Les Révolutions de l’Asie centrale/01

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Les Révolutions de l’Asie centrale
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 177-200).
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LES RÉVOLUTIONS
DE L’ASIE CENTRALE

I.
L’INDE ANGLAISE.

L’Asie est le plus vaste continent de notre planète; il en est aussi le plus curieux par son aspect physique, par son histoire, par les peuples qui l’habitent. Découpée sur ses bords par des golfes profonds et par de longues presqu’îles, traversée par de larges fleuves, l’Asie est moins compacte et plus accessible que l’Afrique ou l’Australie. Elle a plus de variété que les deux Amériques, dont toute la géographie se réduit à connaître une chaîne de montagnes et les bassins de quelques grandes rivières. L’Asie possède tous les climats depuis les chaleurs de la zone torride jusqu’aux glaces persistantes du cercle polaire; elle renferme les montagnes les plus hautes du globe, des déserts stériles et des plaines d’une fertilité prodigieuse. Enfin elle nourrit les trois quarts de la population du monde; elle fut dans la nuit des temps, elle est encore aujourd’hui le théâtre d’une lutte incessante entre les deux principales races de l’espèce humaine.

Cependant le centre de l’Asie est resté longtemps peu connu. Nos pères n’en savaient que ce qu’en avaient rapporté d’anciens voyageurs dont les récits méritaient peut-être peu de confiance. Les progrès des Russes et des Anglais, qui s’avancent à la rencontre les uns des autres, ont suscité de nouvelles et fructueuses études depuis le commencement du siècle. Les explorateurs isolés, simples savans ou diplomates chargés de missions politiques près des souverains barbares, ont parcouru en divers sens la contrée montagneuse qui fut, suivant certains auteurs, le berceau de notre race. Les expéditions militaires s’en sont approchées. On se fait maintenant une idée nette de ce que sont la Boukharie, le Turkestan, le Thibet, jadis dessinés au hasard sur les cartes géographiques. Les orientalistes ont recueilli dans les annales turques, persanes et chinoises tout ce qui se rapporte aux peuples de ces pays. Nous nous proposons de retracer les résultats les plus saillans de ces découvertes modernes, d’exposer les événemens qui ont modifié la situation politique de l’Asie centrale en ces derniers temps, de montrer aussi quel avenir elle offre aux deux nations européennes, la Grande-Bretagne et la Russie, qui la serrent de près, l’une par le midi, l’autre par le nord, — car, soit qu’elles s’entendent ou soit qu’elles se disputent, ces deux grandes puissances exerceront une influence irrésistible sur l’avenir des nombreux royaumes qui subsistent encore au milieu du continent.

Quelques détails topographiques sont indispensables pour bien définir la région dont il va être parlé. Au cœur de l’Asie se dresse le vaste plateau du Thibet, que surmontent trois chaînes de montagnes d’une prodigieuse élévation, le Kouen-Loun, le Karakorum et l’Himalaya. Vers le nord et vers l’ouest, ces montagnes se prolongent sans beaucoup perdre de leur hauteur; elles forment ainsi l’Hindou-Kouch, le Caucase indien des Grecs, dont les ramifications s’étalent à travers l’Afghanistan, — le Boulor-Tagh, que les anciens appelaient l’Imaüs et que les indigènes appellent, dit-on, dans leur langage, le Toit du monde, — puis enfin le Thian-Shan, ou Montagnes-Célestes des Chinois. Tout cet ensemble constitue un massif d’une prodigieuse puissance. L’Himalaya et le Kouen-Loun ont des pics de 8,500 mètres au-dessus du niveau de la mer; ce sont les plus élevés qu’il y ait sur la terre. La surface entière du Thibet, qui est plus étendue que la France, serait, sous notre latitude, couverte de neiges perpétuelles. Lhassa, capitale de cette étrange contrée, dépasse les plus hauts sommets des Pyrénées. Gartok, autre ville importante, où se tient une des principales foires du pays, est presque à l’altitude du Mont-Blanc. Le globe terrestre ne présente nulle part une excroissance comparable à ce massif gigantesque de l’Asie centrale. Les plateaux du Mexique, ceux des Andes sous l’équateur, encore moins ceux de la Suisse, ne lui sont comparables en hauteur ou en étendue.

