Les Régions du bas de la Loire/03

La bibliothèque libre.
LA RÉGION
DU BAS DE LA LOIRE

III.[1]
LE GROUPE DES MARINS ET SAINT-NAZAIRE.

Le groupe maritime, dans La région du bas de la Loire, se compose d’agglomérations plus ou moins fortes, disséminées sur le littoral des deux côtés de ce grand cours d’eau. A droite, son domaine commence au-dessous de Lavau, sur les territoires de Montoir et de Donjes, où déjà le fleuve a la largeur d’un bras de mer, et il s’étend le long de la côte jusqu’aux confins du Morbihan. A gauche, c’est Paimbœuf, c’est Pornic, ce sont tous les villages de la presqu’île de Saint-Gildas et de la baie de Bourgneuf qui fournissent des recrues à la marine militaire et à la marine marchande. Le port de Saint-Nazaire, dont la destinée, encore si nouvelle, est déjà si tourmentée, quoique pleine de promesses, sert de centre d’attraction à toute cette phalange. Les conditions d’existence des capitaines, des maîtres au cabotage et des matelots de la Basse-Loire ne ressemblent en rien à celles des groupes précédemment étudiés dans les mêmes districts.

Ce n’est pas graduellement que cette population a été atteinte par le mouvement économique. Non, elle s’est vue envahie tout d’un coup. Jusque-là, vivant à l’écart, au jour le jour, avec des goûts très simples, avec des mœurs toutes primitives, elle était faite à son sort, quelque pénible qu’il fût, elle ne s’inquiétait guère du lendemain, de quelque incertitude qu’il parût environné. Voilà cependant qu’elle a été inopinément associée à toutes les vicissitudes que subit une cité naissante et ambitieuse de voir rapidement s’élever sa fortune. Dès son premier essor, entre ses murailles à peine sorties de terre, sous les abris provisoires qui tenaient çà et là lieu de maisons, la ville de Saint-Nazaire modifia brusquement la destinée de tous les individus qui de près ou de loin dépendaient de la grande navigation. Que ce soit pour leur futur avantage, point de doute; mais les chances à courir avaient de quoi les intimider. Le changement pour eux était complet. Il leur fallut dès lors vivre d’une vie nouvelle, au milieu d’une succession de phénomènes le plus souvent inexplicables à leurs yeux. Épanouissement rapide et retours imprévus, activité prodigieuse et engourdissement subit, trop faciles illusions et trop prompt découragement, vifs élans de la population et lenteur fâcheuse dans la solution des questions locales, ces incidens qui marquent les premiers pas de Saint-Nazaire ont eu leur contre-coup jusque dans les moindres hameaux de la côte. Tandis que dans la ville on était soutenu par la confiance qu’inspire une situation des plus favorables, on ne pouvait guère voir parmi les familles isolées que la difficulté du jour présent. C’est donc au milieu de péripéties nombreuses et d’inquiétudes soudaines qu’il faut suivre l’influence du mouvement contemporain sur le groupe maritime du bas de la Loire. Si complexes qu’en soient l’origine et le caractère, les phénomènes que nous avons à étudier ici sont d’ailleurs assez faciles à saisir. Ils se renferment en effet dans le court espace d’une dizaine d’années, et se rapportent en outre à deux ordres de faits caractéristiques, la création du port de Saint-Nazaire et la formation de la cité.


I.

Il n’y a guère plus de dix ans que Saint-Nazaire, simple station de pilotes et de pêcheurs, est devenu un grand port commercial. Cette transformation complète a été la conséquence de la construction d’un bassin à flot, comme aussi du prolongement du chemin de fer d’Orléans jusqu’à l’embouchure de la Loire. Le bassin avait à peine été ouvert depuis quelques mois, lorsque, vers le milieu de l’année 1857 (10 août), commença l’exploitation de la ligne ferrée. Les deux entreprises se liaient intimement l’une à l’autre. Si le bassin était indispensable pour recevoir les navires du commerce, le chemin de fer ne l’était pas moins pour assurer des communications rapides avec l’intérieur de la France. Des deux côtés, on devait tout au travail. On peut dire que le port a été créé de main d’homme. La nature avait fourni un emplacement convenable, elle avait mis à portée de la côte une rade où l’on trouve à mer basse de 8 à 15 mètres d’eau; mais il n’y avait rien de plus, point d’abri naturel pour les bâtimens. Les embarcations du pilotage ou de la pêche, les navires du petit cabotage, venaient s’échouer sur un fond vaseux dans une sorte d’anse complètement ouverte. Jamais au siècle dernier, durant la période la plus prospère du commerce de Nantes, on n’avait eu l’idée d’y établir le moindre ouvrage. On n’en avait pas besoin alors; les bâtimens de l’époque pouvaient remonter sans peine jusqu’au port de Paimbœuf, plus rapproché de 3 lieues de ce splendide et fameux quai de la Fosse, à Nantes, alors point de mire de presque toute la navigation coloniale. C’est seulement dans les dernières années de la restauration (1828) qu’on se mit à construire à Saint-Nazaire un môle d’une cinquantaine de mètres d’abord, puis de 100 mètres de longueur.

Jusqu’à ces dernières années, les navires gagnaient Paimbœuf, y transbordaient sur des gabarres une partie de leur chargement, et remontaient ensuite la Loire au moment des grandes marées de quinzaine. Deux circonstances, l’une maritime, l’autre économique, avaient de nos jours rendu impraticable la continuation de ce système. Les difficultés de la navigation dans la Basse-Loire s’étaient singulièrement accrues. Ce n’est pas que depuis un temps assez long, un siècle à peu près, durant lequel les observations ont été faites avec quelque précision, il ait été constaté que le lit de la rivière se soit ensablé d’une manière sensible. Si l’on excepte quelques points, comme le port même de Paimbœuf, dont certaines digues bâties dans la Loire semblent avoir rendu l’accès plus difficile, le niveau d’eau est resté le même; mais le tonnage des navires et le mode de construction sont absolument changés. Tandis que le tonnage a triplé et quadruplé, la longueur de la coque a été notablement augmentée. A lui seul, cet allongement aurait fermé aux nouveaux bâtimens les passes étroites et sinueuses que décrit le cours du fleuve. Au point de vue économique, les lenteurs occasionnées par le transbordement et par l’obligation d’attendre les grandes marées ne pouvaient s’accorder avec les nécessités imposées aujourd’hui à la marine marchande. Il lui faut aller vite ou succomber; elle doit tenir son matériel dans une activité constante pour diminuer les frais généraux et réduire le prix des transports.

L’intérêt nantais était directement intéressé à la construction d’un port au bout du chemin de fer projeté depuis 1842. La prompte expédition des navires ne pouvait avoir lieu qu’à ce prix. Aussi la chambre de commerce de Nantes, justement pénétrée des intérêts dont elle est l’organe, avait-elle vivement sollicité dès le principe cette difficile et coûteuse opération. La nécessité d’établir ce port une fois reconnue, il en fallait choisir l’emplacement. Impossible de songer à Paimbœuf : c’eût été s’imposer de gaîté de cœur les difficultés d’une longue navigation entre les bancs de sable. Impossible également d’hésiter entre les deux rives, parce qu’à droite les profondeurs de la grande et de la petite rade sont plus rapprochées de la côte ; le fond d’ailleurs y est vaseux, tandis que les sables, dont il est si difficile de triompher, se portent vers la rive gauche. La rade en outre se trouve beaucoup mieux abritée du côté de Saint-Nazaire, grâce à la configuration des côtes voisines, dont les profondes échancrures semblent couper les flots comme d’énormes brise-lames. Toutes les considérations topographiques militaient donc en faveur de la rive droite. Peut-être cependant la ville de Paimbœuf fut-elle un peu trop sacrifiée. Il n’aurait pas été difficile de lui fournir d’un autre côté des compensations. La constance avec laquelle elle avait rempli son rôle maritime ne laissait pas de lui donner quelques droits à cette sollicitude.

