Les Régions du bas de la Loire/02

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Les Régions du bas de la Loire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 429-453).
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LA
RÉGION DU BAS DE LA LOIRE

II.
LA GRANDE-BRIÈRE ET LE PAYS DE RETZ

La variété d’élémens énergiques et vivaces qu’embrasse la grande famille française est un trait qui ressort de l’étude des groupes vivant même le plus à l’écart. Dans ces pages peu feuilletées du livre de la vie nationale, on apprend également à mieux connaître la géographie économique du pays, dont les moindres détails ont leur valeur pour donner une exacte idée de l’ensemble des forces productives, et on peut constater en outre d’une manière précise les rapports du progrès matériel avec l’état moral des populations. Le fait essentiel est là, du moins au point de vue des questions que nous nous sommes posées sur la nature et la tendance du progrès contemporain[1]. Toute application nouvelle qui s’introduit dans ces groupes, tout nouveau germe d’activité qui s’y implante, toute extension qu’y reçoit le travail, ont pour effet d’imposer immédiatement à l’homme plus d’efforts, plus d’étude, de calcul et de prévoyance. Aussi, quand on affirme que l’essor des ressources économiques dans une contrée quelconque se lie à l’accroissement de la valeur intellectuelle et morale de l’individu, on a pour soi les plus sûres données de l’observation aussi bien que le sentiment instinctif de la conscience. Cette intime corrélation va se produire sous le jour le plus vif au sein des deux groupes qu’il nous reste à considérer dans la région du bas de la Loire, — le groupe rural et le groupe maritime. Pour aujourd’hui, nous ne nous occuperons que du premier, qui mériterait de nous retenir un moment, même quand nous ne serions pas à une époque d’enquêtes et de discussions agricoles.

Ce n’est pas tout à fait à l’agriculture proprement dite que s’adonnent les populations rurales comprises dans ce faisceau. En dehors de la branche qui ne connaît d’autre travail que le travail agricole, et c’est la plus étendue, il y en a une autre qui joint à cette occupation, en une mesure plus ou moins large, l’exercice de quelques industries très élémentaires. Ce sont certaines industries extractives, la fabrication des briques, de la poterie la plus commune, et surtout l’exploitation de la tourbe. Implantées l’une et l’autre des deux côtés du fleuve, les deux branches sont loin d’y occuper une égale étendue de terrain. Les familles qui demandent leurs moyens d’existence à l’agriculture seule sont répandues sur toute la surface du territoire, tandis que celles qui tirent quelque supplément d’un autre genre de travail sont nécessairement fixées sur les points où se rencontrent les matériaux mêmes de leur industrie. Ainsi les premières, vous les trouvez disséminées sur la rive gauche de la Loire, dans tout le pays de Retz, que possédèrent successivement jadis l’Aquitaine, le Poitou et la Bretagne, et qui correspond assez exactement aujourd’hui à l’arrondissement de Paimbœuf. Il en est de même sur la rive droite, dans cette partie de l’ancien comté nantais qui de Saint-Étienne de Montluc s’étend jusqu’à l’extrémité des cantons de Guérande et d’Herbignac. Le second rameau est épars çà et là dans quelques communes de ces mêmes districts. C’est néanmoins sur la rive droite qu’il compte son essaim le plus populeux, son centre le plus important, aux alentours de la Grande-Brière-Mottière. C’est là qu’il se distingue le plus vivement de la population agricole. Rien de plus facile, à l’aide de ces indications géographiques, que de suivre désormais les deux courans dans les sinuosités qu’ils décrivent.


I.

Le district de la Grande-Brière-Mottière, où nous fait pénétrer la principale industrie extractive de la région, l’exploitation de la tourbe, est situé au milieu de l’arrondissement de Saint-Nazaire, et il remonte vers le nord jusqu’au pied des collines qui délimitent le bassin de la Vilaine. C’est un pays étrange, qu’on traite quelquefois, quoiqu’un peu trop légèrement, de sauvage. Quant à la Grande-Brière proprement dite, elle ne ressemble qu’à elle-même. Ce n’est point un marais, ce n’est point une prairie, ce n’est point une lande, ce n’est point une suite de champs plus ou moins cultivés; non, ce n’est rien de tout cela, c’est la Brière. La Brière cependant n’offre pas toujours le même aspect; elle se métamorphose radicalement une fois l’année, ou plutôt elle disparaît pendant sept ou huit mois consécutifs. L’été, c’est une immense plaine gazonnée d’environ 8,000 hectares, ayant à peu près la forme d’un coing allongé. L’hiver, ce terrain ne forme plus qu’un lac où l’eau n’a pas moins, en moyenne, d’un mètre de profondeur, où surnage à peine dans le lointain, comme une barque abandonnée, une petite éminence presque imperceptible. Que pas un arbre ne grandisse, que pas une habitation ne s’élève dans la Brière, on le devine sans peine; mais, si l’on s’imaginait que le mouvement et la vie manquent sur cette monotone étendue, on serait dans une complète erreur. La Brière est entourée de populeux villages dont les habitans, désignés communément sous le nom de Briérons, s’occupent sans cesse de l’exploiter l’été et l’hiver, de telle sorte qu’il y règne une animation constante et par momens tout à fait extraordinaire.

La tourbe forme la base des exploitations dont la Grande-Brière est l’objet. C’est au centre que le fond tourbeux est le plus riche; il s’appauvrit au contraire peu à peu, à mesure qu’on se rapproche des contours. Comme l’indique la qualification de mottière, la tourbe sert à fabriquer des mottes destinées au chauffage. On n’est pas obligé de fouiller profondément pour trouver le combustible ; au-dessous de 30 ou 40 centimètres de terre noirâtre s’étend la couche tourbeuse, qui a environ 2 mètres d’épaisseur. L’opération est des plus simples : on trace sur le sol un carré, et après en avoir enlevé la superficie, on taille chaque motte d’un coup de bêche.

Il va de soi que le tourbage, comme on dit dans le pays, ne peut se pratiquer que l’été. L’époque en est très strictement déterminée, afin de prévenir l’épuisement des gîtes. Pendant le délai fixé, le sol briéron n’est plus qu’une vaste fourmilière humaine. Les villages environnans sont désertés, toute la population se précipite dans la Brière comme un torrent. Les ouvriers du pays qui travaillent au loin quittent leur besogne pour venir prendre leur part de la moisson souterraine. Une fois que la tourbe est extraite, certaines opérations complémentaires, ne demandant plus qu’un petit nombre de bras, prolongent quelque temps encore le labeur sur place. Le séchage des mottes devient la principale affaire. On les dispose en forme de pyramides à hauteur d’appui, qu’on nomme chandeliers, à travers lesquels on ménage des jours pour assurer la libre circulation de l’air. On dirait, suivant la distance d’où on les regarde, tantôt d’énormes candélabres d’église, tantôt d’épais troupeaux de moutons noirs. S’il faut la sécheresse de l’été pour l’extraction de la tourbe, l’inondation de l’hiver est indispensable pour l’enlèvement des mottes. Alors nouvel aspect. La vaste étendue d’eau est sillonnée de bateaux plats très allongés, nommés blains, dont l’origine paraît extrêmement ancienne. Faciles à manœuvrer, n’ayant qu’un faible tirant d’eau, ces barques, qui peuvent porter jusqu’à 15,000 mottes, commencent leur service au mois de novembre. Quand elles ont reçu la charge voulue, elles descendent par la petite rivière du Brivet, qui longe la Brière à l’est, jusqu’à Rozée, et de Là, par l’étier de Méans, jusqu’à la Loire, où la marchandise est portée sur des chaloupes. Plus de 20,000 tonnes de mottes sont exportées tous les ans de cette façon en grande partie pour Nantes. Dans le pays même, et jusque sur les terrains sablonneux des rivages de la mer, où le bois est si rare, on ne connaît guère d’autre mode de chauffage. Pour le commerce local, les mottes passent immédiatement des blains sur des charrettes qui s’en vont les vendre de porte en porte dans les villes et les hameaux. Ce combustible brûle lentement, tout en dégageant une forte chaleur. Le bon marché fait passer par-dessus l’inconvénient de l’odeur assez prononcée qui s’en dégage, mais à laquelle on s’accoutume promptement. Les mottes ne coûtent sur le lieu de production que 2 francs 50 centimes le mille (1 mètre cube environ). Quoique le transport en triple à peu près le prix sur la place de Nantes, l’économie est encore assez notable pour expliquer la préférence des consommateurs.