Bien que salubres, ces régions alpestres ont peu de population. L’homme préfère les plaines alluviales de l’Inde ou de la Chine à ces plateaux d’un climat sévère, où la moisson ne vient pas sans travail. Sur une superficie grande comme l’Europe, on ne trouverait probablement pas 15 millions d’habitans; qu’est-ce en comparaison des bassins limitrophes du Gange et du Yang-Tsé, où l’espèce humaine pullule? Ces populations clair-semées ne sont pas d’ailleurs homogènes. Quoique les passes du Boulor-Tagh, du Karakorum et de l’Himalaya ne soient accessibles qu’à de petites caravanes, et que les grandes migrations des peuples ne se soient jamais aventurées en de tels sentiers, les invasions et les conquêtes en ont fait le tour par le nord ou par le midi. Ce n’est tout au plus que dans les vallées étroites et d’un accès difficile que l’on retrouve des habitans primitifs ayant conservé le type de leurs ancêtres. A part quelques tribus d’hommes noirs au front déprimé, qui végètent à l’écart, et quelques milliers d’Arabes qui se sont infiltrés au milieu des peuplades autochthones lors des invasions musulmanes, la population de l’Asie centrale provient de deux races bien distinctes, la race aryenne et la race tatare. La première, partie des hauts plateaux où l’Oxus et le Yaxartes prennent naissance, a semé des essaims dans l’Inde, en Afghanistan, en Perse; en passant par l’Oural, elle est venue coloniser l’Europe. L’autre s’est répandue dans la partie orientale du continent, ses enfans débordent de temps immémorial sur le Turkestan et la Boukharie, où on les appelle Mongols, Turcomans, Mandchous. L’histoire de la Boukharie depuis vingt siècles n’est qu’un récit continuel des invasions tatares.

On se ferait une idée imparfaite de l’état social de ces nations diverses, si l’on négligeait d’en étudier les croyances religieuses, car aucun élément n’influe davantage sur la civilisation et n’en donne une mesure plus exacte. Les chrétiens, qui sont presque tous des émigrans européens, les parsis, adorateurs du feu, les juifs, venus là comme ils vont partout, méritant à peine d’être indiqués pour mémoire; les idolâtres, adonnés aux superstitions les plus grossières, sont beaucoup plus nombreux. Les recensemens récens ont fait connaître que l’Inde anglaise, pays d’une culture intellectuelle assez développée, en contient des millions. En réalité, la grande masse de la population se partage entre le bouddhisme et le mahométisme. Cette dernière religion, doctrine de guerre et de conquête, s’est imposée partout. Bokhara est devenue une ville sainte, le sanctuaire des vrais croyans de l’extrême Orient; il y a même en certaines provinces occidentales de la Chine beaucoup de musulmans qui y ont suscité de formidables insurrections. Cependant le bouddhisme est encore plus répandu, peut-être parce que c’est une religion commode, tolérante, qui n’a d’exigences que pour la forme et qui se prête à tous les accommodemens. Quant au brahmanisme, confiné dans l’Hindoustan, il semble y être en décroissance par la faute de l’esprit de caste impitoyable qui le rendit puissant jadis, mais qui se manifeste de nos jours comme une entrave à tout progrès social.

Malgré les barrières naturelles qui les séparent, en dépit des différences de race ou de religion, les peuples de l’Asie centrale ont sans cesse entre eux des rapports politiques ou commerciaux : les événemens qui surviennent chez l’un ont un contre-coup chez les autres ; les révolutions dont ils sont victimes se répercutent au-delà des frontières, quelque infranchissables que la nature les ait créées. Aussi la zone dont nous nous proposons d’exposer ici l’histoire contemporaine n’est-elle pas simplement un massif de montagnes, ce sont de plus les provinces de l’empire britannique au midi et celles de l’empire russe au nord, ainsi que les diverses nations limitrophes dont la politique journalière tombe plus ou moins sous le contrôle de ces voisins ambitieux. C’est par les bords de la grande péninsule de l’Inde que les Européens ont commencé la conquête de l’Asie, c’est aussi là qu’ils se sont jusqu’à ce jour le plus solidement établis, et que avec de plus grandes ressources ils se trouvent le plus souvent en contact avec les royaumes barbares de l’intérieur ; c’est donc par l’Inde qu’il convient de commencer cette étude. Au-delà des vallées de l’Inde et du Gange, nous trouvons à l’ouest l’Afghanistan et la Boukharie, puis à l’est des montagnes le Turkestan oriental, le Thibet, quelques provinces de la Chine, si éloignées de Pékin qu’elles se détachent presque du Céleste-Empire. Ce programme déjà vaste ne comprend cependant que la moindre partie de l’Asie ; il laisse en dehors l’Asie-Mineure et la Perse, qui vivent en quelque sorte dans la dépendance de l’Europe, la péninsule de l’Indo-Chine, dont l’intérieur est à peine connu, et surtout cette immense nation chinoise, qui est à elle seule presque un monde.

