilà qui est fait, mon homme, retournons dormir ! Et, comme il relevait la tête tout saisi, il aperçut le farfadet assis sur l’arçon du baudet.

La vieille fileuse ajouta beaucoup de choses sur le danger qu’il y avait à irriter le lutin familier. Son inimitié ne se traduisait point seulement en taquineries, en pertes ou en mauvais traitemens ; elle pesait sur vous comme une malédiction. La servante qui avait offensé le farfadet sentait sa main se dédoubler ; tout lui échappait et se brisait à ses pieds ; le coq ne la réveillait plus au point du jour, le bois le plus sec refusait de s’allumer et se tordait en pleurant ; elle avait à subir sans cesse les réprimandes du maître, jusqu’à ce qu’elle eût été chassée du logis. Je retrouvais là tous les caractères du Kelpie écossais et du Hütchen (petit chapeau) de nos voisins d’outre-Rhin. Mon compagnon m’apprit que la France méridionale avait également ses lutins appelés Fassilières, de nature non moins maligne, mais plus facétieuse. Leur roi Tambourinet avait toujours à sa suite, comme les princes du moyen-âge, un bouffon qu’on nommait Drak, dont il fallait particulièrement se défier. Malheur au voyageur qui avait oublié de lui offrir quelques miettes de son goûter sur l’herbe ou de faire pour lui une libation avant de boire aux fontaines ! Drak débouclait les sangles de son cheval pour le faire tomber dans la première mare et continuait à le persécuter, pendant tout le trajet, de ces mille contrariétés qui, sans être des douleurs, empêchent de savourer la joie.

On voit que, dans la légende du Drak, la muse populaire avait imité la mythologie païenne en symbolisant des faits ou des instincts. Pour certaines gens, en effet, le hasard semble toujours malencontreux, tandis que, pour d’autres, il semble avoir toujours de l’esprit : c’est ce que le peuple, dans son langage pratique, a exprimé par deux mots, la chance et le guignon. La chance n’est autre chose que l’adresse instinctive à connaître d’où va souffler le vent, à prendre le flot au moment où il part, à avoir soin d’arriver la veille des tempêtes. On lui a donné, selon les lieux, les noms de bon génie, d’ange gardien, de fée protectrice. Le guignon, au contraire, est la gaucherie naturelle qui nous fait prendre toujours les choses par le côté où il n’y a point d’anses, cueillir les fruits hors de saison, et croire que les couchers de soleil sont des aurores. On l’a personnifié tour à tour dans le mauvais destin, dans le démon ou dans le Drak méridional. Les espiègleries de ce dernier, racontées par mon compagnon de voyage avec l’accent timbré et les gestes pittoresques de la Provence, nous divertirent singulièrement. Au fond, c’était toujours la même fable ; mais la version méridionale avait quelque chose de particulièrement svelte et spontané. La Muse révélait son origine par l’élégance de son allure : Incessu patuit dea.

Ici, du reste, comme toujours, l’invention n’avait fait que traduire l’esprit d’une race, car là est surtout le côté sérieux et pour ainsi dire historique des superstitions populaires. Outre l’instinct général et humain, elles expriment, dans leurs variantes infinies, le caractère particulier des différentes populations. Le monde fantastique de chaque contrée lui appartient aussi réellement que son ciel, sa végétation, ses fleuves ou ses montagnes. C’est la traduction symbolisée de son ame, la forme que prennent chez elle le rêve et le désir. Écoutez les récits de l’Arabe pauvre, avide et sensuel, sous la tente de poil de chameau qu’il dresse parmi les sirtes du désert ! Vous n’entendrez parler que d’ombrages charmans, de palais merveilleux, de belles princesses, de trésors et de couronnes ! L’homme du Nord vous racontera les apparitions du nain mystérieux qui remplit la lampe du mineur d’une huile intarissable, et lui montre, dans les flancs de la terre, les filons d’or et d’argent entrelacés comme des veines. Le sauvage de l’Amérique du Nord vous dira comment l’herbe-manitou fait reconnaître les pistes de l’élan jusque sur la surface des eaux, et ce qui arriva au jeune guerrier mingwé, qui avait appris la langue des castors. Dans notre Europe contemporaine elle-même, les traditions populaires prennent le caractère, l’accent du pays où elles naissent : capricieuses et brillantes en Espagne, gracieuses en Irlande, dramatiques en Écosse, fines et moqueuses dans notre France, plus poétiques en Allemagne, et affectant aisément la prophétie et le symbole. Je me rappelle à ce sujet que, venant de Badewiller, et traversant les clairières de la Forêt Noire dans lesquelles les distillateurs d’eau de cerise ont établi leurs chalets, je m’arrêtai à l’une des cabanes où l’on vendait à boire. J’y trouvai un vieux paysan badois qui me souhaita la bienvenue en français. Il avait servi sous nos drapeaux et assisté aux désastres de la campagne de Moscou. Lorsque nous quittâmes ensemble la distillerie, il m’accompagna quelque temps à travers la montagne : en traversant une sorte de carrefour dont j’ai oublié le nom, il me montra un vieux cerisier desséché, qui portait le nom de cerisier de la promesse. Dans les anciens temps, me dit-il, deux armées s’étaient livré là une grande bataille. La lutte avait été si acharnée, que tous les cavaliers furent démontés, et que le sang entrait par-dessus leurs bottes fortes et coulait jusqu’à leurs talons. Enfin, ceux qui défendaient la bonne cause furent vaincus. Leur chef vint mourir sous le cerisier, qui alors déjà était tel qu’on le voit aujourd’hui ; il y imprima sa main sanglante dont on voit encore la trace, en déclarant qu’un jour cet arbre reverdirait, et qu’alors la bonne cause remporterait à son tour une victoire décisive. Depuis, on avait coupé l’arbre bien des fois ; mais, bien que mort en apparence, le cerisier repoussait toujours. Le paysan badois, qui habitait la frontière républicaine du canton de Bâle-campagne, ajouta d’un air que je n’oublierai jamais :