Le fond tourbeux est-il destiné à s’épuiser ici quelque jour, ou bien, comme sur d’autres points de la France, la tourbe se recompose-t-elle plus ou moins lentement d’elle-même? Curieuse question de géologie encore entourée de nuages. Que la Brière ait dû se former à une époque indéterminée qu’on fait remonter à huit ou neuf siècles par suite de l’affaissement d’un sol couvert d’épaisses forêts, le fait en lui-même paraît certain. La preuve matérielle en est là sous les yeux, dans ces troncs d’arbres parfois énormes, souvent encore munis de racines et de branches desséchées, qu’on retire journellement des entrailles du sol, et qui se sont assez bien conservés pour qu’on les emploie dans les constructions domestiques. On ne saurait faire un pas dans la Brière sans rencontrer de tels vestiges. Ces détritus végétaux, ces débris de forêts accumulés depuis des siècles, ont été lentement transformés en se mélangeant à la terre où ils s’étaient engloutis. Jusque-là, point de discussion; mais ceux qui croient que le fonds tourbeux est destiné à s’épuiser cherchent dans ce fait la preuve que la quantité de tourbe est essentiellement limitée dans la Brière, et que l’exploitation cessera forcément à une époque plus ou moins éloignée. Cependant les faits ne manquent pas non plus aux partisans de l’autre opinion. S’ils avouent que la formation du fonds actuel a été favorisée par l’éboulement d’un sol forestier, ils soutiennent qu’elle est due en même temps à la nature du terrain, imprégné d’une quantité assez notable de fer et de soufre. Plus lente et plus bornée, l’action de ces principes ne s’en continue pas moins aujourd’hui, suivant eux, sur les feuilles, les racines, les filamens quelconques qui viennent combler si vite les excavations, surtout pendant l’inondation périodique. Cette élaboration souterraine suffit pour remplir les vides de l’exploitation dans les limites où elle a été renfermée. La vérité est que depuis un temps immémorial on extrait la tourbe, et le gîte paraît à peu près intact. L’épuisement, conclue-t-on, n’est donc qu’une éventualité imaginaire. Cette seconde opinion est du reste la plus accréditée dans le pays, et l’expérience qu’elle invoque suffit pour tranquilliser les intérêts.

Cette même observation profite à un autre produit qui vient aussi de la tourbe, quoiqu’il soit très différent des mottes, et qu’on désigne sous le nom de noir de Brière. C’est une poussière recueillie dans les trous et les rigoles où le vent l’a poussée, où l’humidité l’a rendue compacte, mais qui reprend son caractère primitif dès qu’on la dessèche. Tamisée ensuite, elle est employée comme absorbant dans les engrais liquides, et rend de réels services à l’agriculture. Il s’en exporte de 15 à 20,000 tonnes par année. Tout inculte qu’elle soit, la surface de la Grande-Brière n’est pas elle-même improductive. L’herbe dont elle est couverte l’été nourrit le bétail, qu’on y mène paître en grand nombre. Plus de dix mille moutons la parcourent alors en tout sens. Pendant l’hiver, la pêche et la chasse, celle des canards sauvages surtout, y deviennent une autre source de revenus que la construction du chemin de fer de Nantes à Saint-Nazaire a fort élargie en permettant l’expédition des produits sur le marché parisien.

Ces diverses sources de produits constituent en fin de compte une propriété imposante. À qui appartient-elle ? Voilà ce qu’on se demande. Dix-huit communes, parmi lesquelles figurent Saint-Nazaire, Guérande, Pont-Château, Herbignac, Montoir, Donjes, sont indivisément propriétaires de ce vaste domaine. Toutefois ce sont les six communes de Saint--Joachim, Crossac, Sainte-Reine, La Chapelle-des-Marais, Saint-Lyphard et Saint-André-des-Eaux, riveraines de la Brière, qui forment particulièrement le pays briéron. Quant aux titres de propriété, on peut dire avec une rigoureuse justesse qu’ils se perdent dans la nuit des temps. Un moment contestés au XVe siècle, ils furent authentiquement reconnus. par le duc de Bretagne François II et par sa fille la duchesse Anne, dont le nom est resté populaire. Le roi François 1er les confirma solennellement un peu plus tard. Les droits des communes sont donc absolument inattaquables.

L’état d’indivision rendait indispensable une gestion collective; aussi a-t-on constitué un syndicat dont les conseils municipaux des dix-huit communes intéressées désignent chacun un membre pris dans leur sein. Le président est nommé par le préfet, qui doit le choisir dans le syndicat; il touche une indemnité de 200 fr. par an, et les membres du syndicat n’ont que des frais de déplacement de 5 ou 10 fr. par jour, suivant qu’ils quittent ou non leur canton. La constitution du syndicat, datant de trente années, réclame aujourd’hui divers perfectionnemens qui rapprochent davantage, au moins dans certains cas, la masse des intéressés de l’administration du domaine commun. Il faudrait, par exemple, que dans des circonstances importantes, comme lorsqu’il s’agit d’autoriser la construction d’un canal de dessèchement, le syndicat fût obligé de s’adjoindre un membre élu dans chaque commune par les électeurs mêmes qui nomment le conseil municipal. Quant au président, il devrait être nommé par le syndicat lui-même. On ne s’explique pas qu’il en soit autrement. Dans l’état actuel des choses, on subvient aux dépenses à l’aide d’un droit annuel de 25 centimes par chaque individu prenant part au tourbage. C’est à l’aide de ce fonds qu’on a construit récemment au centre de la Brière un canal de dessèchement de 5 kilomètres, le canal de Trignac, pouvant peut-être faciliter l’extraction dans les étés pluvieux, mais qui, en détournant les eaux de leur ancien cours vers le Brivet, n’a pas été sans inconvénient pour la navigation.

Confinée chez elle par l’inondation de l’hiver, séparée du dehors par la nature de son travail, la population briéronne est un monde à part, ayant ses mœurs traditionnelles, non moins distinctes de celles du dehors que son territoire même ne l’est des districts les plus voisins. On dirait une petite république, non pas à cause d’un régime administratif spécial, mais à cause des conditions journalières de son existence, qui procurent à l’individu une indépendance dont il ne peut plus guère jouir au sein de nos sociétés modernes. L’organisation des villages côtoyant la Brière sur la rive gauche du Brivet présente une physionomie des plus originales. Chaque village est une île dont la grandeur diffère, mais dont les dispositions intérieures sont absolument identiques. Telles sont les îles d’Éran, d’Aignac, du Bé, de Trignac, et dix autres. Surnageant l’hiver au-dessus de la plaine inondée, ces îles sont séparées du dehors, même l’été, par un fossé plus ou moins large toujours plein d’eau. Un pont grossièrement construit et presque toujours mal entretenu les met en communication avec les chemins publics; mais ces chemins-là, on les dédaigne le plus souvent. Aux véhicules roulant sur la terre ferme, on préfère de beaucoup les transports en bateau. La barque que chaque habitation possède en est, comme à Venise la gondole, un indispensable appendice. Les villages se signalent au loin par une rangée circulaire de grands ormes plantés sur les bords du fossé, et qui sont à peu près du reste les seuls arbres de la contrée. Tout auprès s’élèvent les maisons, décrivant elles-mêmes un second cercle. Ajoutez-en un troisième formé par une rue grâce à laquelle les maisons communiquent, et dont l’état, de même que celui des ponts, laisse toujours plus ou moins à désirer, placez ensuite les terres labourables au milieu, et vous avez le plan de tous les îlots. L’imaginaire Salente n’était pas plus méthodiquement ordonnée. Les maisons, au lieu d’être contiguës, sont séparées les unes des autres par un petit jardin où croissent quelques fleurs et quelques légumes. On n’a point de basse-cour, mais d’ordinaire chaque habitation possède une étable renfermant le bétail, des vaches surtout, et plusieurs moutons. Quelques fermiers ont des bœufs qu’ils prêtent à leurs voisins pour le labourage en retour d’autres services au moment des récoltes. Le pays ne fournit pas en blé la moitié de sa consommation. Les fourrages viennent des marais desséchés. Sur une des îles les plus étendues se dressent l’église et les édifices municipaux de la commune de Saint-Joachim. Coupée par un chemin vicinal de grande communication que bordent quelques maisons neuves, cette île même ne diffère pas des autres dans le rangement circulaire des habitations et des jardins. Pour faire comprendre à quel point la population se presse sur les bords de la Brière, il suffira de savoir que cette même commune de Saint-Joachim, qui embrasse la plupart des îlôts, ne compte pas moins de 6,000 habitans.