Deux conditions favorables, qui sont rares sur toutes les côtes européennes, se rencontraient à l’embouchure de la Loire : on y avait une rade vaste et profonde offrant d’excellons mouillages, où l’on pouvait stationner avec sécurité pour attendre l’heure de la mer montante. Cette rade est précédée elle-même par les abris sûrs et vastes que présentent les côtes de Belle-Isle. Les passes traversant les bancs de sable sont parfaitement connues, et elles n’ont jamais été manquées, même au milieu des plus gros temps, que par des navires qui avaient voulu économiser les frais de pilotage ou qui n’allaient pas chercher les pilotes à leur poste habituel. La barre dite Barre des Charpentiers, située à 10 kilomètres au-dessous de Saint-Nazaire, peut être aisément franchie à toutes les marées par les plus grands bâtimens[2]. Sans doute, en parlant des ports situés à l’embouchure des rivières, les hommes du métier ont toujours quelques réserves à faire ; mais nulle part l’avenir ne paraît plus solidement assuré qu’ici. Depuis près de cinquante ans que des observations rigoureuses ont été recueillies, la hauteur et la position de la Barre des Charpentiers restent absolument invariables. « Les sables qui la forment, a dit un ingénieur habile, sont désormais arrivés à un état d’équilibre que rien ne semble devoir troubler. »

On a mis dix ans à construire le bassin à Ilot existant aujourd’hui, et pour lequel une loi avait accordé, en 1845, un crédit de 7 millions qui n’a guère été dépassé que d’un million, car il a coûté en tout 8,126,000 francs. Magnifiquement exécuté, le bassin embrasse une étendue d’environ 10 hectares 1/2. Les quais ont un développement de 1,500 mètres. La profondeur, qui est au minimum de mètres, va jusqu’à 7 mètres 50 centimètres à pleine mer des plus faibles marées. Il n’était pas nécessaire de ménager un avant-port comme il en existe ailleurs, au Havre par exemple; la petite rade forme elle-même une sorte d’avant-port à flot.

Depuis l’achèvement de cette construction gigantesque, qui fait honneur aux ingénieurs chargés d’en rédiger les projets et d’en assurer l’exécution, il s’est élevé une objection assez spécieuse ayant trait à l’envasement du port. Il est vrai que les abords du bassin et le bassin lui-même reçoivent chaque jour une certaine quantité de vase dont il importe de se débarrasser avant qu’elle se soit tassée et consolidée; mais souvent on est tombé à ce sujet dans une confusion manifeste. On a parlé de la vase comme s’il s’était agi de sable. Le sable, qui se précipite au fond, aurait bien vite rendu impossibles les manœuvres des portes d’une écluse; mais la vase, qui reste en suspension dans l’eau, est au contraire facile à maîtriser. A Saint-Nazaire, on a attaqué ce problème de front, et le triomphe de la science a été complet; il y a là un des côtés les plus curieux du système constitutif de ce port.

Les deux marées font passer chaque jour en moyenne dans la rade de 40 à 42 millions de mètres cubes d’eau. Cette eau contient environ un septième de vase, soit 6 millions de mètres cubes. Le bassin et les abords en reçoivent environ 880 mètres par jour. Relativement c’est peu ; mais c’est beaucoup trop pour qu’il soit possible de s’en débarrasser, comme on avait espéré le faire d’abord, avec des écluses de chasse. On a donc imaginé un genre de bateau muni d’une machine aspirante dont l’extrémité pénètre jusqu’au fond de l’eau, et y pompe la vase; on enlève ensuite cette dernière au moyen d’une chaîne sans fin munie de godets qui la déversent dans un bateau plat divisé en compartimens indépendans les uns des autres. Jusque-là, l’opération est des plus simples; mais que faire de cette triste moisson quotidienne ? Ici s’arrêtent les calculs de la science pour faire place aux expédions de la pratique, tels que les circonstances locales ont semblé les imposer. Une fois remplis, les bateaux gagnent le large, et à 1 kilomètre ou 1 kilomètre 1/2 de distance, à l’aide d’une soupape dont chaque compartiment est muni, ils rendent leur charge à la mer. Or la mer la rapportera le lendemain.

Avant de se récrier contre cet échange, qui ne finit pas plus que la fameuse tapisserie de Pénélope, les auteurs du système demandent fort sensément qu’on leur indique un autre mode de procéder. N’oublions pas, ajoutent-ils, qu’il s’agit seulement de 880 mètres sur 6 millions. De plus, la tâche ingrate à laquelle on se condamne, on sait du moins ce qu’elle coûte. Les frais d’entretien du port de Saint-Nazaire, tout compris, peuvent monter à 150,000 francs par an. Comme les travaux terminés et ceux qui sont en cours d’exécution sont évalués en tout à 27 millions, on peut dire qu’avec la dépense annuelle, équivalant à l’intérêt de 3 millions de francs, ils en auront coûté 30. Voilà le chiffre vrai. Supposons qu’au lieu de reporter la vase dans la mer on en fasse un dépôt sur un point quelconque du rivage; on décuplerait la dépense d’entretien. Calculs fort justes, si l’on était obligé d’aller à une distance un peu longue; mais on s’est demandé si l’on ne pourrait pas, immédiatement au-dessous de Saint-Nazaire, tirant une ligne droite à partir des rochers sur lesquels le môle est bâti jusqu’à la pointe de Ville-ès-Martin, trouver dans la large et profonde échancrure que décrit ici la mer un espace immense où la vase pourrait être déposée tout près du port et à peu de frais. Séduisante à ne considérer que le prix de revient du curage, cette solution n’offre-t-elle aucun inconvénient sous le rapport nautique? La question ne relève plus ici que des hommes du métier; elle paraît valoir la peine qu’on en fasse l’objet d’un examen attentif.

Quoi qu’il puisse advenir pour le dépôt des vases, les combinaisons actuellement adoptées, et dont le mécanisme a été si ingénieusement conçu, ont débarrassé le port de tout obstacle. La population maritime du bas de la Loire possède désormais son point de ralliement. Toutefois un bassin, des écluses et des profondeurs d’eau surabondantes, ce ne sont là que des conditions matérielles. Reste le régime économique, si essentiel pour la vitalité de toute création analogue. A ce point de vue, et par suite de causes diverses, la situation est loin d’être aussi favorable.

Le port de Saint-Nazaire est destiné aux navires au long cours, ce n’est point un port de cabotage. Les embarcations des caboteurs peuvent continuer à remonter jusqu’à Paimbœuf et à Nantes. Dès qu’il devenait un lieu d’arrêt obligé pour les gros bâtimens, Saint-Nazaire formait le point d’attache de toutes les relations de la France et du centre de l’Europe avec l’Amérique équatoriale. Ce port peut en outre, suivant les cas, partager avec le Havre, Bordeaux ou Marseille la navigation entre notre pays et l’Amérique méridionale, la côte d’Afrique, les Indes, l’extrême Orient asiatique et le monde austral. Eh bien! qu’est-il arrivé? Comment ce rôle a-t-il été rempli depuis l’origine? Si l’on s’en tient au chiffre pur et simple des entrées et des sorties, point de doute que les résultats n’aient été très satisfaisans; ils ont dépassé les espérances. Saint-Nazaire tient déjà le quatrième rang entre tous nos ports par le mouvement de sa navigation. Le chiffre du tonnage des navires qui le fréquentent n’a pas cessé de monter d’année en année. Un an après l’ouverture du bassin, en 1858, le jaugeage n’était que de 153,437 tonnes, et en 1867 il atteignait 540,826 tonnes, non compris les gabarres et les bateaux de la Loire. Il y a vingt-cinq ans, l’arrivée d’un navire à voile de 500 tonneaux était un événement dans ces parages. C’est journellement qu’on en voit de 800, de 900, de 1,000, de 1,500, qui, sans les constructions de Saint-Nazaire, n’auraient jamais pu aborder le fleuve, au grand préjudice du commerce de Nantes. Dans ces actives évolutions, quelle est cependant la part de travail qui revient réellement à Saint-Nazaire, et dont profite le groupe maritime de la Basse-Loire ? Là-dessus, quelques explications deviennent indispensables.

La navigation à l’embouchure de la Loire se partage en trois branches : navigation de transbordement, navigation directe, ne concernant l’une et l’autre que les marchandises, et navigation des paquebots transatlantiques destinés aux voyageurs et à certaines catégories de produits. Or jusqu’à ce jour c’est surtout comme port de transbordement que Saint-Nazaire s’est développé. La plus grosse somme du tonnage annuel tient à ce mouvement-là. Les marchandises s’en vont à Nantes. Seulement, au lieu de décharger les navires, comme jadis, sur des gabarres, on les vide dans les wagons du chemin de fer; voilà toute la différence. Des grues d’une extrême puissance installées sur les quais facilitent singulièrement cette besogne. Les écritures de douane se font à Nantes, et les recettes figurent au compte de cette place. Ainsi s’explique l’apparente contradiction existant entre les arrivages et la quotité des droits perçus[3]. Étrange circonstance, les denrées coloniales consommées à Saint-Nazaire sont portées d’abord à Nantes, d’où elles reviennent ensuite au point de débarquement! Pendant quelques années après l’ouverture du bassin, certaines maisons de commerce poussaient la fiction plus loin encore. Dans la vaine hypothèse que les navires avaient touché le quai de la Fosse, elles ne voulaient payer la solde des marins qu’à Nantes, où les amenait le chemin de fer. En fait, la navigation de transbordement laisse très peu de travail à Saint-Nazaire. Grâce aux engins employés et au voisinage des rails, il en coûte moins de temps et de peine pour décharger aujourd’hui les navires du plus fort tonnage qu’autrefois les moindres barques.