— Les pères ont expliqué que ce cerisier était la liberté des Allemands. Nous n’avons encore qu’un tronc desséché, mais j’espère bien ne pas mourir sans le voir pousser des feuilles et sans assister à la grande bataille d’expiation.

En France, où l’esprit d’insurrection est certes plus prononcé que de l’autre côté du Rhin, on chercherait vainement une pareille tradition. Chez nous, le peuple ne confie au conte que ses rêveries ; quant aux espérances possibles, au lieu d’en faire des fables, il les traduit résolûment en actions. La fantaisie allemande côtoie toujours la vie pratique ; elle se donne, par la précision des détails, un air d’authenticité. Le conte de nourrice ressemble à un document historique ; vous y trouvez souvent les noms exacts des nobles familles, le souvenir des grands événemens, une connaissance des mœurs, des fonctions, des lois, la date du fait et ses moindres circonstances. Le fantastique a enfin pris corps dans le réel. Chez nous, rien de pareil. Nulle observation des temps, des personnes ni des lieux. La scène de nos Mille et une Nuits se passe presque toujours au milieu d’une contrée sans nom, entre des personnages qui n’ont point vécu. On n’y trouve jamais ce charme que donne l’apparence de la vérité, et nous ne croyons pas assez à nos jardins féeriques pour y faire éclore la fleur de naïveté qui embaume les traditions germaniques. Aussi nos superstitions, qui sentent le badinage, se sont-elles bien vite effacées dans nos villes et jusque dans nos bourgades : à peine ont-elles survécu dans les campagnes : là aussi le temps les emportera. Plein d’un respect religieux pour la marche providentielle des sociétés, nous n’accuserons pas le siècle, qui a fait son devoir en passant le soc sur ces ruines et y semant le sel comme les conquérans antiques ; nous savons que les arbres doivent laisser tomber leur couronne de fleurs quand vient la saison des fruits ; mais, tout en acceptant ce qui s’accomplit comme bon et juste, nous ne pouvons nous empêcher de demander tout bas quel sera le sort réservé à certains instincts qui trouvaient naturellement à se satisfaire dans ce monde détruit. Quand on aura ôté aux hommes leurs rêves pour les soumettre au seul régime de la raison positive, est-il sûr que beaucoup d’entre eux ne trouveront point le pain dont on les nourrit un peu fade et bien dur ? N’est-il pas à craindre même qu’ils ne s’y accommodent qu’à la condition de quelque appauvrissement de leur nature ? Certes, nous ne demandons pas qu’on leur conserve la croyance aux revenans, aux magiciens, aux lutins et aux fées ; mais devront-ils perdre en même temps les aspirations immortelles, le besoin de protection en dehors du monde sensible, le sentiment que la création entière est liée à nous par d’invisibles influences ? Si vous leur ôtez la superstition, apprenez-leur la vraie foi, car, ne vous y trompez point, les croyances populaires n’étaient que les symboles obscurcis d’aspirations et d’espérances inhérentes à notre destinée. Brisez les grossières statues, il le faut ; mais, pour Dieu ! respectez ce qu’elles traduisaient imparfaitement.


III. – LA FÉE DU LION-ROUGE.

La grand’mère n’avait rien entendu de l’histoire du Drak racontée par le Provençal, et elle était retombée dans son silence automatique. Ce qu’elle avait dit des lutins me prouvait que l’âge n’avait point effacé de son souvenir les traditions du pays, et qu’en l’interrogeant, je pourrais beaucoup apprendre. Déjà, plusieurs fois, j’avais fouillé avec fruit dans ces mémoires à demi éteintes, comme dans de vieilles éditions lacérées par le temps ; mais je ne pouvais lui adresser de questions que par l’entremise de sa petite-fille, et celle-ci venait de nous quitter, attirée par les cris du nouveau-né, qui occupait avec sa mère une chambre dont nous n’étions séparés que par une petite cour. Je la vis bientôt revenir avec des langes qu’elle suspendit au foyer. La fileuse lui demanda des nouvelles de l’accouchée.