Cette population est une des mieux placées pour profiter des produits de la Grande-Brière. On peut dès lors juger assez exactement au milieu d’elle du revenu que les riverains immédiats tirent annuellement de ce commun domaine. Supposons une famille de cinq personnes en état de participer plus ou moins à l’exploitation de la tourbe. Nous mettons d’abord sur la ligne de ses profits son chauffage, qui, sans la Brière, lui coûterait au moins 60 francs par année. Le droit de vaine pâture ne saurait ensuite être évalué à moins d’une égale somme de 60 francs. Quant aux approvisionnemens en nature dus à la pêche et à la chasse, et que la famille consomme, on peut les estimer à 15 francs. Chaque ménage réalise en outre par la vente des mottes et des produits accessoires 50 ou 60 francs. C’est une somme totale de 175 à 185 francs. Pour des familles placées dans de pareilles conditions, cette somme constitue une véritable fortune. Le supplément de 50 à 60 fr. devient une source d’aisance. Ceux qui dans nos villes jettent si légèrement une égale somme à des dépenses superflues ou funestes ignorent à coup sûr ce qu’elle peut écarter de souffrances d’un toit modeste. Notez que j’ai négligé de mettre en ligne de compte le salaire que touchent quelques ouvriers pour certaine besogne, comme la préparation du noir de Brière, quoique ce soit encore un appoint utile. A tous les genres de travail qu’offre le sol de la Brière, on joint d’ailleurs communément quelques autres occupations, par exemple l’exercice de l’un ou l’autre des métiers les plus ordinaires qui se rencontrent partout, ceux de maçon, cordonnier, tisserand, etc. Celui de charpentier de navires est préféré par le plus grand nombre. C’est même là, pourrait-on dire, l’état héréditaire parmi les Briérons, comme s’ils lui trouvaient le mérite de leur rappeler la barque affectionnée dès l’enfance. D’ailleurs ils y excellent. Les charpentiers de ce pays sont fort recherchés dans les chantiers du bas de la Loire. Très adroits et très expéditifs, ils sont en outre exacts, économes, ennemis des chômages volontaires et de la funeste habitude de perdre le lundi.

Grâce à ces diverses ressources, et quoique les familles soient en général nombreuses, on ne connaît point la misère. Un certain air d’aisance règne même à peu près partout dans cette contrée. On a construit, à Saint-Joachim par exemple, un certain nombre de maisons fort simples, mais d’agréable apparence. Nulle part on ne recourt aujourd’hui aux couvertures en chaume, seules en usage jadis; on n’emploie plus que l’ardoise. Autre indice encore plus significatif : dans plusieurs communes contiguës à la Brière, on a pu bâtir presque exclusivement à l’aide de souscriptions volontaires de nouvelles et vastes églises à l’aspect monumental. Voilà qui témoigne sans doute des sentimens religieux très prononcés de la population, mais c’est aussi une preuve qu’elle possède le moyen de subvenir à ces dépenses. On n’a pas non plus négligé les maisons d’école, fréquentées par le plus grand nombre des enfans.

Ce qui plaît le moins à la masse des ouvriers, c’est le travail de la terre, l’agriculture proprement dite, dont l’état semble assez languissant. Souvent elle est abandonnée aux femmes. Les hommes restant au pays après le tourbage se plaisent à revenir dans la Brière soit pour les transports sur les blains, soit pour la chasse ou la pêche. La Brière, c’est la patrie, c’est le refuge, c’est la mère nourricière de tous. Est-il besoin de dire quelle réprobation doit soulever l’idée mise parfois en avant d’un dessèchement et d’un partage? Il avait suffi que la construction du canal de Trignac éveillât quelques appréhensions de ce genre pour que l’entreprise fût frappée d’impopularité. Tout changement de régime apparaît à la population comme une menace de mort suspendue au-dessus de sa tête. Après le dessèchement et la division, où mener paître les troupeaux? où trouver des moyens de chauffage? comment remplacer pour les budgets des familles les autres avantages dus à la Brière? quelles combinaisons nouvelles pourraient jamais compenser de si cruels sacrifices? Telles sont les questions qu’on s’adresse, ou plutôt non, ce ne sont point des questions, ce sont autant de causes de soulèvemens intérieurs qui troublent les esprits, et qui, le cas échéant, courraient risque d’armer les bras. A coup sûr, cet état de l’opinion ne saurait échapper à ceux qui pourraient exercer quelque influence sur des résolutions concernant de près ou de loin des projets de partage. Sur ce point, les populations briéronnes sont d’une clairvoyance extrême. Les déguisemens n’y font rien. Tout un plan de dessèchement et de réglementation générale avait été conçu, il y a quelques années, sous l’administration de l’un des derniers préfets, qui a longtemps occupé son poste, plan malheureux sous plus d’un rapport, et qu’on avait qualifié à grand bruit d’amélioration. Il y eut même une fête inaugurale des premiers travaux; mais la masse ne se laissa pas longtemps tromper par ce mirage, et, d’après les sentimens qu’elle manifesta, l’exécution fut très sagement abandonnée.

Nul doute que ces projets de dessèchement, qui conduiraient forcément au partage, n’eussent fait disparaître toutes les garanties inhérentes à la jouissance collective. Qu’y gagnerait-on au point vue de l’intérêt général? Peu de chose, si l’on n’y perdait pas. Le centre de la Brière, c’est-à-dire le sol même où la tourbe existe à l’état exploitable, ne donnerait rien à la culture sans beaucoup de temps et de très lourdes dépenses. D’après les calculs émanés d’hommes très compétens qui ont pu voir de près la gestion actuelle, le domaine commun, avec ses produits multiples, rend plus aujourd’hui qu’il ne rendrait après la mise en culture. On va même parfois très loin dans l’appréciation de la différence. J’ai entendu articuler sur les lieux les chiffres de 10, 15 et 20 fois plus. Il est constant du moins que le dessèchement ne pourrait être fructueux que sur le pourtour de la Brière. Une distinction peut dès lors être admise jusqu’à un certain point. C’est à la conservation du terrain central, qui fournit les mottes et le noir ainsi que les principaux alimens de la chasse et de la pêche, que s’attache l’intérêt le plus réel des populations. Les terres extérieures appartiennent bien durant l’été à la vaine pâture; isolément considéré cependant, l’avantage qu’elles offrent ne serait pas difficile à contre-balancer. Même avec cette distinction, essentielle en toute hypothèse, la question est encore irritante et périlleuse. La plus simple justice veut qu’on n’oublie jamais qu’il s’agit d’un domaine consacré par le temps, par les mœurs, par les besoins des familles. On objecte, il est vrai, que dans l’état actuel toutes les communes co-propriétaires ne tirent pas un égal avantage du domaine collectif. Rien de plus évident, je le reconnais; mais ne sont-ce pas là des conséquences qu’implique le primitif établissement de la propriété? La situation a-t-elle donc été changée? Non certes; on ne peut rien contre la nature des choses. La rivière coule pour tout le monde, et quand on est près de ses bords, on jouit plus facilement des avantages qu’elle présente. Il pourrait du reste se trouver dans le droit de tourbage un moyen d’équitable compensation, pourvu qu’il fût très modéré. La question est assez généralement entendue de cette façon dans les différentes communes. La ville de Saint-Nazaire, qui serait certes l’une des plus favorisées par le partage, et qui est dès à présent l’une de celles à qui la propriété collective profite le moins, a donné un exemple excellent. Elle a su se montrer équitable et conciliante. Ville d’avenir dont la population est infailliblement appelée à s’accroître, elle a consenti à ce qu’une date fût fixée pour déterminer le droit de chaque commune d’après le nombre de ses habitans. L’année 1866 a été admise comme base invariable. La fortune de Saint-Nazaire tient effectivement à d’autres conditions, dont beaucoup dépendent de la cité elle-même, et les moyens tirés du partage n’équivaudraient pas certainement pour le lendemain à l’avantage d’avoir été juste dans l’exercice de son droit.