Bien que les contrées de l’Asie centrale fussent demeurées obscures jusqu’en ces derniers temps, à tel point qu’on en ignorait presque l’histoire et la géographie, il serait incorrect de dire que ce sont des découvertes récentes. Peut-être les connaissait-on mieux il y a deux mille ans qu’au commencement du XIXe siècle. La Boukharie n’est autre que la Sogdiane des anciens ; le roi Porus, qu’Alexandre détrôna, régnait dans le Pendjab, au pied de l’Himalaya. Même au moyen âge, des voyageurs européens traversèrent plus d’une fois ces régions. Vers l’an 1250, un moine de Palestine venait, de la part de saint Louis, trouver au fond de la Mongolie le grand-khan des Tatars, et l’incitait à prendre les armes contre les Sarrasins. Un peu plus tard, le Vénitien Marco Polo passait vingt ans de sa vie à la cour d’un petit-fils de Gengis-Khan. Au commencement du XVe siècle, Clavijo, ambassadeur de Henri III de Castille, séjournait plusieurs années à Samarcande auprès de l’empereur Timour, que la légende transforme, peut-être à tort, en un féroce potentat. Il n’est pas douteux que les routes de l’Asie centrale furent autrefois ouvertes au commerce. Quels événemens ont interrompu ces échanges pacifiques entre l’Orient et l’Occident ? Est-ce le fanatisme des musulmans ou la barbarie des Tatars qui, sur ce terrain de même qu’en bien d’autres parties du globe, ont fait rétrograder la civilisation? ou bien est-ce la défiance qu’inspire aux peuplades d’allures indépendantes l’esprit envahisseur des Européens? Quoi qu’il en soit, ces pays devinrent impénétrables pendant quatre ou cinq siècles jusqu’au jour où les armées anglaises et russes les entamèrent. Il n’y a eu que trop d’exemples en ces dernières années de la cruauté des princes indigènes. Conolly et Stoddart ont été mis à mort à Bokhara; Adolphe Schlagintweit et plus récemment M. Hayward ont été assassinés dans le Turkestan oriental. M. Vambéry, familier avec les mœurs et les langues du pays, ne put dépasser Samarcande, encore fut-il plus d’une fois sur le point d’être victime de son zèle. Cependant les explorations continuent et deviennent de jour en jour moins dangereuses, elles nous donnent chaque année de nouvelles lumières sur cette zone d’une immense étendue.


I.

L’Inde anglaise est un pays bien délimité par la nature; l’Océan et les sommets neigeux de l’Himalaya en déterminent nettement les contours. A l’intérieur, il n’existe au contraire aucune de ces frontières naturelles. Ainsi s’explique-t-on que l’invasion légendaire des Aryens et, dans des temps plus modernes, les invasions des mahométans, des Tatars et des Anglais n’aient connu d’autres bornes que la mer, n’aient rencontré de résistance durable que dans les cantons les plus sauvages et les moins fertiles. Le sud de la péninsule, habité par des peuples qu’énervent la douceur du climat et la richesse du sol, a toujours suivi le sort politique des provinces du nord; on en vit la preuve lors de la grande insurrection de 1857, qui n’atteignit pas les gouvernemens de Madras et de Bombay. Or la géographie de cette région du nord où gît en réalité toute la force de la domination britannique est des plus simples : ce sont les bassins de deux beaux fleuves, le Gange et l’Indus, qu’alimentent avec régularité les glaciers de l’Himalaya. C’est là que se trouvent les principales villes : Calcutta, chef-lieu des possessions anglaises, Bénarès, la cité sainte des Hindous, Delhi, l’ancienne capitale des empereurs mongols. En dehors de cette zone, le commerce et non plus la politique fait la fortune des grands centres de population, comme par exemple Bombay, dont le port admirable ne craint aucune concurrence dans l’Océan indien.