— Mère va bien, dit Toinette ; mais elle donnerait une année de sa vie pour une heure de dormir, et le petit frère crie comme un aigle.

— Apporte-le, dit la vieille femme, je l’accâlinerai dans mon giron.

— C’est inutile pour l’heure, mère-grand, dit la fillette ; il a pris le somme.

Et se tournant vers nous :

— Je ne dis pas que j’ai porté le berceau dans la chambre jaune, ajouta-t-elle en souriant ; grand’mère aurait peur des méchantes fades qui viennent tourmenter les nouveau-nés.

Ceci me servit naturellement de transition pour prier Toinette d’interroger la fileuse sur les superstitions populaires du canton. La jeune fille transmit fidèlement mes questions ; mais les réponses de la vieille femme impatientée furent courtes. Mon compagnon, qui vit mon désappointement, haussa les épaules.

— Que Dieu vous bénisse ! dit-il ironiquement ; vous voulez tirer de l’huile d’un olivier mort.

— Ah ! vous croyez cela ? dit Toinette ; eh bien ! vous allez voir si la mère-grand ne se rappelle pas quand elle veut !

Et s’approchant de la fileuse comme elle l’avait déjà fait :

— Pas vrai que le monde n’est plus comme quand vous étiez jeune, mère-grand ? dit-elle d’une voix caressante.

La vieille hocha la tête et répondit par une exclamation plaintive.

Le Provençal se retourna.

— Sur mon honneur, la momie a soupiré ! s’écria-t-il.

— Ah ! c’était alors la bonne époque, reprit la jeune fille du même ton insinuant ; vos amoureux plantaient des mais garnis de rubans devant vos portes ; on faisait danser des rondes d’épreuve aux nouveaux venus pour savoir s’ils étaient braves ; vous aviez de belles veillées où les anciens apprenaient le moyen d’échapper aux sorciers et de se faire bien venir des bonnes filandières.

Le rouet de la vieille femme s’était arrêté ; elle écoutait la voix de l’enfant comme si elle eût entendu la voix même de sa jeunesse. Les rides de son visage s’agitaient et semblaient sourire, ses paupières s’entr’ouvraient, l’œil éteint cherchait la lumière. Nous regardions avec une curiosité étonnée cette espèce de résurrection que venait d’accomplir la parole de Toinette. La vieille femme porta la main à son front comme pour se rappeler, et ses doigts se mirent à jouer avec une mèche de cheveux blancs que ses coiffes laissaient échapper. Il y avait dans ce geste rêveur je ne sais quelle réminiscence de jeune fille dont je fus ému.

— Oui, oui, murmura la fileuse, qui semblait parler tout haut, à la manière des enfans ou des vieillards ; comme le pays était beau alors ! et quelles gens affables ! Toujours un sourire quand on passait, et : — Bonjour la grande Cyrille ! bonjour la jolie fille ! Ah ! ah ! ils savaient vivre dans ce temps-là ! Et pourtant Gertrude et moi nous étions les plus recherchées. Pauvre Gertrude, qui devait finir si tristement ! Mais aussi son frère avait déniché sous le toit la poule de Dieu (l’hirondelle), et elle avait écrasé le cri-cri (grillon) de la cheminée. Quand on fait du mal aux petites créatures qui vivent sous notre protection, les bons anges pleurent et quittent le logis.

Ici, la voix de la grand’mère devint plus basse, elle continua quelque temps, en mots inintelligibles, sa divagation rétrospective ; puis nous l’entendîmes qui parlait du rêve Saint-Benoît.

— N’est-ce pas lui, grand’mère, qui fait voir en songe l’homme qu’on épousera ? demanda Toinette.

— Je l’ai vu, moi, reprit la vieille en souriant d’un air de triomphe ; mais j’avais suivi toutes les prescriptions. La chandelle éteinte, j’avais mis mon pied nu sur le bord du lit en prononçant les quatre vers d’appel, et je m’étais couchée sans penser à rien autre chose qu’à celui qui devait dormir sur mon oreiller. Aussi, vers le milieu de la nuit, j’ai vu clairement en songe Jérôme, le postillon d’Achy.

— Et quand faut-il faire l’épreuve, grand’mère ? demanda Toinette avec un intérêt attentif qui trahissait déjà de vagues souhaits.

— La veille de Noël, répliqua la fileuse ; mais, pour réussir, il faut n’avoir contre soi ni fée, ni esprit, sans quoi ils rompent l’appel. Voilà ce qu’ils oublient tous maintenant, vois-tu, fioule ; ils ne savent pas que les esprits sont partout, sous toutes les figures, pour éprouver notre bon cœur ou notre méchanceté. Si on veut être sûr de ne pas les mécontenter, il faut se conduire en chrétien avec toutes les choses du bon Dieu.

Je fus frappé de ces dernières paroles qui commentaient, pour ainsi dire, mes propres pensées, en faisant du monde fantastique l’invisible gardien de la morale dans le monde réel. Je demandai à la grand’mère si les traditions ne parlaient point de gens punis, par certains esprits, de leurs bons procédés.