Quoi qu’on fasse dans la Brière, dès qu’il s’agit du moindre travail de dessèchement, même le plus utile à l’exploitation actuelle, on ne saurait, en présence des vives susceptibilités des masses, prendre trop de soin pour éclairer préalablement l’opinion. Un exemple que fournit le pays même témoigne assez de l’importance de ces précautions préliminaires. On n’a qu’à rappeler ce qui eut lieu jadis lors du dessèchement des marais de Donges, aussi étendus que la Grande-Brière, à un septième près, et qui n’en sont séparés que par le Brivet. Décidée en principe avant la révolution de 1789, longtemps suspendue, l’opération ne s’est terminée qu’en 1830. Les marais de Donges se prêtaient infiniment mieux à l’opération que la Grande-Brière elle-même. Beaucoup moins productifs, ils restaient plus humides l’été, ils étaient fiévreux; ils contenaient une multitude de sangsues dont il était alors impossible de tirer parti, et qui tourmentaient affreusement les bestiaux qu’on y menait paître. Et pourtant, faute d’avoir été présentée à la population sous des couleurs assez rassurantes, l’affaire devint une cause d’intarissables difficultés. La compagnie à laquelle, par suite d’une regrettable inspiration, on avait attribué la moitié des terrains pour prix de son concours, eut non-seulement des procès sans nombre, mais elle fut encore en butte à des violences et à des voies de fait. Vainement la société primitive s’était effacée derrière une autre à qui elle avait cédé ses droits. L’animosité continua de subsister jusqu’à la fin. 11 ou 12 communes se trouvent aujourd’hui encore, par suite des chocs et des malentendus qui surgirent, grevées envers la compagnie d’une dette de 500,000 francs. Il a fallu au syndicat constitué après l’achèvement des travaux une prudence continuelle et des agens fort intelligens pour administrer ce difficile héritage[2]. Jamais l’opération n’aurait dû être abandonnée à une compagnie se rétribuant elle-même par une portion quelconque du sol.

Le premier désir et le plus grand besoin du pays briéron, c’est, en thèse générale, qu’on le laisse un peu à lui-même, qu’on le trouble le moins possible. Pas trop d’améliorations, oserions-nous dire en un certain sens, car la réglementation dérivant de tout envahissement administratif y aurait bientôt énervé ce que la vie libre conserve encore en cette région de vigueur prime-sautière. Personne n’y repousse du reste les modifications économiques que la situation comporte, et qui se lient aux habitudes locales. On les appelle au contraire de tout son cœur. Qu’il soit impossible nulle part désormais de vivre dans l’isolement et l’immobilité, chacun le conçoit; mais le besoin qu’on a du dehors ne semble point impliquer la nécessité de s’effacer soi-même. Les vœux se portent sur les voies de communication, sur celles-là surtout qui s’adaptent le mieux aux goûts traditionnels. On réclame instamment par exemple un travail bien simple en lui-même, le curage du Bas-Brivet, au-dessous de Rozée, seule voie pour conduire à la Loire les blains chargés de mottes. Depuis quelques années, le chenal s’est tellement envasé qu’il est devenu impraticable hors du temps des grandes marées de quinzaine. Le devis no porterait que sur une longueur de 6 ou 7 kilomètres. Est-ce trop demander? Ne doit-on pas espérer la prompte réalisation de ce désir? Mais si l’on veut que la vase ne s’accumule point de nouveau dans le chenal, on devrait y ménager un courant, et pour cela y ramener les eaux que le canal de Trignac a eu le fâcheux effet d’en détourner.

Un autre vœu se rapporte à certains périls auxquels sans doute le lecteur ne s’attend guère. Croirait-on que ce pays si peu boisé, placé à quelques kilomètres de la Loire, de Saint-Nazaire, d’une grande ligne ferrée, est encore aujourd’hui inquiété par les loups? Cela est vrai néanmoins, et le nombre de ces hôtes malfaisans s’est même tellement accru depuis plusieurs années qu’il a fait baisser la valeur locative des herbages dans les marais de Donges, où l’on ne peut plus, comme autrefois, laisser le bétail la nuit durant la belle saison. Ayant pour repaire les forêts de la Bretèche et de la Madeleine, situées à quelques lieues, les loups trouvent à se cacher temporairement, même le jour, entre les épais et gigantesques roseaux des prairies. En vain on avait essayé l’emploi d’appâts empoisonnés : quelques malheureux renards, ne justifiant guère leur vieille réputation de finesse, s’y étaient seuls laissé prendre. La région possède dans son voisinage un lieutenant de louveterie fort expert, assure-t-on, dans l’art des Nemrods, et depuis peu investi de ses fonctions. Quoique sa charge soit une charge nue, qui mette peu de moyens à la disposition du titulaire, il est à désirer qu’il puisse organiser pendant un certain laps de temps des battues incessantes dans toutes les forêts voisines, seul moyen d’obvier à des dangers qui contrastent si tristement avec l’état de notre civilisation.

En dehors de ce besoin élémentaire touchant à la sécurité publique et qui n’a guère fait que s’accroître, le pays briéron a, lui aussi, malgré son isolement, profité en une mesure notable du progrès matériel contemporain. Il a vu ses industries les plus primitives rattachées par la force des choses au courant de la circulation générale. Grâce au chemin de fer, la chasse et la pêche elles-mêmes en ont profité pour la vente de leurs produits. L’amélioration de la vie locale a été la suite de cette extension des échanges, et cependant la population n’en a pas moins conservé ses mœurs anciennes et la simplicité de sa vie. Le progrès économique a donc pu se concilier sans peine avec ce qu’il y avait de meilleur dans son existence. C’est un résultat à noter au moment où nous allons voir sous quel aspect les mêmes influences se sont produites dans la seconde branche du groupe rural de la Basse-Loire, c’est-à-dire au milieu des cultivateurs qui ne connaissent que la charrue et l’aiguillon.


II.

Dans un pays essentiellement agricole comme le pays de Retz et comme une partie de la région située entre la Basse-Loire et la Vilaine, le mouvement économique rencontrait des intérêts bien plus variés qu’aux alentours de la Grande-Brière. Il entraînait avec lui des exigences plus complexes, ne fût-ce qu’au point de vue des connaissances désormais nécessaires à chacun. Quelle différence énorme, par exemple, entre ce qu’un cultivateur doit savoir aujourd’hui et ce qu’il lui suffisait de connaître il y a un siècle ou seulement un demi-siècle! De même que l’herbe croît dans ses champs sans qu’il la voie pousser, de même des élémens entièrement neufs l’ont à son insu enveloppé et transformé. Sous ce rapport, la rénovation a été très marquée; mais l’intérêt qu’offre le groupe agricole du bas de la Loire tient d’abord à la diversité des cultures et au contraste existant entre les systèmes qui règlent les relations du tenancier avec le propriétaire.

Les céréales, les fourrages et les vins figurent au premier rang des produits du sol. Les fromens du pays de Retz sont particulièrement renommés. La récolte y dépasse les besoins, et fournit d’ordinaire un assez notable contingent à l’exportation. Ou expédie également au loin une partie des fourrages, qui trouvent sur les rives de la Loire une véritable terre promise. Grâce à un système de compression très simple, quoique fort énergique, on réussit à donner au foin, pour les transports à grande distance, une densité égale à celle de l’eau. Quant à la vigne, son humeur accommodante l’a partout acclimatée, sur les coteaux et dans les plaines, sur le roc et dans les sables. A l’extrémité de la pointe de Saint-Gildas, au pied du sémaphore dominant les récifs, là où les roches semblent germer sur la terre dénudée, la vigne témoigne seule que la végétation n’est pas tout à fait vaincue. Ailleurs, à Piriac, les vignobles s’avancent, pour ainsi dire, jusque dans la mer. C’était là une importante ressource pour ce district, où l’on récoltait, année moyenne, avant l’invasion de l’oïdium 7,000 pièces de vin[3]. D’autres produits, quoique d’une moindre valeur, procurent une aide précieuse à certaines localités. C’est le bois, par exemple, dans la région de Chéméré, d’Arthon et de Machecoul; ce sont les roseaux qui bordent et protègent les prairies de la Basse-Loire, et qui à Saint-Jean-de-Boisseau servent à la fabrication des nattes; c’est l’osier, qu’emploient dans les articles de vannerie commune les villages populeux de la Chapelle-des-Marais.