Quant au commerce direct, il est encore fort mince. Il embrasse surtout les houilles venant de Cardiff et les bois de l’Europe septentrionale. En 1867, les houilles figurent au commerce général pour une valeur de 3 millions de francs et les bois pour 2 millions et demi[4]. Les navires apportant à Saint-Nazaire les bois et le charbon repartent presque toujours sur lest; il n’y a point de chargement à opérer. L’exception presque unique qu’on puisse citer est plus curieuse qu’importante. Les bâtimens charbonniers venant d’Angleterre prennent quelquefois pour lest de retour un minerai de fer provenant de Questemberg, près de Redon, et qu’on utilise à Cardiff en le mélangeant avec le minerai anglais, dont il facilite le traitement[5].

Il s’est produit dans le transport de la houille un autre fait dont les graves conséquences économiques méritent d’être signalées. Il tient à la substitution des navires à vapeur aux navires à voiles. C’est la transformation la plus marquante opérée de nos jours dans la navigation, après celle qui concerne l’emploi du fer au lieu du bois pour la construction des navires à voiles. Ce dernier changement, dont l’initiative revenait assez naturellement à l’Angleterre, soit à raison du développement de sa marine, soit à raison du bas prix du fer dans le pays, date de moins de trente ans. C’est même seulement depuis une dizaine d’années qu’il a pris des proportions considérables et qu’on en a universellement reconnu les avantages sous le rapport de la solidité, de la vitesse, de la durée et de la sécurité. Le transport de la houille par des navires à vapeur est encore un fait plus récent. Pour ce qui regarde Saint-Nazaire, il ne remonte qu’à 1864, et voilà qu’aujourd’hui les steamers ont conquis plus des neuf dixièmes de cette croissante clientèle. La masse des entrées, depuis l’ouverture du bassin, a monté de 20,000 à 150,000 tonnes par année. Quoique le nouveau mode semble plus coûteux, le fret a baissé de moitié. A quoi tient ce phénomène? A la rapidité des opérations. Un steamer peut faire au moins trente voyages par an, tandis qu’un bâtiment à voile ne pouvait pas toujours en faire cinq ou six. La part si minime restant à l’ancienne méthode ne comprend plus que les petits chargemens. Comme toute cette navigation appartient exclusivement aux navires anglais, l’accroissement signalé ne procure aucune besogne aux marins de Saint-Nazaire.

Le service des paquebots transatlantiques forme l’élément le plus avantageux de la navigation directe. Du transit des voyageurs découle pour la place une source réelle de profits. La réparation des navires occupe en même temps dans les ateliers de la compagnie de 210 à 225 ouvriers[6]. On sait que les lois constitutives de la navigation transatlantique subventionnée ont créé trois réseaux. Tandis que celui de l’Amérique du Nord a été attribué au Havre, celui du Brésil et de Buenos-Ayres à Bordeaux, Saint-Nazaire a eu pour sa part les Antilles, le Mexique, Colon-Aspinwall et Cayenne, avec diverses ramifications secondaires. Cette branche de la navigation directe comprend deux lignes partant de Saint-Nazaire : l’une dessert l’île de la Martinique, Sainte-Marthe sur la côte ferme et aboutit au fond du golfe à Colon-Aspinwall, en correspondance immédiate avec le chemin de fer de Panama; l’autre, touchant à Saint-Thomas et à La Havane, gagne la Vera-Cruz. En 1868, la loi qui a créé la ligne du Pacifique, dont la mise en activité ne pourra pas avoir lieu avant dix-huit mois ou deux ans, a confirmé implicitement les attributions primitives, qui ne pourraient être modifiées que par une loi. Ce n’est pas seulement par la loi, qu’il serait toujours possible de changer, que se défendent le mieux les services affectés au port de Saint-Nazaire, c’est par la nature des choses, par la géographie même, qui ne dépend de la volonté de personne. Aussi, lorsqu’on a parlé de transférer au Havre la ligne de la Vera-Cruz, il ne pouvait y avoir là que de simples études, comme une compagnie est toujours libre d’en entreprendre; mais il n’y avait rien qui ressemblât à une éventualité de changement. Les intérêts engagés dans cette question si grave, intérêts de la Compagnie transatlantique, intérêts de telle ou telle compagnie de chemin de fer, ce ne sont là, au fond, que des intérêts particuliers, dominés de bien haut par l’intérêt général. Or rien ne peut ravir à Saint-Nazaire l’avantage d’être le point d’arrivée de l’accès le plus facile dans la navigation à vapeur de la France avec l’Amérique centrale. Telle est pour ce port la véritable raison de confiance et de sécurité. Le mouvement que les paquebots transatlantiques lui assurent ne pourra que grandir avec les nouveaux services postaux qui se prolongeront, par-delà l’isthme de Panama, et en touchant aux ports principaux de l’Amérique méridionale, jusqu’à Valparaiso. Cette nouvelle création a donné tout de suite naissance en Angleterre à une entreprise qui témoigne une fois de plus du génie commercial si hardi de nos voisins d’outre-Manche. Mécontente de n’être plus seule à desservir l’Amérique du Sud, la compagnie anglaise a voulu opposer sans délai une nouvelle concurrence à nos paquebots. Elle a créé une ligne mensuelle de steamers-poste allant de Liverpool à Valparaiso par le détroit de Magellan, et se reliant avec la ligne du Chili à Panama. Le service est en pleine activité depuis le mois de mai 1868. On touche en route à Montevideo, à Rio-Janeiro, à Saint-Vincent, à Lisbonne et à Saint-Nazaire. La préférence accordée à cette dernière ville sur les autres ports de la France occidentale peut passer pour une attestation assez significative en sa faveur. Ce qu’il importe de constater surtout, c’est qu’avec les steamers du détroit de Magellan on met, pour arriver à Valparaiso, deux ou trois jours de moins qu’en suivant la route de Panama. Sans doute on pourra gagner quelques heures dans la traversée de l’isthme, si lente aujourd’hui. Le fait n’en doit pas moins exciter l’active vigilance de la Compagnie transatlantique.

En attendant, on voit chaque mois les steamers anglais prendre à Saint-Nazaire des passagers et des marchandises; mais ils restent en rade, sans entrer dans le bassin, où il n’y aurait d’ailleurs pas de place pour les recevoir. Depuis longtemps déjà, l’insuffisance de ce bassin éclate à tous les yeux. Un des quatre côtés est exclusivement affecté à la Compagnie transatlantique, qui s’y est murée comme dans un camp retranché. Un autre se trouve presque toujours pris par des navires appartenant à l’état. Il n’en reste plus pour le commerce que deux, dont l’un est encore réduit par les larges écluses donnant accès à la mer. Un second bassin devenait indispensable; il est aujourd’hui en cours d’exécution. La dépense en a été fixée à 18 millions 1/2; il sera deux fois plus vaste que le premier[7]. D’ingénieuses dispositions auront pour résultat, sinon de prévenir l’envasement, du moins de le restreindre à de faibles proportions. On ne prendra l’eau de la mer que deux ou trois fois par mois, en choisissant des momens de calme, et seulement à la superficie, c’est-à-dire dans les couches peu ou point chargées de matières vaseuses. Plusieurs de ces vastes constructions, dites formes sèches, dont nos ports sont trop dépourvus, faciliteront le radoub des navires. Le terrain a permis en outre de ménager une place pour toutes les extensions que nécessiterait l’avenir.

Même après les agrandissemens qui compléteraient l’installation matérielle du port, Saint-Nazaire ne posséderait pas encore une existence assez large et assez indépendante. Certes on ne doit pas songer à rompre les liens qui unissent cette ville à l’opulente cité nantaise; rien ne serait plus chimérique; il faut penser au contraire à les resserrer davantage, quoique dans d’autres conditions. Saint-Nazaire ne profite-t-il pas d’ailleurs par la force des choses de toutes les relations que Nantes a dès longtemps établies au-delà des mers, et qu’a cimentées une réputation inattaquable de prudence et de loyauté? N’est-ce rien encore que de trouver à Nantes l’aide de capitaux accumulés et d’une expérience commerciale supérieure? De son côté, cette dernière place ne peut non plus se passer du concours de Saint-Nazaire, qui lui donne le moyen d’obtenir la rapidité et l’économie de plus en plus indispensables aujourd’hui dans les opérations nautiques. Entre les deux villes, la communauté d’intérêts demeure évidente. Que sur certains points secondaires des divergences se produisent, c’est inévitable; l’avantage commun n’en exige pas moins que chacune suive sa destinée dans la ligne imposée par la situation même. Or comment atteindre ce but, si le port de Saint-Nazaire ne pouvait pas avoir toute sa liberté d’action dans sa sphère naturelle, et si la réalité ne remplaçait pas la fiction, maintenue sur tant de points? Ce port réclame notamment certaines institutions, telles qu’une bourse, une chambre de commerce, qui lui donneraient en quelque sorte une consécration morale. Les garanties de progrès, les raisons de sécurité, en dépendent absolument; mais la création d’établissemens de ce genre qui contribueraient efficacement à élargir la zone du travail se rattache par les liens les plus intimes à une question qui mérite d’être examinée à part, celle de la formation de la cité.