— Jamais, répondit-elle ; les plus mauvais s’en vont en grondant quand ils trouvent un brave cœur, et ils ont coutume de dire qu’ils sont trop bien gardés pour eux. Il y en a même qui ont de bons mouvemens. Un jour, le Goubelino, qui était déguisé en mendiant, demanda une poignée de sel à un saulnier, et, comme celui-ci lui en donna trois au nom de la Trinité, le Goubelino toucha les clochettes de la maîtresse-mule, qui se changèrent aussitôt en clochettes d’or. Puis il y a les bonnes filandières, qui font des dons de richesse et prennent les enfans sous leur protection. De mon temps, elles ont enrichi plus d’une famille ; aussi les pauvres gens les attendaient toujours, et ça rendait leur pain noir moins dur.

— Hélas ! pourquoi donc, grand’mère, ne les voit-on plus ? dit Toinette d’un accent plaintif.

— Les fades ont l’ame fière, répondit la fileuse ; elles ne se montrent qu’à ceux qui les appellent avec confiance de cœur. Et comme on ne croyait plus en elles, la plupart ont quitté le pays avec leurs maris, les farfadets.

— Et cependant il nous en reste un, fit observer Toinette.

La vieille étendit la main avec une sorte de solennité.

— Tant que mère-grand habitera le Lion-Rouge, dit-elle, les esprits viendront la voir ; mais, quand ils auront entendu le marteau clouer son dernier lit, tous partiront avec leur vieille amie.

À ces mots, elle redressa sa quenouille, et le rouet recommença à faire entendre son ronflement monotone. Je regardai mon compagnon.

— Elle ne dit que trop vrai, repris-je ; les vieilles générations emportent, en disparaissant, toutes les naïves croyances du passé, sans qu’il nous soit permis d’y substituer les rêves de l’avenir. Je viens de traverser les campagnes, et partout on m’a montré des grottes qu’habitaient autrefois les lutins ou les fées, en m’affirmant que leurs entrées se rétrécissaient chaque année, et que bientôt elles seraient closes pour jamais. N’est-ce point une symbolique prophétie, et la tradition populaire elle-même ne semble-t-elle pas annoncer que la porte des illusions, ouverte jusqu’ici sur le monde, se referme lentement ? Hélas ! que vont devenir nos générations d’essai entre cet antique soleil qui se couche et ce jeune soleil qui n’est pas encore levé ?

— Elles feront comme nous, reprit le Provençal, elles attendront qu’on ait remis une roue neuve à leur diligence ; seulement elles ne feront pas la sottise d’attendre à jeun, et je propose de les imiter en soupant.

Jean-Marie déclara que nous n’en aurions point le temps, et commençait à prouver son assertion par un syllogisme invincible, quand mon compagnon cria de mettre pour lui un troisième couvert, ce qui dérouta subitement la logique du postillon et amena une conclusion contraire aux prémisses. Toinette se hâta de dresser la table devant le foyer, où flambait une de ces bourrées de traînes ramassées à la lisière des taillis. Elle déploya une nappe de grosse toile à franges et apporta des assiettes ornées de figures et de légendes rimées. Celle qui m’échut en partage reproduisait l’histoire d’Henriette et Damon, cette odyssée de l’amour parfait, c’est-à-dire malheureux et fidèle. Le Berquin populaire qui avait rimé l’amoureuse légende y racontait, avec une simplicité enfantine, le premier aveu des deux amans et la visite de Damon au père d’Henriette.

Damon, plein de tendresse,
Un dimanche matin,
Ayant ouï la messe
D’un père capucin,
S’en fut chez le baron ;
D’un air civil et tendre :
— Je m’appelle Damon,
Que je sois votre gendre.


Le père refuse, en déclarant que sa fille doit entrer au couvent, afin de laisser tout l’héritage à son frère, et Damon part désespéré. Il est absent depuis plusieurs mois, lorsque le baron reçoit une lettre qui lui annonce la mort de son fils. Il court aussitôt en faire part à Henriette, qu’il veut retirer de son monastère ; mais celle-ci a appris que Damon avait péri près de Castella, en Italie, et elle s’écrie à son tour qu’elle veut prendre le voile :

— Coupez mes blonds cheveux,
Dont j’ai un soin extrême,
Arrachez-en les nœuds,
J’ai perdu ce que j’aime !


Elle va prononcer ses vœux, lorsqu’on annonce

Qu’un captif racheté,
Revenant de Turquie,
Jeune et de qualité,
En tous lieux se publie.


Les nonnes veulent le voir, et Henriette reconnaît Damon, qui lui raconte ses aventures chez les infidèles et sa délivrance par les religieux mathurins. Le père, qui est enfin touché, consent à unir les deux amans ; mais, au bout de sept mois de bonheur, Damon meurt de mort subite, et la complainte finit par cette naïve réflexion, qui pourrait servir d’épigraphe à la vie humaine elle-même :

Hélas ! comme on regrette
Le court contentement !

