Aller au contenu

Les Réfugiés/XXIX

La bibliothèque libre.
Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 317-325).

CHAPITRE XXIX

LA VOIX DU SABORD

Catinat passa le jour suivant sur le pont, au milieu du va-et-vient du déchargement, s’efforçant de réconforter sa chère Adèle par des paroles qu’il essayait de rendre gaies mais qui venaient d’un cœur plein de tristesse. Il lui indiquait du doigt tous les endroits qu’il connaissait, la citadelle où il avait tenu garnison, le collège des Jésuites, la cathédrale de l’évêque Laval, et la demeure d’Aubert de la Chesnaye, la seule maison particulière qui fût restée debout après l’incendie de la ville basse.

Tout le panorama de la vie canadienne se déroulait devant leurs yeux le long de l’étroit sentier bordé de palissades qui reliait les deux parties de la ville ; les soldats avec leurs chapeaux inclinés sur l’oreille, leurs plumets et leurs buffleteries, les habitants des côtes avec leurs grossiers habits de paysans semblables à ceux de leurs ancêtres de Normandie ou de Bretagne, les jeunes seigneurs venus de France, reconnaissables à leurs lourds panaches et à ce dandinement par où ils pensaient copier la mode de Versailles. On pouvait apercevoir aussi de petits groupes de trappeurs, des coureurs de bois en vestes de cuir, en guêtres à franges, et en bonnets de fourrure ornés de plumes d’aigle. Ils venaient une ou deux fois par an dans les villes, laissant leurs femmes indiennes et leurs enfants dans quelque wigwam de l’intérieur. Il y avait là encore des Peaux-Rouges, à la face tannée comme du vieux cuir, sauvages Micmacs de l’Est, féroces Abenakis du Sud, et au milieu de tout cela se distinguaient les robes sombres des Jésuites, les soutanes noires et les larges chapeaux des Récollets et des Franciscains.

La femme d’Amaury, habituée au calme de la rue parisienne, regardait avec étonnement la ville, les bois et les montagnes, et elle poussa un cri de frayeur, lorsqu’une pirogue remplie d’Algonquins couverts de peaux de bêtes, avec des figures rayées de peinture rouge et blanche, passa comme une flèche devant eux, en faisant jaillir l’écume sous les pagaies. Puis le fleuve se teinta de rose, la vieille citadelle se fit plus indistincte dans le crépuscule, et les deux exilés descendirent tristement dans l’entrepont.

Dans la cabine de Catinat se trouvait un hublot qu’il laissait ouvert toute la journée pour renouveler l’air lourd et chaud provenant du voisinage de la cuisine du bord. Cette nuit-là, il lui fut impossible de dormir : il ne faisait que se tourner et se retourner sous sa couverture, songeant aux moyens de s’échapper de ce maudit navire. Mais en admettant même qu’il réussît à s’échapper avec sa femme, où iraient-ils ? Tout le Canada leur était fermé ; les établissements anglais leur offraient, il est vrai, un refuge, mais seraient-ils sûrs d’y arriver ? Si encore Amos Green leur fût resté fidèle, mais il les avait déjà oubliés. Et quelles raisons avait-il, en vérité, d’agir autrement ? Il ne leur tenait par aucun lien du sang, et sa famille l’attendait là-bas chez lui. Et pourtant Catinat ne pouvait croire à cette indifférence de son ancien ami.

Il était en train d’agiter cette douloureuse question, quand tout à coup un sifflement modulé qui dominait le clapotis de l’eau, lui fit dresser l’oreille. C’était peut-être quelque batelier ou quelque Indien passant le long du bord dans sa pirogue. Mais le sifflement se fit entendre de nouveau, plus impératif et plus pressant. Il se redressa sur son séant et regarda autour de lui : cela semblait venir du hublot ouvert. Il y mit la tête, mais il ne vit rien que l’eau sombre, et dans le lointain le scintillement des feux de la pointe Levis. Comme il se laissait retomber sur sa couchette, quelque chose passa par l’ouverture et alla rouler sur le plancher de la cabine. Il sauta à bas, saisit une lanterne accrochée à un clou, en dirigea la lumière sur le parquet et aperçut un objet qui brillait. Il le ramassa et reconnut une petite broche en or. Il tressaillit à la vue du bijou. C’était sa propre broche qu’il avait donnée à Amos le jour où ils étaient allés ensemble à Versailles.