Dans les exploitations agricoles, tous les régimes se rencontrent mêlés les uns aux autres : le métayage ou le partage des fruits par moitié, le fermage payable en argent, le fermage payable en une quantité fixe de produits. Mieux constitué que sur le sol périgourdin, où nous l’avons précédemment observé[4], le métayage procure ici plus d’aisance au tenancier et il entraîne moins de défiance dans les relations dérivant du contrat. Du côté de Guérande, on n’aime pas le mode du fermage à prix d’argent, préféré au contraire dans la plus grande partie du pays de Retz. A tout prendre, ce dernier système tend à gagner du terrain, comme étant plus favorable au perfectionnement des procédés et à l’indépendance du cultivateur. Quant au mode si défectueux du paiement au moyen d’une quantité invariable de produits, qui peut, dans les mauvaises années, enlever au fermier toute sa récolte, il ne fait encore que trop souvent illusion. Il n’est pas rare que des laboureurs offrent en tonneaux de blé une somme dépassant, d’après les évaluations les plus modérées, un prix qu’ils se refusent à payer en argent. C’est le résultat d’une habitude traditionnelle, qui tient au fond d’assez près au métayage, et qui prévalait naturellement jadis au sein d’une société où la monnaie était peu connue sous le toit du laboureur, et où l’on n’avait aucune notion un peu exacte des compensations qu’elle permet.

Si tenace qu’il semble, cet usage est destiné à disparaître peu à peu, à mesure que l’instruction se répandra davantage. Il s’est depuis longtemps modifié déjà pour l’exploitation des vignes. On y trouve bon en général que la part du propriétaire consiste dans un prélèvement en nature, mais non plus avec une quantité invariable. Courant comme le vigneron toutes les chances des mauvaises années, il perçoit, suivant le cas, le quart, le tiers, rarement la moitié de la récolte. Dans ce métayage plus ou moins fortement mitigé, on a conservé les termes du vieux droit breton. C’est toujours le bail à comptant, qui suppose à l’origine une plantation en commun, — plantare cum, — et dont l’acte porte le nom significatif de prise. Effectivement le fermier prend, il prend possession du fonds, et pour toujours, sans éviction possible» sauf le cas d’inexécution du contrat[5].

Le commerce des produits agricoles est fort bien entendu dans toute la région. Le cultivateur vend quelquefois sa récolte sans se déplacer à des marchands de blé ou à des courtiers qui parcourent les campagnes; mais la masse des transactions s’opère sur les marchés publics, dans plusieurs petites cités, dont quelques-unes sont très actives et très vivantes, comme est Saint-Père-en-Retz, Arthon, Bourgneuf-en-Retz. Sainte-Pazanne, Port-Saint-Père, le Pellerin, sur la rive gauche; Guérande, Herbignac, Pont-Château, sur la rive droite. Nulle part on ne peut mieux saisir les tendances économiques de la population. Tout se traite au comptant; il n’y a d’exception que pour le blé, et encore en une limite extrêmement restreinte. Le jeu de l’offre et de la demande, facile à saisir dans ces transactions, est une des lois économiques dont le paysan conçoit le mieux sinon le principe, du moins les effets immédiats. Il commence également à comprendre l’avantage des transactions rapides, c’est-à-dire le prix du temps. Ramener sa marchandise à sa demeure faute de vouloir suivre les cours, c’est là une extrémité qu’il évite le plus possible. La vérité est même qu’il apporte beaucoup plus de re flexion dans la vente de ses produits que dans la culture de sa terre. Sous le premier rapport, il peut, comme on dit, voler de ses propres ailes, tandis que sous le second il a encore besoin d’aide, de conseil et surtout d’exemples.

Les progrès si notables accomplis dans la culture depuis vingt-cinq ou trente ans, on les doit presque partout des deux côtés de la Loire, dans le pays de Retz comme dans les cantons de Guérande et d’Herbignac, à l’intelligente initiative de quelques propriétaires. Sous cette impulsion, les terres ont été mieux traitées; on s’est mieux rendu compte de la nature du sol et de celle du sous-sol. Les jachères ont été peu à peu moins prolongées. On a su en outre faire une certaine place six agens mécaniques, non pour le labourage ou les semailles, — ce qui n’est guère praticable sur un sol très divisé et qu’entrecoupent à chaque pas des fossés et des haies, — mais pour le battage du blé. A l’antique fléau a succédé partout le manège mû par des animaux ou la machine à vapeur. Cette première conquête de la locomobile circulant de ferme en ferme a même éveillé l’idée d’association, qui est visiblement destinée à pénétrer de plus en plus dans les habitudes rurales à mesure que les propriétés se morcelleront davantage. Souvent plusieurs fermiers se réunissent pour acheter un appareil quelconque, un manège par exemple, dont ils se servent à tour de rôle. Cette méthode seule pourra permettre à la petite propriété, en conservant les avantages sociaux qui lui sont propres, de contre-balancer les inconvéniens économiques de la division.

Sans doute de nouveaux perfectionnemens sont à réaliser; il reste à réduire encore la durée des jachères, à perfectionner le système des assolemens et à varier davantage les cultures. On doit aussi s’occuper plus activement du bétail : non pas qu’on puisse jamais trouver dans ces districts, où le sous-sol est fréquemment imperméable, un pays pour l’élevage en grand des bestiaux; la nature du terrain, trop dur l’été et trop imprégné d’eau l’hiver, ne convient pas à toutes les plantes fourragères. Cependant le nombre des bestiaux est bien au-dessous du chiffre qu’il pourrait atteindre, au grand profit du fermier. En fait de plantes fourragères, de récens succès obtenus dans certaines cultures par plusieurs propriétaires et sur divers points attestent qu’il y a plus d’un essai utile à tenter. D’après la peine qu’on est obligé de se donner pour arracher l’herbe poussant d’elle-même dans les champs ensemencés, il est impossible de désespérer d’en faire venir quand on saura mieux s’y prendre. Un progrès d’un autre genre est évidemment praticable dès ce moment, Il devrait même stimuler tous les efforts : c’est l’amélioration des diverses races de bétail, et non point un changement radical, lequel soulèverait plus d’une objection. Il faudrait surtout s’accoutumer à mieux soigner les animaux durant le premier âge, condition essentielle presque universellement méconnue. On ne s’inquiète guère que des bœufs, envers lesquels on ne croit jamais montrer trop de sollicitude. C’est bien ; mais on devrait penser aussi un peu aux autres botes de l’étable. La basse-cour serait également susceptible de larges et précieux développemens. En présence du renchérissement qu’ont éprouvé les divers produits qu’elle fournit, on ne songe pas assez au supplément de revenu qu’on y pourrait conquérir. En fait d’engrais, on a toujours peur d’en dépenser trop, tandis qu’on devrait craindre de n’en pas employer assez. Tout en reconnaissant que la terre rend en proportion de ce qu’on lui donne, on agit comme si on ignorait cette grande loi de la production agricole. On s’entend mieux à porter sur chaque terrain le genre d’amendemens qui lui convient. Auprès du littoral, on utilise fort avantageusement les goémons ou varechs et le sable vaseux de la mer, qui, déposé sur le fumier d’étable, en augmente singulièrement les propriétés fécondantes. Au sujet de ce dernier agent, on s’est demandé dans le pays s’il ne serait pas possible, à l’aide de quelque opération simple et peu coûteuse, d’en tirer la substance utile sous une forme réduite, ce qui étendrait la zone où l’on peut le transporter. Le goémon n’est pas toujours à la disposition du cultivateur, même auprès des côtes. Croissant sur les roches sous-marines, il faut qu’il en soit détaché par les tempêtes ou par de fortes bourrasques avant d’être poussé vers le rivage où il est recueilli.

Conseils patiens, exemples répétés, ces causes premières des progrès accomplis restent bien, en dernière analyse, la meilleure garantie des améliorations ultérieures. Les modèles à suivre, les initiatives à imiter, tireraient du développement de l’enseignement agricole un secours inappréciable. Aussi les vœux de l’agriculture se dirigent-ils aujourd’hui vers ce but dans la région de la Basse-Loire comme ailleurs. On n’a, pour se convaincre de cette universelle tendance, qu’à prêter l’oreille aux discussions qui s’engagent dans les réunions d’agriculteurs, on n’a qu’à lire les documens qui se publient, y compris les volumes de l’Enquête agricole. C’est partout la même manifestation. Partout aussi les hommes expérimentés comprennent que les institutions les plus simples, les plus rapprochées des populations, valent infiniment mieux pour propager les notions utiles que les grandioses et coûteux établissemens, toujours trop facilement entraînés vers la théorie pure. L’école primaire d’abord peut fournir un très utile concours pour l’essor des connaissances élémentaires et usuelles, dont la nécessité est si urgente et si générale. L’esprit des enfans, où la routine n’a point encore étendu ses entraves, est comme un terrain neuf sur lequel fructifieront plus sûrement les germes déposés. Après l’école primaire, les écoles privées d’agriculture offrent un moyen d’action qui mériterait plus d’encouragement qu’il n’en a reçu jusqu’à ce jour. Quant aux écoles régionales, elles ne rempliront leur mission qu’à l’aide de réformes hautement réclamées aujourd’hui, et qui tendent principalement à intéresser les élèves au succès même de ces établissemens. Il serait difficile de trouver une meilleure place que le pays de Retz pour une école de ce genre ainsi reconstituée. L’instruction spéciale stimulerait, en l’éclairant, l’esprit d’entreprise, jusqu’ici trop pusillanime, trop hésitant, parmi les cultivateurs de toute la région du bas de la Loire.