Je relisais avec un demi-sourire cette ballade, où la puérilité de la forme n’avait pu détruire complètement la grace touchante du fond, et, songeant à tant de générations dont les voix l’avaient chantée, je me demandais quelle inspiration du génie pouvait se vanter d’avoir éveillé autant de rêves et troublé autant de cœurs que ce romancero de village transmis de la mère à la fille comme un évangile d’amour.

Les cris du nouveau-né m’arrachèrent à ma rêverie. Depuis long-temps déjà, ils se faisaient entendre ; mais Toinette, tout en se hâtant, voulait achever de mettre le couvert avant d’aller à l’enfant.

— Un instant, cri-cri, un instant, murmura-t-elle ; quand on est destiné à recevoir les gens, faut s’habituer à être servi le dernier.

— En voilà un huard qui n’aime pas qu’on landore ! fit observer le postillon en riant ; prends-y garde, Tona, car, comme dit le proverbe :

Ce qui s’apprend au ber
Ne s’oublie qu’au ver.

— Soyez tranquille, reprit-elle, les pauvres gens n’ont qu’à vivre pour prendre des leçons de patience.

Mais l’enfant n’avait point encore eu le temps de faire cet apprentissage ; aussi ses cris devinrent-ils plus persans. La grand’mère sembla prêter l’oreille. Soit que la voix frêle et claire du nouveau-né pénétrât plus facilement la sourde-muraille qui semblait l’envelopper, soit qu’il y ait dans les femmes qui ont été mères un sens caché que l’âge ni l’infirmité ne peuvent émousser, elle se redressa en criant :

— L’enfant appelle !

— J’y vais, grand’mère, dit Toinette en achevant précipitamment les derniers apprêts.

— L’enfant est seul ! répéta la fileuse d’un accent inquiet ; sur votre salut, Tona, prenez garde qu’il ne soit mal doué par votre faute !

La jeune fille, effrayée du ton de la grand’ mère, saisit une lumière, ouvrit la porte et traversa rapidement la petite cour. Je la suivis du regard au milieu de l’obscurité, et je la vis entrer dans une pièce du rez-de-chaussée, dont les fenêtres s’éclairèrent ; mais, presque au même instant, un grand cri se fit entendre, et elle reparut sur le seuil, les traits bouleversés, les bras étendus et semblant reculer devant une vision.

Nous nous levâmes tous trois d’un même mouvement, et nous courûmes à la porte en demandant ce qu’il y avait.

— Elle est là, dans la chambre jaune ! bégaya Toinette.

— L’accouchée ? demandai-je.

— Non, non, la fade !

Et, comme nous faisions un pas pour y courir, Toinette nous arrêta du geste et fit signe de se taire. Un chant de berceuse venait de s’élever au milieu de la nuit. Ce n’était pas une mélodie précise, mais plutôt quelques-unes de ces modulations caressantes que les femmes improvisent pour leurs divagations maternelles. Il me sembla distinguer des mots d’une langue étrangère

Te la bejas bera hillo,
Te la bejas bera nobio[18] !

Mon compagnon tressaillit comme s’il eût reconnu ces paroles ; mais Toinette lui saisit le bras

— Regardez, regardez ! murmura-t-elle d’une voix étouffée.

Sa main nous désignait la fenêtre éclairée ; nous fîmes un mouvement : derrière le vitrage, une femme venait d’apparaître tenant dans ses bras le nouveau-né qu’elle berçait en chantant. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules ; elle avait les bras nus, et portait une sorte de basquine brillante de paillettes et de broderies. D’abord noyée dans la pénombre, la vision s’approcha bientôt de la fenêtre, où sa silhouette se détacha nettement encadrée dans la baie lumineuse. Le Provençal poussa une exclamation

— Eh ! Dieu me damne, c’est elle ! s’écria-t-il.

— Qui cela ? demandai-je.

— Ma Dugazon languedocienne de Beaumont.

— Que dites-vous ? Sous ce costume ?

— Ne vous ai-je pas raconté qu’ils étaient tous partis hier soir sans avoir le temps de changer d’habits ? La petite est encore en princesse de Sicile.

— Alors toute la troupe est donc ici ? m’écriai-je.

— Ce sont les voyageurs arrivés avant nous, fit observer Jean-Marie.

— Et qui étaient tous empaquetés dans des châles et des manteaux, ajouta Toinette frappée d’un trait de lumière ; justement leurs chambres sont là derrière.

— Pardieu ! voilà le mystère, reprit le Provençal en riant ; la princesse aura entendu les cris du marmot, et, en créature compatissante, sera venue pour les apaiser. Attendez-moi là, je vais vous amener la fée.

Il courut à la chambre jaune, et nous le vîmes reparaître un instant après avec la jeune femme, qui riait aux éclats de la méprise. Le reste de la troupe, attiré par le bruit, vint bientôt nous rejoindre. Mon compagnon, ravi du hasard qui lui ramenait inopinément la jolie Languedocienne, déclara que nous souperions tous ensemble, et ordonna à Toinette de mettre l’auberge au pillage. La vue d’un menu des plus modestes, mais sur lequel ils n’avaient point sans doute compté, mit nos invités de belle humeur, et l’entretien prit un ton de gaieté bohémienne tout-à-fait divertissant.