C’est aussi dans le nord de la péninsule que le climat est le moins défavorable aux Européens. D’octobre en avril, les nuits sont fraîches, l’atmosphère limpide ; la chaleur, quelquefois fort élevée au milieu du jour, se supporte néanmoins avec quelques précautions hygiéniques. Le reste de l’année, la température, qui devient excessive, est vraiment intolérable pour des hommes originaires de nos pays froids. Ceux qui vivent dans les provinces méridionales ne peuvent guère s’en préserver. Les fonctionnaires et les officiers anglais cantonnés dans le nord-ouest se retirent, autant que les exigences de la vie le leur permettent, sur les premiers contre-forts de l’Himalaya, dans les sanitaria situés à 1,500 ou 2,000 mètres au-dessus des plaines, et dont l’altitude comporte le climat en même temps que la flore de la zone tempérée. Quoique Calcutta soit toujours la capitale officielle, c’est à Simla que réside en été le vice-roi de l’Inde, accompagné par tout l’état-major de l’administration britannique.

Les provinces du nord-ouest attirent encore plus l’attention, si l’on considère les origines du peuple hindou. C’est dans le Pendjab et dans la vallée du Gange, entre Delhi et Bénarès, que se fixèrent à l’origine des temps historiques les tribus d’hommes à peau blanche descendues de l’Hindou-Kouch et du plateau de Pamir. Ce fut le berceau de la religion des brahmes; c’est là que les doctrines védiques se sont conservées pures, tandis que les peuplades de la même souche qui s’aventurèrent jusque dans le Bengale se convertissaient au bouddhisme. Quant aux aborigènes, que la littérature sanscrite représente comme des géans ou des mangeurs de chair crue, ils s’étaient retirés dans les monts Vindhyas, au centre de la péninsule, où ils se perpétuent dans un état de société primitif. Il en existe, dit-on, des millions aussi peu civilisés que possible dans les vallées hautes de la Nerbudda ou du Godavery. Grossiers, à peine vêtus, plutôt faits, suivant une juste expression de M. Hunter[1], pour le travail manuel que pour la pensée, ils vivent dans les forêts. La création des chemins de fer au milieu de leurs montagnes, l’extension de la culture du coton dans ces provinces, l’exploitation prochaine des riches bassins houillers que l’on y a découverts, les mettront bientôt en relations avec le monde extérieur. Paisibles et soumis d’ailleurs, ils ne semblent pas être un danger pour le gouvernement anglais.

Jusqu’en ces derniers temps, la Grande-Bretagne ne connaissait que par une vague estime le nombre de ses sujets asiatiques, lorsqu’un recensement eut lieu dans les premiers mois de l’année 1872, avec les précautions que l’on prend en Europe pour une telle opération, mais aussi avec les difficultés auxquelles se heurtent les statisticiens chez des peuples ignorans. Les indigènes s’imaginèrent que c’était le prélude de nouveaux impôts. Quelques-uns allèrent jusqu’à dire que les Anglais massacreraient le trop-plein de la population ou le déporteraient tout au moins dans les districts inhabités des montagnes. Malgré de nombreuses inexactitudes, ce recensement a fourni des résultats surprenans. Ainsi le gouvernement du Bengale se trouve avoir 67 millions d’habitans au lieu des 42 millions que les statistiques précédentes lui attribuaient. Pour l’Inde entière, ou du moins pour les provinces appartenant à l’Angleterre ou régies par elle, le total est de 192 millions d’âmes, à quoi se doit ajouter la population des états prétendus indépendans, tels que Hyderabad, le Radjpoutana, les provinces mahrattes, le Cachemire et autres royaumes de moindre importance placés sous le protectorat britannique. Plus que jamais, le vice-roi qui siège à Calcutta peut redire avec fierté le mot attribué à lord Dalhousie : « l’empereur de la Chine et moi, nous régnons sur la moitié du genre humain. » Cette immense agglomération d’hommes occupe un territoire comparable à l’Europe moins la Russie, mais elle n’y est pas répartie d’une façon uniforme. La population est assez clair-semée dans les provinces birmanes annexées et même dans le gouvernement de Bombay; elle est très dense dans le Bengale et dans l’Oude. Le district de Bénarès atteint le taux prodigieux de 306 habitans par kilomètre carré. On saura ce que veut dire ce chiffre en se rappelant que la moyenne est de 70 habitans au kilomètre pour la France entière, et ne dépasse pas 245 pour le département du Nord. Les cantons les plus peuplés sont, comme de juste, ceux qui produisent le plus de riz et de céréales. En temps ordinaire, le peuple est habituellement heureux, peu exigeant au surplus, façonné depuis des siècles à la servitude et plus disposé à recevoir la loi de maîtres étrangers qu’à se soumettre à des despotes indigènes. Les cultivateurs, qui font plus de la moitié du nombre total, ne sont ni pires ni meilleurs qu’en tout pays, honnêtes, pacifiques, dociles. Les salaires de l’ouvrier sont d’un bon marché incroyable ; un manœuvre se contente de 60 centimes par jour et souvent moins. L’Hindou a peu de besoins : il est à peine vêtu ; quelques poignées de riz suffisent à sa nourriture. Il est vrai qu’il est indolent, imprévoyant, et qu’il déploie peu de vigueur dans son travail de chaque jour. Quelle révolution économique produiront l’industrie moderne et le développement des voies de communication au milieu d’une pareille fourmilière d’êtres humains? Quelles en seront les conséquences et pour le commerce du monde et pour les natifs eux-mêmes ? Il serait difficile de le prévoir. Notons seulement que cette révolution commence, et que les chemins de fer causent, là comme partout, une hausse très marquée des salaires.