Deux faits qui marquent dans le développement des cultures locales témoignent cependant déjà des résultats avantageux qu’on peut obtenir avec un peu de hardiesse. C’est d’abord, dans les districts les moins favorisés des environs d’Herbignac et de Guérande, la mise en rapport de vastes landes à peine recouvertes, il y a vingt-cinq ou trente ans, de bruyères et d’ajoncs. Aujourd’hui ces mêmes terres nourrissent toutes les plantes farineuses du pays, et dans les endroits les plus déshérités portent encore des bois de sapins d’une très belle venue. L’autre fait est relatif à des conquêtes analogues sur les rivages de la mer, soit à droite de la Loire, entre Saint-Nazaire et le Pouliguen, sur les dunes d’Escoublac, soit à gauche, entre Saint-Brévin et Saint-Michel-Chef-Chef, sur les monticules sablonneux qui séparent les deux communes. On peut citer la vente des dunes de Saint-Brévin comme une des plus curieuses applications d’une loi éminemment utile, due jadis à l’initiative parlementaire et relative seulement aux cinq départemens de la Bretagne, la loi du 15 décembre 1850. Cette loi avait rendu possible par la simplification des procédures l’aliénation et le partage des biens provenant d’anciens fiefs seigneuriaux, si communs en Bretagne, et qui demeuraient absolument improductifs. Il n’est pas hors de propos de rappeler qu’elle avait été proposée à l’assemblée législative par M. Favreau, dont elle garde le nom dans le pays. Le tribunal de Paimbœuf peut réclamer une part honorable dans la judicieuse application du système. Le terme de vingt ans, pour lequel la loi a été rendue, expire en 1870. On s’est généralement étonné de ne pas voir les conseils-généraux des départemens de la Bretagne saisis dans leur session de 1868 de la question de savoir s’il serait opportun de renouveler la loi pour un délai quelconque. C’est là cependant un objet d’intérêt considérable pour la région où nous sommes. Une statistique complète des résultats que la loi a produits, résultats dont les élémens ne peuvent se trouver que dans les greffes des tribunaux et de la cour impériale de Rennes, serait un document fort utile à consulter pour l’histoire même des anciennes propriétés seigneuriales. La mise en rapport des terres de ce genre à l’embouchure et sur la rive gauche de la Loire y a constitué une opération à long terme, ayant exigé de lourdes dépenses pour des bénéfices nécessairement fort minces au début. Le succès s’est borné jusqu’ici à la culture des sapins, de la vigne et à celle des asperges, il faut attendre maintenant pour d’autres plantations qu’un fonds de terre se forme grâce aux détritus de la végétation. Cette circonstance ne peut que recommander davantage à l’attention ce large essai au point de vue de l’essor de l’esprit d’entreprise dans la contrée. Plus il a été coûteux, plus il réclame de temps pour porter tous ses fruits, et plus il constitue un exemple bon à citer dans la développement de la production agricole. Il y a là comme une nouvelle variante sur le tableau général des cultures du bas de la Loire.

Les conditions de la vie matérielle varient moins dans les campagnes de ce pays que ne le feraient supposer peut-être les différences indiquées dans le système des exploitations. Sous ce rapport, la situation s’est grandement améliorée depuis vingt-cinq ou trente années. Le fait est notoire. On est mieux nourri, mieux logé, mieux vêtu. Dans toutes les fermes, on boit du vin, on mange du pain de froment d’excellente qualité. Quoique la viande de boucherie n’y soit pas commune, elle n’y est pas tout à fait inconnue comme autrefois. A tout prendre, le sort du campagnard, dans le pays de Betz par exemple, est préférable à celui des ouvriers dans les villes. Si le laboureur a devant lui une besogne plus constante, et à certains momens de l’année plus rude, il ne connaît point ces chômages périodiques, ces désœuvremens forcés, — je ne parle que de ceux-là, — qui plongent les familles dans une gêne cruelle et parfois dans une véritable indigence. L’hiver, il ignore ces privations en fait de chauffage, si fréquentes et si dures pour tant de ménages citadins. La vie du lendemain germe sous ses yeux dans son champ quand elle n’est pas déjà dans sa grange. Rien d’essentiel ne manque à sa modeste installation intérieure. Je ne fais d’exception que pour l’éclairage, en général très primitif. On en est resté communément à l’emploi de la chandelle de résine, dont la lueur jaunâtre n’éclaire guère, et dont l’épaisse fumée noircit tout autour du foyer.

Réduire le plus possible la somme des acquisitions destinées à la vie journalière, tel est l’incessant objet des vœux du laboureur. Comme pour le paiement du fermage en nature, il voudrait tout devoir à sa terre. L’idéal consiste, suivant lui, à n’avoir rien à débourser. Juste quelquefois, ce calcul peut aboutir à un véritable sacrifice. Mieux vaut chercher au dehors ce qui coûterait plus à produire qu’à acheter. Voilà le bon système ramené à son expression la plus simple. J’admets volontiers une exception pour divers objets d’habillement et pour certains tissus d’un usage journalier, exception plus apparente que réelle, car on consacre à les établir un temps qui autrement serait à peu près perdu. Ainsi la laine et le lin recueillis sur la ferme y sont utilement mis en œuvre pour les besoins de la famille. Les femmes les filent elles-mêmes, et toujours d’après l’antique procédé de la quenouille, soit l’été en gardant les troupeaux, soit l’hiver à la veillée. La filature à la main n’est donc pas éteinte partout, comme on l’a dit souvent; elle occupe encore une place assez large dans les fermes bretonnes : c’est même le soir un spectacle curieux, quand toute la famille est réunie, que de voir les femmes alignées par rang d’âge sur les deux côtés du foyer, depuis la grand’mère jusqu’aux plus jeunes filles, la quenouille au côté et le fuseau à la main. Elles se tiennent souvent debout, comme des soldats sous les armes, afin que le jeu du fuseau soit plus libre, tandis que les hommes, assis au fond devant l’âtre, tressent des chapeaux de paille ou des paniers d’osier. Il faut bien que les fileuses recourent ensuite au métier du tisserand; mais c’est à peu près la seule aide qu’elles réclament du dehors. Pour les tissus en laine, on s’épargne jusqu’aux frais de teinture en élevant de préférence des moutons noirs. Ce système de travail résistera longtemps à la concurrence des grandes manufactures; il a pour le défendre, outre une habitude invétérée, l’extrême économie dans les frais de production. De plus le tissu vaut mieux, il dure plus longtemps, c’est incontestable; seulement il est plus rude à la main et moins flatteur à l’œil. Si l’on finit jamais par l’abandonner pour les articles industriels, ce sera bien plus par le désir d’être mieux habillé que par suite d’un calcul économique.

Les mœurs des familles prêtent une force réelle au nœud de l’exploitation agricole. Avant tout, on est attaché au pays, on aime son village et son champ. Dans les fermes, où se pressent parfois deux ou trois générations, la subordination envers le chef de la famille est complète : c’est comme un patriarche; ni les fils, ni les gendres, ni les petits-fils, ne songent à discuter son autorité; lui seul assigne à chacun sa place et son travail. On n’a guère qu’un seul tourment, terrible, continuel, — l’idée du tirage au sort pour les garçons. Plusieurs années à l’avance, il n’y a point d’autre sujet de conversation. Une fois sous les drapeaux, ces jeunes conscrits peuvent devenir d’excellens soldats, grâce surtout au respect de la règle, qu’ils ont appris dès l’enfance; mais à coup sûr ils n’avaient pas la vocation militaire. Nulle part l’idée de la séparation n’est plus douloureuse, ni l’heure du retour plus impatiemment attendue. Aussi quel vide difficile, sinon impossible à combler, ne laisse pas le départ d’un fils! Les bras manquent généralement dans les fermes du pays, qui ne reçoit point comme d’autres un supplément d’ouvriers étrangers; puis les habitudes, les goûts, les calculs, se trouvent cruellement troublés par rapport aux mariages, qu’on aime à contracter de bonne heure, un laboureur ayant tout intérêt à pouvoir être assisté le plus tôt possible par ses enfans.