C’était la première fois que je me trouvais en contact avec une de ces bandes errantes, pauvres hirondelles de l’art qui, moins heureuses que leurs sœurs du ciel, volent sans cesse après un printemps qui leur échappe et cherchent vainement un toit pour suspendre leurs nids. En voyant ces derniers vestiges de mœurs oubliées, je me figurais les comédiens de campagne avec lesquels Molière avait autrefois parcouru nos provinces, dressant, comme Thespis, des théâtres improvisés et ressuscitant un art perdu. Animés par le souper et par la vue d’un punch auquel le Provençal venait de mettre le feu, nos convives parlèrent de leurs excursions vagabondes, de leurs courtes prospérités, de leurs misères renaissantes. La Languedocienne surtout, que les soins galans de mon compagnon disposaient à la confiance, se laissa aller à raconter une partie de son histoire. C’était un de ces romans mille fois refaits et toujours à refaire qu’écrivent tour à tour l’insouciance, la jeunesse et la pauvreté. Elle nous le confiait avec des bouffées de folie et d’attendrissement dont les reflets passaient sur son visage comme passent sur un ciel changeant les rayons de soleil et les nuées. Elle avait autrefois habité chez un oncle, près de Céret, et parlait avec de naïfs ravissemens de ses plaisirs de jeune fille : courses dans la montagne, contrapas dansées sur la place des villages, promenades de noces conduites par les joncglas au son du galoubet et du tambourin.

Mon compagnon, qui avait passé plusieurs années dans le Roussillon, lui donnait la réplique et s’associait à tous ses enthousiasmes. Elle arriva à parler de la reine des danses méridionales, le ball, et il s’écria qu’il l’avait autrefois dansée en veste et en bonnet catalans ; elle en marqua les mesures sur son verre, et il se leva en indiquant les poses ; enfin, cédant tous deux à cet entraînement qui fait de la danse, dans les pays du soleil, une sorte d’irrésistible contagion, ils se saisirent par la main, et commencèrent les passes gracieuses de la baillas des Pyrénées. Ces passes consistent principalement en voltes, en retraites et en poursuites cadencées, qu’entrecoupent les fameux pas de la camadarodona et de l’espardanyeta[19]. La danseuse place ensuite sa main gauche dans la main droite du danseur, la balance trois fois, s’élance d’un bond et va s’asseoir sur l’autre main.

Cette danse hardie était entremêlée de cliquetis de doigts, de frappemens de talons, de cris élancés, qui lui donnaient quelque chose d’élégant et de rustique tout à la fois ; on se sentait emporter malgré soi par ces mouvemens d’une spontanéité agreste ; on s’associait d’instinct à cette joie en action. En contemplant, au centre de l’aube lumineuse, que répandaient les chandelles et le foyer, ce couple dansant de vieilles baillas presque oubliées, et, au fond, plongée dans l’ombre, la grand’mère qui continuait de filer, étrangère à tout ce qui se passait, il me semblait voir les images de la tradition riante du Midi et de la tradition mélancolique du Nord s’éteignant toutes deux, l’une dans la lumière et le bruit, l’autre dans les ténèbres et le silence.

Le bruit d’un cheval qui arrivait au galop interrompit le bail. Jean-Marie, persuadé que c’était le conducteur qui venait nous chercher, courut à sa rencontre, dans la cour d’entrée, et je le suivis ; mais, à notre grand étonnement, nous n’y trouvâmes qu’une jument blanche haletante et couverte de sueur ; un jeune paysan était occupé à la débrider.

— Comment, c’est toi, Rougeot ? dit le postillon en reconnaissant le garçon d’écurie du Lion-Rouge.

Rougeot ne parut point avoir entendu et continua son travail.

— D’où diable peut-il arrive à cette heure ? demanda Jean-Marie à Toinette, qui venait de nous rejoindre.

— Il n’y a que lui pour le dire, répliqua la fillette, Eh ! Rougeot ! répondrez-vous à la fin ?

Le paysan, qui avait ôté la bride, prit la jument par le licou pour la conduire à l’écurie. Je m’avançai vers lui, il s’arrêta en me trouvant sur son passage, mais sans avoir l’air de me voir. Je m’aperçus alors que ses traits étaient contractés, et que ses yeux entr’ouverts laissaient voir des prunelles immobiles. Un soupçon traversa brusquement ma pensée. Je saisis Rougeot par les deux bras, et je le secouai brusquement. Il me laissa faire sans résistance. Tous les spectateurs nous entouraient et l’appelaient par son nom. Je pris une poignée de neige dont je lui frottai le visage ; il tressaillit enfin ; ses yeux se fermèrent, puis s’ouvrirent, et il regarda autour de lui comme un homme qui s’éveille.

— Quoi ? que voulez-vous ? demanda-t-il, surpris de se trouver là à pareille heure et ainsi entouré.

— Il est ensorcelé ! crièrent Jean-Marie et Toinette effrayés.

— Eh ! non ! dit le Provençal ; il est somnambule !