Dans un pays dont presque tous les habitans s’adonnent à la culture de la terre, la récolte est le grand événement de l’année. Trop abondante, ils n’en profitent pas, puisqu’ils n’ont ni commerce ni moyens de transport pour envoyer au dehors leur excédant. S’il y a disette, ils périssent auprès de leurs greniers vides. Ils sont comme l’équipage d’un navire dépourvu de vivres au milieu de l’océan. On l’a vu dans le Bengale en 1770, lors d’une terrible famine qui fit périr, dit-on, le tiers des habitans; on l’a vu encore en 1866 dans la province d’Orissa, que les efforts trop tardifs, il est vrai, de l’administration anglaise ne sauvèrent pas d’un désastre, parce qu’il n’y avait alors ni routes, ni chemins de fer, ni canaux, et que la voie de mer elle-même était interdite par la mousson à l’époque où les secours auraient dû arriver. On le voit cette année sans doute sur une échelle réduite, car le gouvernement du vice-roi s’est préoccupé déjà de faire arriver des grains dans les districts du Bengale où la récolte de riz a manqué[2]. Or que faut-il pour amener ces famines désastreuses qui se reproduisent deux ou trois fois par siècle? Moins que rien, un simple accident météorologique. La hauteur annuelle de pluie qui tombe dans le Bengale est de 1m, 50 à 2 mètres, de juin en octobre. Cet arrosage abondant transforme en marais, vers le mois de juillet, les vastes champs de riz que l’on a semés en mai. Que les pluies viennent trop tôt, la plante est noyée avant d’être sortie de terre; que les pluies s’arrêtent en septembre, la tige se dessèche, et le grain ne se développe pas. C’est ce qui s’est produit cette année, et c’est pourquoi l’on craint que, dès le printemps prochain, les indigènes de Bengale ne soient réduits à la plus affreuse misère. Lorsqu’un désastre peut être prévu de si loin, le remède en doit être facile. Ceci du reste montre aussi quelle importance ont les travaux d’irrigation. Les Anglais s’en sont en effet beaucoup occupés, et, s’ils n’ont pas fait davantage, c’est que la population native ne leur donne pas un concours suffisant, — non pas que les natifs méconnaissent l’utilité de tels travaux; mais la propriété territoriale est si mal assise chez eux qu’il leur répugne, outre qu’ils sont nonchalans, d’améliorer le sol comme il conviendrait.