Ces coutumes héréditaires, cette constitution de la famille, profitent à la régularité de la vie. Les scandales sont, pour ainsi dire, inconnus dans ces campagnes, et pourtant on y admet dans les rapports habituels une facilité, une familiarité même dont s’alarmeraient des mœurs moins régulières. Ainsi, quand la jeune fille arrive à l’âge de se marier, on la voit s’entretenir seule aux champs, le dimanche dans l’après-midi, avec le fiancé choisi par elle et agréé par la famille. Ces assiduités hebdomadaires durent quelquefois de longs mois, même plusieurs années. Une fille serait au désespoir, si elles lui faisaient défaut. L’usage qui les tolère sans le moindre embarras et sans le moindre soupçon a pour double égide un sentiment de mutuel respect et la morale apprise dans le catéchisme et dans le décalogue.

Les enfans reçoivent pour la plupart l’instruction primaire, dont les avantages sont de plus en plus appréciés. Lorsqu’on accuse certaines négligences individuelles dans la fréquentation des écoles, on ne tient pas toujours suffisamment compte des obstacles à vaincre. Avec la topographie communale actuelle, si mal établie, résultant des hasards et des luttes d’un autre temps, — et dont il il serait si nécessaire d’entreprendre la reconstitution complète, — il n’est pas rare que l’école soit très éloignée de la demeure des parens. Souvent les petits garçons et les petites filles qui s’y rendent ont une lieue et même davantage à parcourir le matin et le soir avec l’obligation d’emporter leur dîner. Encore faut-il savoir que ces longues pérégrinations s’accomplissent durant l’hiver pour le plus grand nombre, alors que les travaux champêtres sont devenus moins urgens, difficulté sérieuse qui se rencontre également dans presque toutes les communes sur les deux rives de la Basse-Loire.

Une distinction doit être faite au contraire relativement à l’installation intérieure des ménages. On est moins satisfait de l’état des choses sous ce rapport dans les environs de Guérande ou d’Herbignac que dans le pays de Retz. Ici la propreté est générale; les écuries et les étables sont séparées du logis de la famille le plus souvent par l’aire ou par la cour. Là-bas au contraire, des exemples fréquens rappellent certains usages de la Basse-Bretagne, où des cloisons à claire-voie existent à peine entre les étables et la pièce habitée. Telle est cependant la force de l’habitude que personne ne songe à se plaindre. C’est à l’intervention spontanée de quelques propriétaires soigneux et prévoyans qu’on doit de récentes constructions tranchant avec l’ancien système, et offrant çà et là d’excellens modèles à suivre.

La réforme de certains usages domestiques non moins fâcheux sera plus difficile à obtenir, parce qu’elle dépend exclusivement des familles rurales. On a, par exemple, l’habitude d’avoir des lits à deux étages, appelés lits à coulisses, disposés à peu près comme les couchettes dans les paquebots transatlantiques. Seulement, au lieu d’être fort étroits et affectés à une seule personne, ces lits sont très larges et destinés à plusieurs. Le lit du second étage est si haut qu’on n’y monte qu’en se hissant sur un coffre, parfois même à l’aide d’une échelle. On a besoin d’une certaine adresse pour s’y glisser sans se frapper la tête contre le plafond. L’air s’y renouvelle difficilement. Ce vicieux arrangement ne vient pas de ce que la place manque à des familles nombreuses, non, car on exhausse presque à la même hauteur les lits simples. On a recours à des fascines de sarment qu’on étend sous la paillasse, et dont l’élasticité naturelle se prête assez bien d’ailleurs à cet emploi. C’est en cas de maladie que l’inconvénient devient le plus sensible. Le médecin est obligé de se livrer à une véritable gymnastique pour atteindre jusqu’au malheureux qui souffre, et dont il a peine à constater l’état.

Comment disparaîtront ces regrettables et bizarres coutumes? Point de doute, c’est le progrès matériel, c’est le mouvement économique qui les détruira. Rien ne fait mieux juger du bien qu’il est susceptible de produire que la vue du mal qu’il n’a pas encore réussi à extirper. Avions-nous tort d’affirmer dès le début qu’un lien intime unit les améliorations concernant la vie matérielle à celles qui embrassent la vie morale elle-même? Les transformations opérées déjà dans le groupe des populations rurales de la Basse-Loire ne proclament-elles pas assez haut, malgré les lacunes qui existent encore, qu’en fin de compte le changement leur a été favorable dans la double sphère de leur existence? En fait d’améliorations agricoles, l’impulsion, nous l’avons dit, était venue des initiatives individuelles, de l’exemple de quelques propriétaires, suppléant à l’instruction absente chez les masses. Une cause toute matérielle a puissamment concouru d’un autre côté à hâter le progrès, c’est le renouvellement à peu près complet des voies de communication. Toute la région du bas de la Loire a été dotée d’un système de routes fort bien entendu, où du moins les erreurs à relever sont peu nombreuses. Le point de départ de cette régénération remonte loin : il faudrait, pour être juste, se reporter à plus de trente-cinq ans; mais l’expansion de ce réseau ne date que d’une vingtaine d’années, et depuis lors le mouvement ne s’est pas ralenti. Partout dans la région de la Basse-Loire, dans le pays de Retz particulièrement, on a dû beaucoup sous ce rapport à l’action d’un préfet dont il convient d’autant plus de rappeler le nom qu’il est depuis longtemps en dehors de la vie administrative, M. Gauja. A l’heure qu’il est et grâce aux développemens postérieurs, il n’existe plus que quelques tronçons à construire. Des pays de production comme ceux-ci ont besoin avant tout de moyens de transport. S’ils restent en arrière, ils succombent nécessairement devant la concurrence de régions mieux partagées. Voilà cependant qu’en face des courans nouveaux qui s’établissent les modes anciens deviennent insuffisans. De justes satisfactions ont été et sont en ce moment données à la rive droite du fleuve; on ne saurait trop accélérer les travaux entrepris; mais on a délaissé complètement la rive gauche. Le pays de Retz voit son active industrie agricole menacée et compromise. Autant on y possédait, en fait de routes, les facilités voulues, autant on est déshérité du bénéfice des voies rapides, indispensables désormais pour l’écoulement des produits, surtout des produits alimentaires.

Il avait été conçu, il y a quelques années, un projet de chemin de fer départemental qui aurait été sur la rive gauche de la Loire comme le pendant des lignes votées l’an dernier sur la rive droite, entre Saint-Nazaire, Guérande et le Croisic. Malheureusement les défectuosités du tracé Font promptement compromis. Point de succès pour des entreprises de ce genre, si l’on ne s’adresse à la masse des intérêts. Il importe de savoir y tenir compte des courans commerciaux déjà établis. Sans doute il est facile de voir qu’il faudrait au pays de Retz deux lignes, dont l’une le relierait au chef-lieu du département, avec lequel les communications sont parfois si difficiles à cause de l’état de la Loire, et dont l’autre, le traversant dans toute sa largeur, irait rejoindre le chemin de fer de la Vendée. Cependant quel serait le parcours de ces deux lignes? quels en seraient les points d’arrivée? où serait le point d’intersection? C’est là que la difficulté commence. Paimbœuf est assurément la principale localité à desservir; mais on ne doit laisser à l’écart ni Saint-Père-en-Retz, ni Pornic, ni Bourgneuf, ni Machecoul. C’est auprès de cette dernière ville que le chemin devrait se bifurquer pour gagner plus loin la ligne de Nantes aux Sables-d’Olonne, d’une part par Légé, de l’autre par Challans. Ces questions décidées, il resterait encore à régler les tracés en consultant l’importance relative des localités intermédiaires. Telle est la tâche qui s’impose ici, et qui n’avait pas été suffisamment remplie dans les plans primitifs. On n’en doit pas moins louer la pensée qui les avait suscités. On a pu mieux se convaincre que dans les districts traversés, très riches en produits agricoles et où le sel marin, les briques, la poterie, les engrais, fournissent aux transports un appoint considérable, on serait sûr d’un trafic rémunérateur. Avec ce réseau, le groupe rural du pays de Retz pourrait affronter sans crainte la concurrence que lui préparent les modifications introduites, soit en France, soit en Europe, dans le commerce du blé. Autrement l’influence du mouvement contemporain, après y avoir été fractueuse, courrait risque d’y préparer des déceptions et des ruines.