Je compris alors la double apparition du Goubelino près de la diligence et la chasse fantastique dont nous avions été témoins. Le passage du cavalier somnambule près des fermes isolées avait sans doute éveillé les chiens, qui l’avaient poursuivi. Ceci expliquait également le farfadet du Lion-Rouge. On fit entrer dans l’écurie Rougeot et sa monture ; tous deux paraissaient mourans de fatigue. La jument, que le jeune paysan avait précipitée au hasard à travers les ravins et les halliers, était de plus marbrée de traces sanglantes. Toinette avait pris une poignée de paille pour essuyer la sueur et poussait une exclamation à chaque nouvelle plaie.

— Jésus ! regardez, s’écriait-elle, du sang à la bouche, du sang au poitrail, du sang partout !

— Ce n’est rien, répondait Jean-Marie, qui, par esprit de corps, cherchait à excuser le garçon d’écurie.

— Oui, mais les genoux, remarqua le Provençal ; ne voyez-vous pas que la bête s’est couronnée.

— On la mènera au mire, reprit le postillon ; il la pansera et lui mettra une genouillère.

— C’est inutile, s’écria la Languedocienne, qui nous avait suivis, je sais comment cela se guérit dans mon pays.

— Vous avez un remède ? demandai-je.

— Infaillible, reprit-elle : il suffit de négliger la plaie jusqu’à ce que les vers s’y mettent ; alors on va dans la campagne, on cherche un plant d’yeule, on en tord quelques feuilles et on lui dit : Adiou, sies, mousu laoussier ; se me trases pas lous bers de main berbenier, vos coupi la cambo mai lou pey. (Bonjour, monsieur l’yeule ; si vous ne tirez pas les vers de l’endroit où ils sont, je vous coupe la jambe et le pied). L’yeule, qui est magicien, prend peur, et il se hâte de guérir la plaie.

Comme la princesse de Sicile achevait de nous donner cette recette méridionale, la grand’mère, qui avait rejoint Toinette dans l’écurie et à qui la jeune fille avait tout expliqué, reparut avec elle.

— Faut pas malmener Rougeot, disait-elle avec calme ; la faute n’est pas à lui, mais à ceux qui ont voulu le faire vivre.

— Pourquoi cela, mère-grand ? demanda Toinette.

— Parce qu’il est bâtard, reprit la fileuse, et qu’à toutes les pleines lunes ceux qui ne sont pas nés du mariage sortent malgré eux de leur lit pour courir par les campagnes. Dieu sait mieux se revenger que les hommes, vois-tu ; il punit les mères dans les enfans.

Presque aussitôt le conducteur de notre diligence arriva, et nous avertit que la voiture était remise sur ses roues ; il fallut songer à repartir. Cette séparation parut coûter beaucoup à mon compagnon. Un instant, il sembla hésiter ; mais il était appelé à Abbeville par des recouvremens à échéance. Il épuisa, pour se dédommager, tout son vocabulaire de malédictions marseillaises, aux grands éclats de rire de la Languedocienne, qui, soit discrétion, soit indifférence, ne fit rien pour le retenir. Cependant, lorsqu’il la prit à part et qu’il se mit à lui parler vivement à demi-voix, elle devint tout à coup sérieuse. Quelques mois qui arrivèrent jusqu’à moi me firent supposer que le Provençal, ne pouvant adopter l’itinéraire de la jeune fille, lui proposait de suivre le sien ; mais elle secoua la tête, et, lui montrant avec une subite mélancolie le fourgon que ses camarades se préparaient à atteler, elle lui répondit par les paroles solennelles que prononcent ses compatriotes lorsqu’ils viennent recevoir sur le seuil la jeune épouse de leur fils — Ad pé d’aquet, ma hillo, quet caou biouré et mouri ! (c’est à ce foyer, mon enfant, que tu dois vivre et mourir !)

Le Provençal lui serra la main sans insister, et nous rentrâmes à l’auberge pour prendre nos manteaux. La mère-grand, à qui j’adressai un adieu transmis par Toinette, nous accompagna jusqu’à la porte de souhaits d’heureux voyage, dans lesquels se mêlaient naïvement les superstitions antiques et les superstitions chrétiennes.

— Que Dieu leur fasse rencontrer une croix de bon présage ou une pie qui vole à droite ! dit-elle en ayant l’air de se parler à elle-même ; dans ma jeunesse, un voyageur ne quittait pas le Lion-Rouge sans prendre au vaisselier une feuille de laurier bénit. Aussi le père en avait planté toute une haie dans le marger ; mais nos gens l’ont arrachée pour agrandir le champ de luzerne, car maintenant on fait tous les jours la part plus petite au bon Dieu.

Je cherchai à détourner la vieille femme de cette pente chagrine en la remerciant de ses récits des anciens temps et en exprimant l’espérance de pouvoir les entendre plus longuement au retour. Elle fit de la main un geste mélancolique.