II.

La formation de la cité était une œuvre bien autrement complexe que la construction du port. On n’avait plus ici le secours direct de la science. Il ne suffisait pas non plus de remuer des pierres et des millions. Il fallait du temps; il fallait surtout cet esprit de suite infatigable et cet esprit de mesure raisonné qu’il est si rare de trouver réunis. On s’adressait à des élémens toujours délicats, les volontés et les intérêts. Pas plus que pour le port, rien ne se trouvait prêt sur les lieux mêmes. La petite cité de Saint-Nazaire, telle qu’elle existait avant l’ouverture du bassin, se vit aussitôt après absorbée par les invasions extérieures. La commune était vaste et populeuse, il est vrai ; mais le plus grand nombre des habitans était disséminé dans la campagne. Le noyau central ne comprenait guère, en dehors des pilotes, des pêcheurs et d’un poste de douaniers, que des artisans et quelques familles de petits propriétaires. A cette agglomération, qui offrait peu de résistance et qui fut promptement rompue, en succédait une toute différente, formée au hasard, de toutes pièces. Les nouveau-venus, placés dans les positions les plus dissemblables, ne se connaissaient pas les uns les autres. Un même désir les aiguillonnait, le désir de faire rapidement fortune sur un sol où on leur avait annoncé que germaient les succès faciles; mais ce désir ne suffisait point pour produire la confiance, l’accord et la cohésion. Aussi a-t-il été dit, non sans justesse, qu’à ce moment-là on trouvait à Saint-Nazaire, sur une petite échelle, une sorte de Californie où l’isolement des forces était le caractère principal de la situation.

On avait pu, en ce qui concerne l’accroissement de la population, puiser des ressources dans un rayon étendu, à Paimbœuf, à Nantes et ailleurs. En fait d’importance maritime, on avait hérité de la fortune de Paimbœuf. De même, pour l’existence administrative, on devait arriver un peu plus tard par la force des choses à déposséder un autre chef-lieu d’arrondissement, Savenay. Cruelle déception ! lorsque cette dernière ville avait vu les chemins de fer s’entre-croiser au pied de la riante colline sur laquelle elle est bâtie, elle avait espéré que le jour d’un essor longtemps attendu allait enfin briller pour elle, et voilà que le chemin de fer, tournant contre ses vœux, a favorisé sa déchéance ! Un wagon a suffi pour emporter tous les attributs de son existence officielle. En réalité, Savenay y perd-il beaucoup? On voudrait pouvoir donner un motif de confiance à cette petite ville attristée. Eh bien ! non, la perte n’est ni aussi grande ni aussi irréparable qu’elle le paraît. Le rôle administratif de Savenay depuis trois quarts de siècle n’avait presqu’en rien servi à son accroissement. Les fonctionnaires seuls comptaient pour quelque chose dans ses murs. Avec son caractère désormais plus simple, et grâce à son site salubre et gai dominant la vallée de la Loire, aux facilités d’existence qu’offre un pays essentiellement agricole, cette ville pourra séduire les familles modestes qui recherchent précisément un séjour comme celui-ci. Il était aisé de prévoir d’ailleurs que la translation du chef-lieu serait nécessitée par l’élargissement des destinées de Saint-Nazaire. On ne pouvait laisser longtemps subsister le contraste que présentaient l’accumulation des intérêts sur un point et l’existence sur un autre de tous les ressorts administratifs et judiciaires auxquels notre organisation politique oblige à chaque instant de recourir.

Les dépouilles opimes que la main de la nécessité enlevait ainsi de tous côtés au profit de Saint-Nazaire n’étaient au fond que des élémens épars, fort utiles sans aucun doute, mais impuissans pour constituer par eux-mêmes la cité encore absente. Au milieu de l’épanouissement des premiers jours, on ne comprit pas, on ne pouvait comprendre que l’intérêt suprême consistait à former ce nœud commun, condition essentielle de force pour les élémens qu’il embrassait. On comptait sur un développement rapide et sur un progrès ininterrompu. Tout paraissait devoir aller de soi-même sans qu’on eût besoin d’y consacrer beaucoup d’efforts. Obstacles à vaincre, entraînemens à dominer, résistances à subir, éparpillement à combattre, mauvaise volonté ou insouciance à détruire, on ne prévoyait rien de tout cela. Tout fut tracé dans des proportions gigantesques. Le périmètre de la ville, tel qu’il résulte des plans conçus alors, suffirait pour une population égale à celle de Lyon ou de Marseille. Aussi exceptez les alentours du port, exceptez le groupe primitif auprès de la vieille église communale, et les maisons apparaissent éparpillées comme les navires dans la rade. Rien ou presque rien n’a été prévu pour hâter le mouvement de concentration, réduit à s’opérer lentement de lui-même.

Lorsqu’on se rappelle la confiance si générale qui régnait à l’origine, on se demande d’où sont venus les obstacles à la prompte consolidation de la cité, les embarras qui ont réduit à l’impuissance, quand elle s’est éveillée sur ce point, la bonne volonté de la population tout entière. Quoique multiples, les causes en sont faciles à saisir. Elles tiennent à trois ordres de faits curieux d’ailleurs à connaître : les opérations concernant les terrains, les interruptions imprévues dont le travail a été frappé, enfin l’état défectueux des ressorts de la vie locale.

A propos des terrains, on croit rêver, ce n’est pas trop dire, quand on se reporte à certaines transactions ayant eu les plus fâcheuses conséquences. Deux groupes principaux s’étaient formés pour les acquisitions. L’un embrassait une vaste superficie à proximité du chemin de fer et du bassin, et qu’on désigne sous le nom de terrains du bois Savary. L’autre s’appliquait aux terrains des Sables placés au bord de la mer, au-dessous de l’ancienne ville, loin du mouvement et des affaires, et qui ne pouvaient se couvrir d’habitations qu’en admettant la possibilité de créer une ville absolument distincte de l’autre. Les propriétaires des terrains composant le premier groupe étaient à même, lorsque survint le ralentissement des affaires, de supporter cette crise sans invoquer le secours d’une société par actions. C’était une affaire toute privée. Les terrains des Sables ont donné lieu au contraire à la création de trois sociétés successives dont l’existence a été bien courte. Dans des documens publiés au sujet d’une de ces associations, il y a quatre années à peine, en 1865, nous voyons que la compagnie se constituait avec un capital de 6 millions de francs. On l’a dit souvent, le papier souffre tout, et jamais il ne fut plus complaisant. Les plans étaient magnifiques. Église monumentale, théâtre somptueux, grand hôtel, halles, abattoir, lavoirs et bains publics, maisons de toute classe, rien n’y avait été mis en oubli. Ce que l’on avait négligé, c’était de se demander d’où viendraient les acheteurs et les habitans. On aurait eu besoin d’avoir sous la main 50,000 personnes campées sous des abris provisoires en attendant un logement. Les terrains, qui originairement avaient coûté 6 francs, puis 14 francs, puis, paraît-il, 30 francs le mètre, étaient comptés dans l’actif à des prix fabuleux. On les estimait, pour la vente, un quart à 60 francs le mètre, un autre quart à 75, un autre quart à 100, et le dernier quart à 120 francs. Grâce à ces commodes évaluations, on arrivait à établir en fin de compte que la société, joignant aux bénéfices réalisés sur les terrains le produit de différens services d’utilité publique, devait recouvrer intégralement son capital dans un bref délai, et réaliser un bénéfice de 5 millions en cinq ans, de 10 millions en dix ans.