Le rôle du chemin de fer serait plus décisif encore pour Paimbœuf. Une question d’un intérêt général s’attache à la destinée de cette ville, si profondément atteinte depuis l’avènement de Saint-Nazaire à une grande existence maritime. Circonstance singulière! elle avait été jusqu’alors le chef-lieu administratif et la plus importante cité du pays de Retz, et elle n’appartenait point au même cadre économique; elle ne se rattachait que par de faibles liens au groupe rural. C’était le commerce maritime, ce n’était point la production agricole qui alimentait son activité-Aujourd’hui, la question est de savoir si Paimbœuf, tout en conservant ce qui lui reste de sa situation maritime, pourra se placer à la tête du mouvement agricole. Or rien de possible en ce sens à moins qu’il ne devienne un port d’écoulement pour tous les produits de la rive gauche en même temps qu’un port d’approvisionnement ouvert aux besoins si multiples de la rive droite. Le chemin de fer pourrait seul lui créer ce nouveau rôle.

On tomberait dans une étrange erreur, si l’on voulait juger les effets du mouvement économique dans ce pays par ce qui s’est passé à Paimbœuf. Au lieu de s’y être élevé, le niveau des existences y a fléchi; mais ce fait ne tient pas à une influence générale : il tient à une transformation toute locale, à la création d’un nouveau port plus rapproché de la mer. On a vu là comment une cité peut déchoir presque tout d’un coup du rang qu’elle occupait par des causes aussi étrangères à l’état de la société qu’indépendantes d’elle-même. La vie locale n’y possédait qu’une source d’activité; une fois tarie, il ne restait plus rien. Il n’y a guère plus d’un siècle et demi, les grands navires de cette époque, qui seraient tout au plus aujourd’hui des bâtimens de dimension moyenne, éprouvant d’énormes difficultés pour gagner l’opulente cité de Nantes, Paimbœuf avait été choisi comme point d’armement et de désarmement. On y chargeait les marchandises sur les gabares, qui remontaient jusqu’à Nantes. Un simple hameau devint ainsi, presque du jour au lendemain, une cité à laquelle on promettait une grande fortune maritime. « Cette ville, disait un dictionnaire de Bretagne publié au siècle dernier, s’augmentera insensiblement et deviendra considérable. » Si cette prédiction doit se réaliser, ce ne sera point dans la voie prévue jadis. La mission qu’on lui assignait doit être remplacée par une autre, qui pourrait devenir aussi féconde et certainement plus durable. L’amoindrissement de Paimbœuf n’aurait été ainsi qu’un fait temporaire. — Le travail avait manqué subitement et d’une manière presque absolue. Or, comme les bras s’en vont chercher le moyen de s’employer où ils le trouvent, la désertion avait été générale. Nombreuses maisons inoccupées, rues silencieuses, quais déserts, tel est aujourd’hui l’aspect de la cité. Combien n’importe-t-il pas dès lors de créer de nouvelles ressources, de substituer d’autres applications à celles qui n’existent plus! Une question d’existence s’attache bien réellement, pour le chef-lieu administratif du pays, à la création du réseau ferré. Tandis que sur la rive droite de la Loire, aux environs de la grande agglomération de Saint-Nazaire, la production reste au-dessous des besoins en fait de denrées provenant du sol, elle est surabondante sur la rive gauche. En centralisant ce commerce sur ses quais, Paimbœuf se trouverait avoir pour tributaire, et pour tributaire payant sans regret un tel tribut, cette même ville de Saint-Nazaire où les exigences sont si considérables. L’extension de Saint-Nazaire deviendrait ainsi un gagé de prospérité pour Paimbœuf.

Afin d’ouvrir cette veine nouvelle du côté de la richesse agricole, la résolution, l’esprit d’entreprise, sont aussi indispensables que la construction du chemin de fer. Qu’on se soit abandonné au découragement sous le coup d’un désastre soudain, il était difficile et peut-être impossible qu’il en fût autrement. Toute ardeur, toute sève, toute jeunesse, semblaient avoir disparu. Chacun était enclin à se replier sur soi-même. Dans une cité comme Paimbœuf, où les fortunes acquises viennent non point des hasards de la spéculation, mais d’un travail patient et d’une sévère économie, on devait craindre de rien livrer à l’imprévu. Que l’esprit d’entreprise dût s’évanouir alors, chacun le devine aisément; à peine quelques plaintes, et presque point de demandes. Il y a peu de villes en France qui aient moins fait valoir à l’occasion les titres les plus légitimes. Tel ne saurait être cependant le dernier mot de la situation. La construction du chemin de fer serait un signal pour un renouvellement dont chacun conçoit déjà la nécessité, et auquel, une fois le premier élan donné, ne manquerait pas le concours de volontés actives. Il porterait tout naturellement les intérêts sur la ligne qu’ils doivent suivre, c’est-à-dire vers une alliance de plus en plus intime avec l’élément agricole. Le groupe rural du pays de Retz serait ainsi constitué dans les conditions mêmes qu’impose la nature des choses. Il aurait son champ de production, ses voies ferrées et un port convenablement placé pour l’exportation de ses produits. Parmi les ressources que possède la population agricole du bas de la Loire, il en est une, tenant au voisinage de la mer, dont le chemin de fer viendrait, à son propre avantage, augmenter aussi l’importance. Ce n’est pas déjà sans un notable bénéfice pour la contrée que se sont développées sur les côtes les stations où les visiteurs affluent durant la belle saison. Sur la rive gauche comme sur la rive droite, les villages et les villes où des bains de mer ont été établis depuis quelques années se succèdent presque sans interruption. Dans le pays de Retz, autour de Pornic, centre actif de tout ce mouvement, comme le Croisic de l’autre côté de la rivière, on a vu quelques localités, naguère ignorées et pauvres, devenir rapidement des centres recherchés et prospères.

Ce qui frappe en définitive dans l’un et l’autre rameau du groupe rural de la région du bas de la Loire, c’est partout, au milieu de la diversité des situations, une évidente similitude dans les aspirations et dans les besoins. Tout peut s’y ramener sous ce rapport à deux points essentiels. — D’un côté, il importe de développer l’instruction, surtout l’instruction agricole. Sur la rive droite du fleuve, le premier intérêt des habitans de la Brière, si volontiers dédaigneux de la culture, c’est d’apprendre à tirer meilleur parti de leurs terres en échappant à des pratiques négligentes et routinières. Dans les localités où l’agriculture est le plus avancée, comme dans le pays de Retz et dans certains districts de la partie septentrionale de l’arrondissement de Saint-Nazaire, le développement des connaissances spéciales fera disparaître peu à peu les derniers vices de l’exploitation. D’un autre côté, la nécessité de voies nouvelles de transport est commune à toute la contrée. — Ainsi un progrès dans l’ordre matériel et un progrès dans l’ordre moral, telle est la dernière résultante de l’observation dans les petits groupes comme dans les grands. Partout même condition aujourd’hui pour un succès solide et durable : l’homme a besoin de savoir plus et de valoir mieux.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1868.
  2. Le niveau du sol n’a pas permis du reste un dessèchement complet, mais, grâce à des canaux qui n’ont pas moins de 80 kilomètres de développement et dont la moitié porte bateaux, l’inondation ne dure que deux ou trois mois chaque année, au lieu de sept ou huit comme dans la Brière.
  3. On avait arraché beaucoup de vignes à la suite de plusieurs mauvaises récoltes consécutives. Réduite un moment à 2,000 pièces, la production se relève peu à peu par suite de plantations nouvelles.
  4. Voyez la Revue du 1er juin 1867, le Métayage et la Culture dans le Périgord.
  5. Les vestiges de cet arrangement, toujours si répandu au bas de la Loire, se retrouvaient, il n’y a pas plus d’une quarantaine d’années, au-dessus de Nantes, dans les vignobles d’Ancenis, de Varades, de Saint-Herblon; mais ils eu ont disparu peu à peu par suite de cessions volontaires.