C’était donc un signal et Amos ne l’avait pas abandonné ! Il s’habilla en toute hâte et monta sur le pont. La nuit était noire, et il ne pouvait rien distinguer, mais les pas réguliers qui se faisaient entendre à l’avant du navire, lui prouvèrent que les sentinelles veillaient. Il se pencha par-dessus la lisse et chercha à distinguer dans l’obscurité. Au bout d’un instant il aperçut vaguement la silhouette d’un canot.

— Qui est là ? demanda quelqu’un à voix basse. Est-ce vous, Catinat ?

— Oui.

— Nous venons vous chercher.

— Dieu vous bénisse, Amos.

— Votre femme est-elle là ?

— Non, mais je vais l’éveiller.

— Bien. Mais d’abord prenez cette corde. Maintenant remontez l’échelle.

Catinat prit le bout de ligne qui lui était lancé et, l’attirant à lui, il s’aperçut qu’elle était attachée à une échelle de corde munie de deux crochets. Il la mit en place et descendit doucement dans la partie du navire réservée aux dames ; comme aucune surveillance n’était exercée de ce côté, il put arriver facilement près de sa femme à qui il expliqua en peu de mots la situation. Moins de dix minutes après, Adèle était habillée et, après avoir fait un petit paquet de ce qu’elle avait de précieux, elle se glissa hors de la cabine. Ils montèrent ensemble sur le pont et se dirigèrent avec précaution vers le côté où pendait l’échelle ; ils y étaient presque arrivés quand Catinat s’arrêta soudain, étouffant un juron. Entre eux et l’échelle se dressait la haute silhouette toute noire du moine franciscain.

Il n’y avait pas à hésiter.

Repoussant Adèle, Catinat s’élança sur le moine et le saisit à la gorge. Dans ce mouvement, le capuchon retomba en arriére, et à la place des traits ascétiques du prêtre, Catinat reconnut avec stupeur, à la lumière diffuse d’une des lanternes du bord, les petits yeux gris et la figure ridée d’Éphraïm Savage. Au même moment, une autre silhouette apparut au-dessus de la lisse, sauta sur le pont, et le Français se trouva dans les bras d’Amos Green.

— Tout va bien, dit le jeune trappeur en se débarrassant de l’étreinte de son ami ; le moine est en sûreté dans le canot avec un gant en peau de daim dans la gorge. Il a voulu voir ce qui se passait pendant que vous étiez à réveiller votre femme ; cela lui apprendra à se mêler de ses affaires. Votre femme est là ?

— La voici.

— Dépêchons-nous alors, car il peut venir quelqu’un.

Adèle fut descendue dans la pirogue d’écorce, les trois hommes détachèrent l’échelle et s’y laissèrent glisser eux-mêmes au moyen d’une corde ; puis, deux Indiens, manœuvrant silencieusement leurs pagaies, poussèrent au large et remontèrent rapidement le courant. Une minute après, une masse sombre derrière eux, au milieu de laquelle brillaient faiblement deux petits points jaunes, était tout ce qu’ils pouvaient apercevoir du Saint-Christophe.

Toute la nuit, ils pagayèrent sans une minute de répit. Côtoyant la rive sud pour éviter la force du courant, ils avançaient rapidement, car Catinat et Amos étaient habitués depuis longtemps à cet exercice, et les deux Indiens travaillaient comme si leur propre vie eût été en jeu. Un silence absolu régnait sur le fleuve, interrompu seulement par le clapotis de l’eau contre la proue recourbée du canot, ou le cri aigu des renards dans les bois. Quand, enfin, le jour parut, ils étaient loin de la citadelle et de toutes traces d’habitation humaine. Les forêts vierges, dans leur merveilleuse parure d’automne, descendaient jusqu’au bord du fleuve, qui présentait en cet endroit un îlot entouré d’une petite bordure de sable jaune avec un bouquet de sumacs et de mélèzes rouges mêlant les riches teintes de leurs feuillages.