Où a-t-on abouti cependant? Hélas! où l’on aboutit toujours quand on s’écarte des enseignemens économiques les mieux établis, c’est-à-dire à la ruine. A peine a-t-on pu tracer des rues, poser la bordure de quelques trottoirs, qu’il a fallu tout abandonner. Les matériaux, les instrumens de travail, gisent épars sur le sol. Les ruines existent avant qu’on ait rien édifié. Les acheteurs ne sont point venus. Quant aux conséquences funestes que ces tentatives ont eues pour la cité, elles n’ont pas besoin de commentaires. Les terrains, que les petits propriétaires du pays avaient déjà vendus fort cher, furent tout de suite portés par les acquéreurs à des prix excessifs. Frais de construction, location des appartemens et des boutiques, installations commerciales, tout se ressentit d’un surenchérissement artificiel. On avait commis cette grande faute, trop fréquente de notre temps, de pousser à la cherté. La hausse réduisit promptement la masse des affaires pour le commerce local ; elle entraîna des faillites. Saint-Nazaire se ressentira longtemps de ces premiers écarts de l’esprit d’entreprise. Après les échecs subis, il fallut renoncer momentanément à toute idée de constructions systématiques. Nombre de nouveaux arrivans, munis d’un petit capital, s’étant vus débordés par les exigences des détenteurs, sont allés bâtir çà et là dans la banlieue, au préjudice du développement régulier de la cité. Le temps seul pourra remettre dans la circulation les terrains aujourd’hui presque invendables, à commencer par ceux qui sont le plus rapprochés du centre.

Après les fausses opérations sur les terrains survint une grande catastrophe qui priva soudainement de travail près de 2,000 ouvriers. Ce fut la fermeture des chantiers de constructions maritimes de Penhouët par suite de la faillite de la compagnie anglaise qui les avait installés. Ce coup terrible fut un véritable malheur public. L’établissement de Penhouët payait près de 6,000 francs de salaires par jour. La fondation de ces ateliers avait été la conséquence des conditions imposées à la Compagnie transatlantique, qui devait faire construire en France un certain nombre de ses navires. Outre cette source assurée d’occupations, la compagnie était libre de s’en ouvrir d’autres, soit dans notre pays, soit dans les pays étrangers. Les ouvriers qu’elle employait étaient accourus du dehors, beaucoup d’entre eux avec leur famille. Tout moyen d’existence leur fut subitement ravi. Après avoir attendu quelques jours, quelques semaines, aussi longtemps que le permettaient leurs ressources ou plutôt le crédit, soutenus par l’espérance que le chantier rouvrirait ses portes, ils s’enfuirent de toutes parts. Le petit commerce, qui subvenait aux besoins journaliers de cette population, fut anéanti. Aujourd’hui la solitude est partout dans le quartier de Méans, touchant à Penhouët, où s’entassaient naguère les familles ouvrières. Longtemps les logemens avaient manqué. Des habitations nouvelles, construites en général sur des plans bien entendus, s’achevaient au moment de la fermeture du chantier. Elles se dégradent avant d’avoir été occupées. L’herbe croît au seuil des portes, et les volets disloqués pendent le long des murailles.

Ce n’est pas seulement l’intérêt de Saint-Nazaire, c’est l’intérêt des constructions maritimes en France qui doit faire désirer que les travaux puissent reprendre le plus tôt possible à Penhouët. Cet établissement était l’un des mieux situés de tout le continent européen, et il avait été magnifiquement outillé. Une part lui a été réservée par les récentes stipulations touchant les paquebots du Pacifique. Il en résulte une obligation absolue de le remettre en activité pour la Compagnie transatlantique, qui s’est rendue cessionnaire de l’établissement anglais à des conditions fort avantageuses. Les créanciers ont sacrifié 75 pour 100 sur ce qui leur était dû, espérant trouver dans la prompte réouverture des chantiers, alors annoncée bien haut, un moyen de se récupérer d’une partie de la perte. L’intérêt de la compagnie semble d’ailleurs lui commander d’entreprendre ici, non pas, comme il en est en ce moment question, la construction d’un seul navire, ce qui accroîtrait démesurément les frais, mais celle d’un plus grand nombre. Pour une œuvre ainsi conçue, les lumières et l’expérience de ses agens à Saint-Nazaire lui offrent les meilleures garanties. On n’aurait pas du reste à pousser les entreprises aussi loin qu’autrefois et à ramener là 2,000 ouvriers. Les juges les plus expérimentés estiment qu’avec la moitié on posséderait tous les élémens d’une exploitation fructueuse. La réouverture de Penhouët contribuerait en une large mesure à abréger la crise temporaire que traverse la nouvelle ville de Saint-Nazaire, et qui a réagi si cruellement sur toutes les entreprises qu’elle avait vues naître.

Les vicissitudes de la vie industrielle, se joignant aux erreurs de la spéculation sur les terrains, avaient ainsi ébranlé le sol quand il avait tant besoin de s’affermir. Des circonstances locales d’un tout autre caractère n’ont jamais cessé de gêner ou de ralentir le mouvement de concentration d’où pouvait résulter la formation de la cité. Dès qu’on voit, sous ce rapport, tant de besoins méconnus, quand le vide s’accroît, et que le travail manque de plus en plus d’aliment, on est obligé d’en conclure que des lacunes existent dans le cadre des institutions locales. Les procès-verbaux du conseil municipal montrent sans doute que les questions les plus importantes ont souvent été mises en délibération; mais toutes les attributions se trouvaient concentrées entre les mains de l’autorité communale. Or, supposez-la aussi éclairée, aussi bien intentionnée qu’il est possible, elle n’en était pas moins dans l’impuissance absolue d’embrasser des questions aussi complexes. On peut en pareil cas parler d’autant plus librement des résultats fâcheux qui se sont produits, qu’ils proviennent en général de la situation et non des volontés personnelles; mais il doit infailliblement arriver qu’on est alors poussé vers des solutions ou sommaires, ou trop lentes, ou arbitraires. Dans un milieu où les initiatives privées auraient le plus besoin d’être encouragées et soutenues, elles sont exposées à ne rencontrer qu’obstacles ou dédain. La preuve en apparaît clairement dans ce qui s’est passé à Saint-Nazaire pour des fondations concernant la marine, le commerce ou la cité elle-même.

Depuis combien de temps, par exemple, sans avoir pu aboutir à rien, ne parle-t-on pas de la création d’un entrepôt? On avait essayé d’en mettre la construction en adjudication il y a quelques années; mais le cahier des charges présentait des conditions inacceptables. Le caractère commercial de l’entreprise n’avait pas été bien saisi. Il est fort à désirer que les nivellemens qui s’opèrent aux abords du bassin permettent au moins une installation provisoire à défaut d’une installation définitive sur un autre point, qui serait de beaucoup préférable. Si les marchandises réclament un abri, les négocians auraient besoin d’un point de réunion, d’une sorte de bourse, dont il n’existe pas la moindre trace. Un commerçant expérimenté du pays y avait songé : il s’était adressé à la chambre de commerce de Nantes, qui nous semble s’être écartée cette fois dans sa réponse de la ligne qu’elle suit habituellement dans ses études. « Le commerce de Saint-Nazaire est nul, a-t-il été allégué; il ne s’y fait aucune transaction, aucun affrètement. Les négocians, si l’on entend par là ceux qui achètent de fortes parties de marchandises, n’y existent pas. » Paroles équivoques, car, en dehors du grand négoce, que la chambre avait en vue, il existe à Saint-Nazaire des maisons intéressées dans les affaires concernant les charbons d’Angleterre ou les bois du nord de l’Europe. De plus un noyau de commerçans dépend d’une manière ou d’une autre des opérations maritimes. La création demandée avait précisément pour but de faciliter entre tous les rapports et les transactions. Un mouvement en ce sens devait-il être entravé? quel inconvénient présentait-il?

Les intérêts commerciaux auraient besoin de pouvoir s’entendre et se concerter à Saint-Nazaire. Des réunions d’un caractère général, comme un cercle, quelle que soit d’ailleurs la bonne volonté qui le puisse animer, ne sauraient seuls amener ce résultat. Il leur manquera toujours une destination assez nette, une action assez soutenue, pour donner naissance à une influence efficace. Jamais non plus la municipalité ne pourra remplir cette fonction. La tâche exige une institution spéciale, une chambre de commerce. Il en a été question tout récemment; on doit souhaiter que l’affaire aboutisse promptement à une solution favorable. Il ne faudrait pas prétendre, pour écarter cette idée, qu’il y a une chambre de commerce à Nantes, et même, ce qui est vrai, une chambre active et bien conduite. Cela n’implique nullement qu’une représentation analogue ne soit pas nécessaire pour un autre groupe d’intérêts. L’existence de plusieurs chambres dans un même département n’est point un fait bien rare. J’en trouve cinq, par exemple, dans la Seine-Inférieure, à Rouen, au Havre, à Elbeuf, à Dieppe, à Fécamp, et certes cette multiplicité ne diminue en rien l’autorité de la chambre du chef-lieu. Observation analogue pour le Nord, où trois chambres de commerce sont en pleine activité. Cette fondation créerait à Saint-Nazaire un centre autour duquel se grouperaient les intérêts économiques de la cité, et qui se fortifierait bien vite par de nouveaux développemens.