Habitués que nous sommes en France à posséder la terre en vertu de titres certains, qu’il s’agisse des propriétaires ou des fermiers, il peut nous paraître incompréhensible que des royaumes entiers existent dans lesquels les détenteurs de biens ruraux n’ont ni certitude ni fixité. En principe, chez les Asiatiques, la terre appartient au souverain, qui reste toujours maître d’en disposer à sa guise; il peut s’en réserver la rente pour les besoins de sa cour ou l’attribuer à quelque commandant d’armée pour assurer la subsistance de la troupe, ou bien encore, — et c’est le cas le plus fréquent, — en gratifier quelques favoris, quelques grands personnages qu’il lui plaît d’enrichir. En général, le chef de l’état confie le soin de recueillir les revenus de chaque canton à des fonctionnaires auxquels il accorde pour salaire une part minime des sommes versées par les paysans. Comme il arrive d’habitude sous les monarchies absolues, ces emplois de collecteurs d’impôts, transmis de père en fils, constituent à la longue une sorte d’héritage au profit des familles qui en furent primitivement pourvues; ainsi s’est établie dans l’Inde une apparence d’aristocratie territoriale. Ces intermédiaires entre le souverain et le peuple s’appellent zémindars dans le Bengale et taloukdars dans le royaume d’Oude. Au-dessous de ces gros locataires, que la coutume transforme peu à peu en propriétaires, se trouve le véritable cultivateur, le ryot, dont la situation ne fut pas mieux définie dans l’origine. Tantôt le sol était donné en commun aux habitans d’un village qui s’en faisaient entre eux une répartition annuelle, — tantôt chaque chef de famille avait sa part assignée pour un temps indéfini, mais sans nulle garantie de n’en pas être dépossédé au premier jour. Le taux de la rente payée par le ryot au zémindar n’était pas non plus immuable. A quelle condition pouvait-il être révisé? Personne n’aurait su le dire. Au fond, tous les rapports entre le suzerain et le tenancier étaient réglés par des coutumes patriarcales plutôt que par une loi inflexible. Les pauvres cultivateurs jouissaient réellement de beaucoup plus de stabilité que ce régime primitif n’en paraît comporter. « Les dynasties s’écroulent, les révolutions se succèdent, disait, il y a longtemps déjà, un vieil administrateur de l’Inde anglaise, les paysans restent. Ils se sauvent devant l’invasion, quitte à revenir dès que la tranquillité se rétablit. Les fils prennent la place de leurs pères, habitent les mêmes cabanes, cultivent les mêmes champs. » Ce n’est pas sans doute dans l’Inde seulement que les choses se passent ainsi, et l’on aurait tort d’en conclure que le régime foncier de l’Asie possède une sécurité suffisante : l’héritage n’existe pas ou n’est qu’affaire de faveur; le détenteur du sol ne se sent pas le courage d’améliorer son bien. Le zémindar et le ryot, soumis à cette loi, n’ont en effet aucun droit d’aliéner le domaine dont ils jouissent, et, s’il leur plaît de quitter le pays, ils ne peuvent s’en défaire au profit du successeur qu’ils se sont choisi.

Dès les premiers temps de la conquête, les Anglais se crurent tenus de décréter une loi agraire analogue à celles de l’Europe, d’autant plus que l’impôt foncier couvrait presque seul les dépenses publiques et qu’il leur semblait important de lui donner un caractère de fixité. Ce fut l’œuvre de lord Cornwallis en 1792. Ses conseillers pensaient qu’il eût été plus prudent d’attendre au moins que le Bengale eût réparé les pertes éprouvées pendant la famine de 1770, car de vastes terrains autrefois cultivés s’étaient transformés en jongles et n’avaient plus d’autres habitans que des bêtes féroces. Ce gouverneur-général, se méprenant sur la nature des titres possédés par les zémindars, en fit des propriétaires fonciers dans le vrai sens du mot; il prescrivit d’établir un relevé du revenu que payaient à ce moment les ryots; puis il décida que les zémindars en garderaient la onzième partie pour eux et verseraient le reste dans les caisses du gouvernement. On dressa donc une sorte de cadastre. Pour éviter tout débat ultérieur, les sommes dues par chacun au trésor public furent inscrites en chiffres. Qu’en résulta-t-il ? Que l’impôt resta le même, tandis que les terres incultes se défrichaient, et que sur les terres anciennement cultivées le fermage s’élevait d’année en année. La présidence du Bengale perçoit aujourd’hui 75 millions de francs par l’impôt foncier, comme en 1792, quoique la population se soit accrue et que le prix de l’argent se soit abaissé. Il advint en outre que les malheureux ryots furent livrés sans défense à des propriétaires rapaces qui les pressuraient pour augmenter leurs revenus.

Ce premier essai n’ayant pas réussi, la question fut remise à l’étude; à vrai dire, elle y est encore. Dans les provinces du nord- ouest, dans le Pendjab, dans le royaume d’Oude, le gouvernement anglais ne concède plus les terres à perpétuité : il préfère garder le droit primordial de propriété qu’il tient des souverains indigènes; il passe des baux de trente ans, sujets à révision. Au bout de cette période, la terre est évaluée de nouveau, la rente en est élevée ou abaissée suivant le cas. Au moins, par ce moyen, les améliorations foncières que l’état exécute lui profitent. S’il multiplie les canaux d’irrigation, s’il construit des routes, l’impôt direct s’en ressent. Ce système d’amodiation périodique avait pour conséquence nécessaire l’établissement d’un cadastre; les champs ont été arpentés, délimités, estimés en contenance et en qualité. C’est un long travail, encore inachevé, qui marche de concert avec le levé topographique du pays. Les résultats politiques en sont d’ailleurs satisfaisans, car rien ne contribue davantage à maintenir en paix la population indigène. L’Hindou n’a aucune idée de la vie politique telle qu’on la comprend en Europe. Les questions de liberté, de suffrage universel, d’unité nationale, n’existent pas pour lui. Il est conservateur par essence ; en dehors des rites religieux et de la jouissance du sol, il est indifférent aux actes de ceux qui le gouvernement. Un sage règlement de la propriété territoriale est donc un élément essentiel de la vie publique.