— Tous les jours que je vis encore sont des délais accordés par la Trinité, me dit-elle gravement ; l’aubépine qu’on avait plantée le jour de ma naissance à la porte du jardin est morte l’automne dernier ; il n’y a plus ici de fleurs de mon temps ; les gens et moi nous ne regardons plus du même côté ! Tout ce que je demande, c’est que l’on ait le temps de tisser le fil de mes dernières quenouillées pour m’en faire un drap mortuaire.

— Elle a raison, dis-je en sortant au Provençal ; sa présence semble un anachronisme vivant ; au foyer villageois, de même qu’au foyer des villes, tout est changé ; c’est un théâtre dont le temps a fait tomber les décorations et a fermé toutes les fausses trappes. Le drame domestique s’y joue désormais, comme les proverbes, entre deux paravens. La muse de la famille, à laquelle nous devons les contes de nos veillées, est devenue sourde et aveugle comme la grand’mère, et, comme elle, on la voit filer son linceul.

Nous avions repris le sentier qui conduisait à la grande route. Le vent avait cessé de souffler, le froid était devenu moins vif. Les pâles lueurs d’une aurore d’hiver s’épanouissaient lentement à l’horizon. On commençait à revoir les ondulations de la campagne, les bouquets d’arbres et les hameaux épars, dessinant dans le crépuscule leurs formes confuses. Quelques chants de coqs perçaient la brume matinale, et de loin en loin des gémissemens d’oiseaux engourdis se faisaient entendre au creux des fossés presque enfouis sous la neige. Avant de tourner le chemin qui conduisait à la grande route, nous jetâmes un regard derrière nous, et, à travers la demi-obscurité, nous aperçûmes les comédiens groupés dans la cour du Lion-Rouge et achevant leurs préparatifs de départ ; mon compagnon soupira.

— Ne saviez-vous pas que cela devait finir ainsi ? lui dis-je en souriant ; nous avions commencé par les illusions, il fallait bien finir par les regrets. Regardez là-bas la grand’mère debout sur le seuil près de la princesse de Sicile. Ce sont là deux poésies que nous laissons derrière nous : notre nuit s’est écoulée, pour moi au milieu des féeries du vieil âge, pour vous au milieu de celles de la jeunesse ; nous avons le même sort : après le rêve vient la réalité.

C’est un juste retour des choses d’ici-bas.

Et si vous vous en plaigniez à votre Languedocienne, elle vous répondrait par la phrase proverbiale de son pays : Cos coumte Ramoun[20].


ÉMILE SOUVESTRE.

  1. Voyez la livraison du 15 février dernier.
  2. D’après sa version, le premier homme s’était écrié, en sentant qu’une partie du fruit défendu lui restait à la gorge : A tam (le morceau), et la première femme lui avait répondu : Eve (bois), d’où étaient venus pour tous les deux les noms d’Adam et d’Ève.
  3. Le mot celtique n’est point avallon, mais avalon.
  4. Ce chant a été publié, mais défiguré, dans un ouvrage de M. Vaugeois : Antiquités de la ville de l’Aigle et de ses environs.
  5. La joubarbe (semper vivum tectorum) est regardée, dans le Midi, comme une plante protectrice. L’arracher de dessus les toits porte malheur.
  6. Les roumeirages sont les fêtes patronales du Midi. On appelle bouquetière la jeune fille qui conduit les danses.
  7. Lorsque le chef de la famille meurt, dans les campagnes du Midi, on coupe toutes les fleurs du jardin. De là cette expression pour dire que l’on prend possession d’une maison comme si les maîtres étaient morts et qu’on en eût hérité.
  8. Sorcier campagnard que l’on consulte dans le Midi pour éloigner les renards.
  9. Saint Plouradou est un de ces saints inventés par l’imagination populaire, comme saint Lâche, sainte Adresse, etc. Tous les détails qui précèdent expriment des superstitions ou des usages du Midi. Les pierres de petite vérole sont ces instrumens connus des antiquaires sous le nom de haches celtiques. Comté, l’homme sauvage ; dans le reste de la France, saint Hubert ou le veneur Caïn.
  10. Moisson d’Arbanie, le moineau friquet, en patois normand.
  11. Logane, case.
  12. Per jou ! jurement en usage en Normandie et dans le Bocage. C’est évidemment le per Jovem des Latins.
  13. Grecque, avare.
  14. J’ai été témoin d’un phénomène du même genre aux Quinze-Vingts, où j’ai vu converser avec un aveugle en traçant du doigt, entre ses deux épaules, les mots qu’on voulait lui communiquer.
  15. Galapian, vagabond.
  16. Jodane, nigaud.
  17. Haria, petit cheval.
  18. Puisses-tu la voir belle enfant, puisses-tu la voir belle épousée :
  19. La camadarodona consiste à passer le pied droit par-dessus la tête de sa danseuse ; l’espardanyeta, à battre rapidement le talon contre le cou-de-pied.
  20. Cos coumte Ramoun, cela est comte Raymond, c’est-à-dire cela est juste. Ce proverbe s’est établi par suite des souvenirs de droiture et d’équité qu’a laissés dans le Languedoc Raymond V, comte de Toulouse, qui vécut au XIIe siècle.