Avec une chambre de commerce, on n’aurait pas vu languir, comme cela est arrivé, l’institution relative au sauvetage des naufragés, malgré l’accueil sympathique qu’elle avait reçu de la population. Il y a déjà quelques années, dans une réunion des notables du pays, des souscriptions avaient été recueillies, et l’on avait nommé un comité d’organisation. Depuis lors, quand la société centrale a été fondée à Paris, la plupart des premiers souscripteurs ont encore donné leur adhésion. Qu’est-il arrivé cependant? Les comités formés n’ont eu pendant longtemps qu’une existence purement nominale. Sur ces entrefaites survint le déplorable sinistre du Queen-of-the-South, à la pointe Saint-Gildas, au mois d’avril 1868. Cet événement a causé une émotion profonde sur nos côtes et en Angleterre; il a provoqué une enquête faite à Nantes et qui en a mis en relief les causes et les circonstances. Il fallut cette catastrophe pour qu’on songeât à la convocation du comité. Un ressort spécial manque visiblement ici à la bonne volonté commune.

Dans les institutions purement civiles, celles qui intéressent directement la cité, on doit s’en prendre aussi à la confusion, à l’entassement des attributions, des lenteurs dont souffre l’expédition des affaires. Une brochure piquante et remplie de réflexions très sages, publiée à Saint-Nazaire sans nom d’auteur, en signalait récemment un exemple. Il faut en finir avec la question de l’église, tel est le titre de cet opuscule, dans lequel on a résumé les griefs des habitans au sujet de l’érection d’une nouvelle église. Avec une population agglomérée de 10 ou 12,000 âmes, la ville en est toujours réduite à l’ancien petit temple, qui menace ruine, et dont le toit s’est même naguère partiellement effondré. On dirait que rien ne peut se concevoir en dehors d’une église monumentale, qui coûterait énormément cher et excéderait tous les moyens disponibles. De nombreuses réclamations ont surgi, des vœux ont été formulés, des plans même ont été produits : inutiles tentatives ! Pourtant la question pourrait aisément être résolue, si l’on voulait s’en tenir au désir le plus général et en même temps le plus pratique. C’est d’abord, moyennant quelques travaux, de consolider l’église actuelle, qui doit être conservée comme un vestige de l’ancienne petite cité, et qui d’ailleurs est placée d’une façon pittoresque au bord de la mer. C’est ensuite d’établir une succursale plus ou moins modeste au cœur même de la nouvelle ville, du côté où elle tend le plus à se répandre. En attendant, on a été fort malheureusement conduit à supprimer au chevet de l’ancien édifice, et pour gagner quelques places à l’intérieur, un promenoir fort bien abrité, qui unissait la jetée au bassin, et d’où l’on jouissait d’une vue splendide sur l’embouchure de la Loire et sur la rade.

Les questions relatives à la voirie urbaine n’ont pas été généralement tranchées d’une façon plus satisfaisante. Les bornes-fontaines, les égouts, manquent, parfois les pavés et les ruisseaux. On recourt trop souvent dans un pays pluvieux à un grossier empierrement. On a laissé fermer telle ou telle issue fort utile à la circulation. Les points de l’organisation intérieure qui s’offrent sous le jour le plus favorable sont ceux qui dépendent moins exclusivement de l’impulsion locale, entravée par un trop grand nombre d’affaires. On peut citer comme exemple l’état de l’instruction primaire élémentaire. Les écoles, qui ne seraient peut-être pas suffisantes, si tous les enfans en âge de les fréquenter s’y présentaient, sont du moins assez vastes pour ceux qui demandent à y être admis. La gratuité est largement entendue, en ce sens qu’on ne repousse aucun appel émanant des familles. On peut mentionner encore l’application du principe de la mutualité. Une société de secours compte déjà 300 membres participans, quoiqu’elle n’existe que depuis quatre ans : excellent symptôme à recueillir comme gage de rapprochement et d’alliance.

Pour amener un mouvement analogue dans les applications où il a le plus de peine à se prononcer, ce ne sont pas les bonnes volontés individuelles qui font défaut à Saint-Nazaire. On y trouve un grand nombre d’hommes expérimentés, fort au courant des nécessités maritimes et des exigences de la cité; seulement ils semblent tenir à s’effacer. On croirait difficilement que, sur un terrain aussi neuf, les valeurs individuelles aient tant de peine à se manifester, et que les entraves artificielles soient aussi puissantes. Moins on aime à se mettre personnellement en avant, et plus on aurait besoin d’institutions représentant les intérêts collectifs. Autrement chacun reste avec ses idées, son expérience, ses réflexions silencieuses. Chacun craint de se hasarder dans des propositions nouvelles, comme s’il s’agissait de courir au-devant d’une humiliation. A mesure que les divers élémens de la communauté apprendront à se mieux connaître, un esprit d’expansion indispensable à la prospérité publique ne peut manquer de se faire jour. Déjà les nouveau-venus d’il y a huit ou dix ans ont pris racine sur le sol. Ils ne composent plus une masse incertaine et flottante. Les matériaux nécessaires à des institutions comme celles qui viennent d’être spécifiées et d’autres qui pourraient prendre ici une place utile s’élaborent chaque jour. Telles créations jadis réputées impossibles trouveraient des bases toutes prêtes assez solides pour en garantir le plein épanouissement. Ce sont des forces de ce genre qui constitueraient véritablement Saint-Nazaire. On ne saurait trop se dire que la cité est le véritable foyer de l’influence. C’est avec son aide qu’on pourra le mieux parvenir à faire reprendre les travaux délaissés, à hâter ceux qui sont en cours d’exécution, à écarter les éventualités sinistres, à stimuler l’esprit d’entreprise. Point de cité, point de force efficace. Sans la cité, tout vacille au gré d’impulsions équivoques, parfois capricieuses ou trop promptes à se décourager.

Dans le cercle des moyens pouvant concourir aux améliorations locales, la presse périodique a le droit de réclamer sa place. Nos maîtres incontestés en fait de création de nouvelles villes, les Américains du Nord, l’ont toujours envisagée comme un des élémens primordiaux de la cité. La presse possède déjà ses organes à Saint-Nazaire; mais, par suite d’un affaissement trop prolongé, elle avait dans le cours des dernières années plutôt perdu que gagné du terrain. Abandonner, comme on l’a fait, le domaine de la politique après l’avoir abordé, c’était rétrécir la sphère de son influence. A ce prix néanmoins, le germe a été conservé; il se développera de lui-même. Les tendances en ce sens-là se sont dessinées sous une autre forme. Il faudrait fermer volontairement les yeux à l’évidence pour ne pas reconnaître qu’elles éclatent dans la publication assez fréquente de brochures concernant soit des questions purement locales, soit des sujets généraux, quoique directement liés à l’existence et à la prospérité de Saint-Nazaire. Souvent remplis d’observations judicieuses et pratiques, ces opuscules attestent dans les esprits le besoin de la libre discussion, qui sera toujours le plus solide rempart des intérêts. Les bons effets qui proviendraient de l’ensemble des mesures signalées ne seraient pas renfermés entre les murs de Saint-Nazaire. Ils profiteraient aux différentes catégories de la population à l’embouchure de la Loire. Entre toutes les branches du faisceau, la solidarité n’est pas douteuse. On va voir qu’entre les divers groupes l’analogie se manifeste dans les caractères et les mœurs, comme dans les besoins et les aspirations économiques.


III.

Autant la population agricole du bas de la Loire se montre invinciblement attachée au pays et peu soucieuse du moindre déplacement, autant la population maritime se distingue par son goût pour les plus lointaines expéditions. Ce n’est point le cabotage, c’est la grande navigation qui la séduit et qui l’attire. De même que sur d’autres points de la France, par exemple dans nos départemens de l’est, les soldats semblent sortir du soi, de même ici les marins. Pourtant, sans parler des dangers quotidiens de son métier, le marin est soumis à des incertitudes bien autrement nombreuses qui embrassent sa vie entière. A la différence du soldat, quand il n’est plus enrôlé au service du pays, il n’en reste pas moins marin. Alors que devient-il? Il n’est point d’état où l’on soit désormais aussi peu sûr de trouver du travail et de pouvoir gagner sa vie. La remarque s’étend à tout le personnel de la marine marchande, capitaines au long cours, maîtres au cabotage, simples matelots. Une réelle solidarité existe d’ailleurs entre ces branches de la famille nautique. Quoiqu’il arrive parfois que l’une d’elles puisse jouir momentanément d’une certaine activité quand une autre languit, il est rare que les causes de gêne ne soient pas communes à toute la phalange.