II.

Un pays fertile sous un climat trop chaud pour les Européens, une population exubérante, pacifique, imbue d’un respect superstitieux pour des traditions et des usages séculaires, formée par moitié ou environ d’hommes de race blanche à demi barbares, et pour le reste d’hommes noirs à demi civilisés, voilà de quoi se compose l’empire britannique en Asie. Une armée de 190,000 soldats, dont 127,000 indigènes, suffit à maintenir le calme sur cet immense territoire, et fournit même au besoin des corps détachés pour des expéditions en dehors. Les conquérans, depuis Clive jusqu’au vice-roi actuel, ne prétendent pas, comme les colons de l’Australie ou de l’Amérique du Nord, expulser les natifs, s’attribuer leurs terres et leur place au soleil; ils veulent seulement les gouverner : aussi ne sont-ils qu’en très petit nombre en comparaison de la masse des indigènes. Comment ont-ils organisé dans ces conditions un gouvernement efficace et durable? C’est ce que nous allons essayer de montrer. La machine administrative de ce grand royaume est en somme des moins compliquées.

Le vice-roi des Indes occupe la plus haute situation qu’un homme d’état puisse rêver dans le monde. Représentant de la reine d’Angleterre, délégué d’un ministère dont 3,000 lieues le séparent, débarrassé de toute assemblée élective, aidé plutôt qu’entravé par un conseil de gouvernement dont les avis ne sont même point obligatoires pour lui, il règne en maître presque absolu sur 200 millions d’âmes. Sans doute le parlement britannique est le véritable souverain aux Indes de même qu’en Angleterre; mais la chambre des communes écoute d’une oreille distraite discuter les affaires de ses possessions lointaines, même quand il s’agit du budget. Les 50 millions de livres sterling qui sont perçus et dépensés en Asie par le gouvernement se votent le plus souvent aux derniers jours de la session devant des banquettes vides. Le vice-roi est donc bien puissant; la coutume, encore plus forte chez les Anglais que les lois, empêche que cette toute-puissance n’engendre de graves abus. Ce qui est plus singulier, une si haute fonction est soustraite aux vicissitudes de la vie parlementaire. Que le ministère soit whig ou tory à Londres, le vice-roi reste à son poste pendant cinq ans, à moins que la mort ne mette un terme à ses travaux. Cette coutume fort sage rend l’administration locale plus fixe et plus régulière. En dépit de ces avantages que rehausse d’ailleurs une liste civile princière, la vice-royauté n’est pas recherchée par les hommes d’état les plus marquans de la Grande-Bretagne. Les administrateurs à qui l’on confie de si grands pouvoirs n’ont tenu le plus souvent que des postes secondaires dans le gouvernement de la métropole. Ceci devient évident, si l’on veut bien passer en revue les noms des vice-rois qui se sont succédé à Calcutta depuis vingt ans. Une courte notice sur les œuvres et les tendances de chacun d’eux est d’ailleurs nécessaire pour faire voir dans quel sens marche la politique britannique en Asie.

Lord Dalhousie, dernier gouverneur de la compagnie des Indes, conserva ces fonctions plus longtemps que l’usage ne l’admettait, de 1848 à 1856. Il eut donc le temps de faire beaucoup de choses et même de grandes choses, bien que souvent avec peu d’ à-propos. Il eut le tort surtout d’adopter une politique d’annexion à outrance, qui paraît, en mécontentant les natifs, n’avoir pas été étrangère à la révolte de 1857. Ancien président du board du commerce sous le ministère de Robert Peel, il avait contribué au développement des chemins de fer dans la Grande-Bretagne, et voulut introduire aux Indes ce puissant instrument de travail. En somme, ce fut un administrateur ardent, parfois présomptueux, qui engagea plus d’affaires que ses successeurs ne devaient en résoudre.