— J’ai déjà passé ici, dit Catinat. Je me rappelle avoir fait une marque sur le tronc de ce grand mélèze, là-bas à gauche, la dernière fois que je suis allé avec le gouverneur à Montréal. C’était du temps de Frontenac, lorsque le roi était le premier et l’évêque le second.

Les Peaux-Rouges qui, jusque-là, étaient restés assis sur leurs bancs, pareils à des statues de terre cuite, levèrent la tête à l’ouïe du nom de Frontenac.

— Mon frère a parlé d’un grand chef blanc, dit l’un d’eux. Nous avons écouté le sifflement des oiseaux de malheur qui nous disent qu’il ne repassera plus la mer pour revenir vers ses enfants.

— Il est avec le grand père blanc, dit Catinat. Je l’ai vu moi-même dans son conseil, et il reviendra assurément si son peuple a besoin de lui.

L’Indien secoua sa tête rasée.

— Le mois des chaleurs est passé, mon frère, dit-il en mauvais français, mais avant que le mois des nids soit revenu, il n’y aura plus un homme blanc le long de cette rivière. Ceux qui resteront seront derrière des murs de pierre, comme les renards bloqués dans leurs terriers.

— Eh quoi ? nous ignorons ce qui s’est passé ici. Les Iroquois sont-ils donc sur le sentier de la guerre ?

— Mon frère, ils ont dit qu’ils mangeraient les Hurons, et où sont les Hurons maintenant ? Ils ont tourné leurs faces vers les Eries, et où sont les Eries ? Ils sont allés à l’ouest, contre les Illinois, et qui pourrait trouver aujourd’hui un village illinois ? Ils ont levé la hache contre les Andastes et le nom des Andastes a disparu de la terre. Et maintenant ils ont dansé une danse et chanté un chant qui ne présagent rien de bon pour mes frères blancs.

— Où sont-ils donc ?

L’Indien embrassa d’un geste de la main tout l’horizon de l’est à l’ouest.

— Où ne sont-ils pas ? Ils sont nombreux comme les feuilles dans les bois et ils sont rapides et terribles comme le feu dans l’herbe sèche des prairies.

— Sur ma vie, dit Catinat, si vraiment ces démons sont déchaînés, mes compatriotes auront besoin de faire appel au vieux Frontenac.

— Oui, dit Amos, je l’ai vu un jour que j’avais été conduit en sa présence avec quelques autres qui avions fait le commerce sur ce qu’il appelait la terre française. Sa bouche était aussi serrée qu’un piège à skungs, et il nous regardait comme s’il avait eu envie de nos scalps pour ses guêtres. J’ai vu que c’était un chef et un homme.

— C’était un ennemi de l’Église et le bras droit du démon dans ce pays, dit une voix au fond du canot.

Le moine avait réussi à se dégager du gant de peau de daim et de la ceinture avec laquelle les deux Américains l’avaient bâillonné. Ramassé sur lui-même, il regardait le petit groupe avec des yeux noirs étincelants de rage.

— Il a largué sa muselière, dit le marin. Je vais la lui remettre en place.

— Pourquoi l’emmener plus loin, dit Amos, c’est un poids de plus à porter, et je ne vois pas en quoi sa société peut nous être utile. Débarquons-le.

— Oui, là, au milieu, et puis nage ou coule, cria le vieil Éphraïm avec enthousiasme.

— Non, sur la rive.

— Pour le retrouver devant nous avec les soutanes noires et les habits bleus qu’il aura été prévenir ?

— Sur l’île alors.

— Très bien. Il pourra héler ses camarades quand ils passeront.

Ils dirigèrent l’embarcation vers l’île et déposèrent à terre le moine qui ne dit rien, mais leur lança un regard de malédiction. Ils lui laissèrent une petite provision de biscuit et de farine qui lui permettrait d’attendre du secours. Puis, après avoir franchi un coude du fleuve, ils abordèrent dans une petite crique où les buissons d’airelles et de canneberges poussaient jusque sur le bord de l’eau et où le gazon était parsemé d’euphorbes, de gentianes et de mélisses écarlates. Ils débarquèrent leurs provisions et déjeunèrent de bon appétit tout en discutant leurs plans et leurs projets pour l’avenir.


fin