Le caractère le plus attristant de la situation des familles vivant de la navigation à Saint-Nazaire provient des chômages, devenus de plus en plus fréquens, de plus en plus prolongés. Dans l’état de notre marine commerciale, une partie notable de son personnel est toujours inoccupée. Ainsi, sur un chiffre de près de 6,000 capitaines au long cours, il n’y en a guère que le quart qui aient un navire à commander. D’autres servent comme seconds, c’est-à-dire dans une situation précaire, avec des émolumens tout à fait insuffisans. Beaucoup de capitaines, et je ne parle pas ici des plus âgés qui se reposent volontairement, manquent de tout emploi. Remarque analogue au sujet des maîtres au cabotage, dont le nombre est d’environ 8,000, avec cette différence cependant que ces derniers sont assez souvent propriétaires de leur bâtiment, ce qui n’arrive jamais pour les capitaines au long cours. Quant aux matelots, la navigation lointaine prend d’ordinaire les plus vigoureux, les plus jeunes, les plus habiles. Un grand nombre sont contraints d’être infidèles à leur état, faute d’y trouver une besogne qui les fasse vivre. Quand la mer les repousse, ils ne peuvent espérer, faute d’un autre apprentissage, qu’un travail très peu productif.

Au premier abord, c’est un sujet d’étonnement, en ce qui touche les capitaines et les maîtres au cabotage, que de voir les écoles d’hydrographie où se délivrent les brevets aussi nombreuses et aussi fréquentées qu’elles le sont. On en compte trente-cinq ou quarante disséminées sur nos côtes. Il y en a une à Saint-Nazaire, ce qui n’empêche pas qu’il y en ait d’autres dans le voisinage, à Nantes, à Lorient, à-Vannes, au Croisic. Ces écoles reçoivent en moyenne de 15 à 20 élèves[8]. Tous les ans, des examinateurs partis de Paris, officiers de marine expérimentés ou savans versés dans les connaissances spéciales, vont procéder aux examens de pratique et de théorie. Au bas de la Loire comme partout, le nombre des capitaines au long cours et celui des maîtres au cabotage grossit bien plus rapidement que les vides survenus dans leurs rangs ne le rendraient nécessaire. On s’explique sans trop de peine, quand on voit de près la composition des écoles, que cette augmentation continue. Les jeunes gens qui suivent les cours sont nés sur le bord de la mer; ils ont appris de bonne heure à l’aimer, à la pratiquer. Marins par leur origine, ils sont soutenus par la louable ambition de s’élever dans leur carrière. Après avoir rempli la rude condition imposée aux débutans et navigué le temps prescrit, ils se consacrent aux études théoriques, d’autant plus pénibles pour eux que leurs occupations antérieures ne les y avaient pas accoutumés. Souvent la position embarrassée des familles rend cette deuxième initiation plus dure encore que la première. Ainsi tout est pénible : aux difficultés qu’on rencontre pour s’instruire succèdent les difficultés pour utiliser la capacité dont on a fait preuve.

Si l’on ignorait ces traits généraux de la situation, on ne se ferait pas une idée assez juste de la gêne particulière pesant depuis plusieurs années sur le groupe maritime du bas de la Loire. Simples marins, maîtres et capitaines, tous l’ont plus ou moins cruellement éprouvée. Leur sort commun ne saurait être un peu attentivement examiné sans exciter une vive sympathie. Par suite des vicissitudes qu’ont traversées le port et la cité de Saint-Nazaire, ce groupe a été plus qu’aucun autre livré à tous les hasards de l’imprévu. Au lieu de s’accroître, son lot de travail est allé d’ailleurs en s’amoindrissant de plus en plus. Un fait qui ne dépend point de causes locales, mais dont aucune localité ne s’est plus ressentie que celle où nous sommes, a été récemment mis en relief dans une brochure publiée à Saint-Nazaire. « De 1864 à 1868, y est-il dit, dans la navigation entre ce port et l’Angleterre, le tonnage des navires français chargés est tombé successivement de 37,000 à 7,000, tandis que celui des navires anglais s’élevait de 12,000 à 100,000. » Cette décroissance de 6 pour 1 d’un côté, cet accroissement de plus de 8 pour 1 de l’autre, en disent assez sur les souffrances que les familles ont eu à supporter. De tels chiffres confirment tristement les observations qui précèdent. Ils jettent encore un trait de lumière sur le caractère des habitans. Au milieu de ces motifs accumulés de misère et d’inquiétude, on n’entend pas de plaintes. C’est qu’il n’y a point de population plus résignée, plus silencieuse que la population maritime de la Basse-Loire. On la dit imprévoyante et trop peu préoccupée du lendemain, c’est possible; avouons pourtant que, s’il y avait place pour le courage, il n’y en avait guère pour la prévoyance au milieu des dures épreuves de ces dernières années. Cette même agglomération se distingue par une attitude accueillante, par une habituelle franchise, par un esprit ouvert et droit qui lui fait juger sainement les choses qu’elle peut embrasser. En revanche, il est facile de l’abuser, au moins pour quelque temps : elle n’en suppose pas de prime abord l’intention chez autrui. Le marin aime toujours la mer, même quand elle paraît le rejeter comme un hôte importun. Nulle part plus que sur les rivages du bas de la Loire, on ne le voit, dès qu’il est à terre, plus désireux de se rembarquer. Cependant ce ne sont pas les tableaux que peut lui offrir l’humide élément qu’il recherche de préférence tant qu’il a le pied sur la terre. On a établi à Saint-Nazaire des régates nautiques et des courses de chevaux; ce sont les courses qui attirent particulièrement la population maritime. Au fond, rien de surprenant dans cette prédilection passagère : l’homme recherche toujours les spectacles qui lui fournissent de nouveaux sujets d’émotion.

On courrait grand risque de se méprendre, si l’on voulait juger ici les individus à première vue. D’abord, et c’est vrai en tout lieu, le marin ne sait guère se faire valoir; il est même ordinairement d’une timidité qui prend sa source dans un amour-propre d’ailleurs bien entendu. Il surmonte difficilement la crainte de se heurter à des usages qui lui seraient insuffisamment connus. Quand un simple matelot doit s’expliquer quelque part, par exemple chez un commissaire de marine, il le fait toujours avec un embarras particulier, même quand il a pour lui le bon droit le plus irrécusable. Je parlais tout à l’heure des écoles d’hydrographie, dont les élèves ont ordinairement dépassé l’âge de vingt-quatre ou de vingt-cinq ans et fait parfois le tour du monde. Eh bien ! les mieux préparés se déconcertent complètement au moindre mot dans les épreuves. Un capitaine de vaisseau qui devait procéder aux examens de pratique dans la région du bas de la Loire nous affirmait que le grand embarras consiste ici à faire parler les élèves, ceux-là surtout qui aspirent au titre de maître au cabotage, et qui restent le plus empreints de l’esprit local. On a besoin d’un art particulier pour leur faire surmonter la crainte de se tromper.

Il ne faudrait pourtant pas s’imaginer que la marine marchande soit restée inaccessible aux influences qui ont si fortement amélioré depuis un demi-siècle les caractères de notre sociabilité. Le groupe maritime du bas de la Loire, l’un des plus repliés sur lui-même, attesterait au besoin qu’on s’y est au contraire ressenti en une large mesure des heureuses modifications réalisées dans la vie privée et dans la vie publique. Celui qui, sur la foi d’anciens récits, se figurerait un navire comme le théâtre habituel de grossièretés et de violences tomberait dans un singulier anachronisme. Rien n’y ressemble à ces peintures empruntées au passé. Le navire aujourd’hui est un atelier flottant; le marin est un ouvrier comme un autre, plus exposé qu’un autre; le capitaine est un chef d’établissement et parfois, comme nous le disait naguère un simple matelot de la presqu’île de Saint-Gildas, un père dans sa famille. Il n’est pas rare de voir à Saint-Nazaire des bâtimens ayant accompli le voyage des Grandes-Indes sans qu’un homme à bord ait encouru la moindre punition.

Tandis que, sous l’influence du mouvement économique contemporain, s’améliorait le régime même de la vie maritime, il est un point qui demeurait en dehors de tous les perfectionnemens. On ne peut faire un pas sur les côtes que nous venons de parcourir sans être douloureusement frappé par les effets de l’immobilité où l’on s’est tenu en matière d’assurances maritimes. Il va de soi qu’il ne s’agit pas de l’assurance appliquée aux bâtimens ou à la cargaison, devenue de règle absolue ; mais qu’arrive-t-il lorsqu’un navire fait naufrage et périt corps et biens, ou qu’une partie de l’équipage réussit seule à échapper à la mort ? Grâce aux compensations dérivant de l’assurance, l’armateur est entièrement indemnisé ; il encaisse le prix de son bâtiment et celui des marchandises. Rien de mieux ; on ne peut que souhaiter de voir l’assurance, entrant de plus en plus profondément dans nos mœurs, réparer les désastres individuels. Que se passe-t-il cependant pour les pauvres familles de marins qui ont perdu un fils ou un père, parfois leur unique gagne-pain ? Les voilà vouées au deuil et à la misère, sans qu’elles puissent attendre aucun adoucissement autre que celui qui provient de la charité privée. Est-ce équitable ? Serait-ce donc là le dernier mot de l’assurance maritime ? Une compensation pour la perte de l’instrument matériel et inerte, rien pour la perte de l’instrument sensible et vivant. Une telle conclusion serait en contradiction manifeste avec les instincts d’humanité qui sont l’honneur de notre civilisation.

Qu’on ne dise pas que les matelots peuvent aussi se faire assurer. Cela viendra peut-être ; pour le moment, il ne faut pas songer à leur faire changer en un jour leurs habitudes séculaires ; si l’on veut neutraliser leur indifférence, il faut s’adresser à l’armateur. C’est par lui que l’assurance pourra peu à peu pénétrer dans les habitudes des gens de mer. Quand il fait assurer son bâtiment, pourquoi n’assure-t-il pas la vie de l’équipage ? À défaut d’une loi positive l’obligeant à placer les hommes qu’il emploie sous l’égide de la garantie à laquelle il recourt pour sa fortune matérielle, un usage placé sous la sauvegarde des mœurs publiques devrait moralement l’y contraindre. Il agirait en ce cas-là comme un mandataire bénévole. On ne flatte point les armateurs, on leur rend simplement justice, quand on affirme qu’ils iraient au-devant d’une semblable prévision, si le signal était donné par une influence suffisamment autorisée, par exemple par les chambres de commerce de nos principaux ports marchands. La conscience publique serait comme soulagée en sachant que sur le prix de l’assurance, une quotité déterminée garantit l’avenir des enfans, de la veuve de tout matelot victime d’un naufrage. Payant sa prime par intermédiaire et pour ainsi dire sans le savoir, le marin en viendrait peu à peu à comprendre, quand le malheur frapperait quelqu’un de ses camarades, les avantages d’un contrat aujourd’hui absolument ignoré de lui. Cette réforme, que l’économie politique conseille, que l’humanité commande, correspond à un sentiment encore très confus, quoique très visible. Nous entendions naguère un appel naïf et touchant à ces mesures philanthropiques. Un vieux marin qui avait perdu son fils, unique soutien de sa vieillesse, dans un naufrage lointain, opposait, et cela sans aigreur, sans amertume, son dénûment absolu à l’état de l’armateur indemnisé. Sa plainte n’était que la suggestion du bon sens en présence d’une inégalité choquante.

Le groupe maritime du bas de la Loire réclame d’autres améliorations à son sort. Les besoins à satisfaire pourraient presque se résumer, pour Saint-Nazaire et pour son district, en un seul mot : activer le travail. C’est le travail qui a surtout manqué, et il a naturellement manqué du même coup pour les gens de mer et pour les ouvriers des nombreuses professions tenant à la marine. Que le mal soit dérivé des faux calculs de la spéculation, des vicissitudes industrielles ou de l’absence de certaines institutions spéciales, l’effet en a été cruellement ressenti par la population ouvrière. Le temps seul pourra réparer certaines erreurs et certains égaremens. De réels soulagemens, d’utiles impulsions, résulteraient néanmoins dès à présent de différentes mesures, comme la réouverture des chantiers de Penhouët. Un intérêt analogue s’attache aux travaux du second bassin ainsi qu’à l’achèvement de la forme sèche en cours d’exécution et destinée au radoub des navires. Dans un autre ordre d’idées, l’activité imprimée à la construction du chemin de fer de Saint-Nazaire à Guérande et au Croisic répond à des besoins analogues. C’est avec raison qu’on regarde ce prolongement comme une annexe indispensable de la voie ferrée de Nantes à l’embouchure de la Loire, qui a véritablement renouvelé l’état économique de tout ce pays. Les établissemens intéressant la marine, tels que l’entrepôt, la chambre de commerce, mettraient le port en possession de tous ses avantages naturels. Avant aucune autre, il réclame les institutions concernant la cité elle-même, et destinées à favoriser l’expansion des entreprises particulières.

Les associations libres, qui peuvent revêtir tant de formes, conviendraient à merveille pour la défense des intérêts communs. Plus les forces se resserreront, et mieux elles pourront, dans les questions qui échappent à la sphère de l’action individuelle, faire valoir l’intérêt local auprès de l’autorité compétente. On doit se prémunir sur ce point contre une sorte de confusion assez ordinaire dans le langage, et qui pourrait avoir quelques inconvéniens dans la pratique. A entendre certaines formules, il semblerait qu’on fût ici dans le domaine des concessions purement gracieuses, autrement dit de la faveur. Rien de moins exact. La solution des problèmes économiques relatifs au port et au commerce de Saint-Nazaire est subordonnée à des considérations d’un tout autre ordre. L’essentiel, c’est de pouvoir établir au grand jour, quand il le faut, qu’on a pour soi la situation géographique, c’est de pouvoir invoquer les expériences faites en les plaçant sous l’égide des enseignemens les plus incontestés de l’économie politique. Il n’y a point d’autre langage à tenir; il n’y en a point d’autre qui soit digne tout à la fois et de ceux qui posent les questions et de ceux qui les décident.

Les traits les plus saillans à dégager en dernière analyse de ces recherches sur une région trop ignorée, ce sont les habitudes laborieuses, le caractère solide, les mœurs traditionnelles et régulières de la population. Voilà bien le point d’appui le plus sûr qu’aient rencontré les améliorations dérivant du mouvement économique contemporain. Ce mouvement, si souvent critiqué faute d’en bien saisir les conditions et les lois, a été essentiellement favorable à tous, quand des erreurs accidentelles ne l’ont point détourné de sa voie normale. L’observation des faits a donc pleinement confirmé cette idée, émise dès l’abord, que, loin d’être en contradiction avec le perfectionnement moral de l’homme, il le suppose, il l’encourage, il l’accélère. Tel est le dernier mot à prononcer, et ce mot reste comme un encouragement pour l’avenir. Avec l’étendue et la variété des ressources de la contrée qui a fait l’objet de ces études, avec la nature des aptitudes locales, le progrès futur est assuré. Peut-être suffirait-il d’avoir ainsi visité dans ses moindres groupes la France agricole, industrielle et commerciale pour trouver également presque toujours d’incomparables raisons de confiance. Combien d’élémens féconds et vigoureux pourraient se révéler dans les recoins les plus écartés comme dans la région du bas de la Loire! Si l’on veut se figurer la France telle qu’elle est dans son intimité la plus réelle, ce sont peut-être les milieux qui échappent le plus fréquemment à l’observation qu’il importe surtout d’envisager. On y découvrirait que l’amour du travail et le bon sens, ces deux forces qui sont pour un peuple le plus précieux apanage, demeurent intactes dans la masse de la population. Cette conclusion est rassurante, non-seulement pour le développement des richesses économiques de notre pays, mais encore pour la solidité du nœud social et l’avenir de la liberté politique.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1868 et du 15 janvier 1809.
  2. Elle offre, suivant la marée, de 7 mètres 70 centimètres à 9 mètres 20 centimètres d’eau.
  3. En 1867, les droits payés à Saint-Nazaire montent seulement à 228,875 francs, tandis qu’à Nantes ils dépassent le chiffre de 19 millions de francs.
  4. Quantité: houilles, 1,501,052 quintaux métriques; bois, 106,137 quintaux métriques.
  5. Le minerai pris pour lest en 1866 a été de 5,330 tonnes, et en 1867 de 5,376.
  6. Les travaux de réparation, qui s’étaient progressivement accrus dans les premiers temps, ont depuis lors sensiblement diminué, La compagnie, possédant un matériel de navigation plus complet, se trouve moins pressée pour les travaux de ce genre, et peut les étendre sur un laps de temps plus long. Peut-être aussi fait-on exécuter ailleurs plus de réparations qu’à l’origine.
  7. Il embrasse une étendue de 22 hectares. On aurait pu sans doute se contenter pour le moment d’un espace moins large, mais il a fallu aller aussi loin avant de trouver un fond assez solide pour supporter les constructions.
  8. La plus fréquentée de toutes est celle de Saint-Malo, ayant communément de 100 à 120 élèves; celle de Nantes en a de 60 à 100.