Quand même lord Canning eût eu le même esprit d’initiative, les circonstances ne lui permettaient pas de marcher aussi vite. A peine s’était-il installé dans son palais de Calcutta, qu’éclatait la révolte des cipayes. Les provinces du nord-est furent en proie à la plus formidable insurrection. C’était l’existence même de la domination anglaise dans l’Inde qui se trouvait mise en question. Lord Canning eut, dit-on, le mérite de ne jamais perdre courage ni désespérer du succès. Après la soumission des rebelles, il eut la lourde tâche de reconstituer le pays. Un tel soulèvement s’expliquait mal par les causes secondaires auxquelles quelques-uns le voulaient attribuer. On ne pouvait croire qu’il eût suffi de cartouches enduites de graisse de porc pour justifier l’insurrection des cipayes. C’était dans l’état social du peuple, dans les préjugés plus ou moins légitimes que l’administration anglaise avait fait naître, qu’il fallait rechercher l’origine du mécontentement des indigènes. Cela étant, pour prévenir le retour de semblables malheurs, il était nécessaire de s’occuper des populations plus que par le passé, de relever leur moral par l’éducation, d’assurer leur bien-être par de bonnes lois, de leur rendre la vie facile par des travaux d’amélioration. Ce fut l’œuvre commencée par lord Canning, continuée d’abord par lord Elgin et ensuite par sir John Lawrence.

Lord Elgin, dans une carrière bien remplie, a presque toujours servi son pays au-delà des mers; soit comme gouverneur constitutionnel du Canada, soit comme ambassadeur en Chine, en collaboration avec le baron Gros, pendant les campagnes de 1858 et 1860, il avait donné la mesure d’un homme d’état accompli. La vice-royauté de l’Inde couronnait dignement sa vie; il n’eut pas le temps d’en jouir, car il succomba dix-huit mois après avoir pris possession du gouvernement.

La nomination de sir John Lawrence à la vice-royauté des Indes, en 1862, fut une dérogation aux usages établis. En quatre-vingts ans, depuis Macartney jusqu’à lord Elgin, pendant la période de développement de la puissance anglaise en Asie, jamais aucun serviteur de la compagnie, quelque distingué qu’il fût, n’avait obtenu la première place. C’était en quelque sorte un principe de gouvernement de confier le pouvoir suprême à un homme étranger par sa vie antérieure aux affaires, mais aussi aux rivalités locales. Cette défiance devait-elle survivre à la compagnie dont le ministère anglais venait d’absorber toutes les attributions? On crut bon du moins de faire une exception. Sir John Lawrence, qui avait passé trente années de sa vie au milieu des Hindous, connaissait mieux l’Inde en revenant à Calcutta comme vice-roi qu’aucun de ses prédécesseurs ne l’avait connue au terme de ses fonctions. Préposé par lord Dalhousie quinze ans auparavant à l’administration du Pendjab, il avait fait preuve en ce poste d’une grande capacité, mais aussi d’un esprit dur et personnel. Comme vice-roi, il s’appliqua surtout, avec les convictions profondes que lui inspirait une longue expérience, à des réformes intérieures ; les écoles, les voies de communication, les lois agraires, les irrigations, semblèrent absorber toute son attention. Il paraissait ne vouloir tenir aucun compte des révolutions qui s’accomplissaient au-delà de ses frontières, en Afghanistan, dans le Turkestan, dans les provinces occidentales de la Chine, révolutions dont certains de ses prédécesseurs, plus entreprenans, auraient profité pour s’insinuer dans la politique des états avoisinans. Quoique sir John Lawrence ait été récompensé par l’élévation à la pairie lors de son retour en Angleterre, il est probable que l’on n’essaiera pas de nouveau de confier à un ancien fonctionnaire subalterne le gouvernement de l’Inde. L’homme que les circonstances portent à une si haute position a plus besoin de vues d’ensemble que de la connaissance des détails; un honnête bon sens et l’habitude des luttes parlementaires valent mieux, pour le chef d’un gouvernement, que les tendances autocratiques d’un mérite supérieur. Et puis, en face des princes indigènes de la péninsule, devenus vassaux ou même simples sujets de la Grande-Bretagne et restés cependant fiers de leur passé, un parvenu, si distingué qu’il soit par l’intelligence et l’éducation, n’a jamais l’influence d’un grand seigneur de race et d’allures aristocratiques.

Ce fut le grand succès de lord Mayo lorsqu’il prit possession de la vice-royauté en 1868. Les durbars solennels auxquels il convoquait les souverains hindous relevaient à un haut degré le prestige de l’autorité européenne; les races à demi civilisées se laissent prendre en effet par la pompe extérieure et par l’éclat des cérémonies. Esprit médiocre, dit-on, lord Mayo avait bien commencé un règne, qui ne devait pas être sans heureux résultats, lorsqu’au mois de janvier 1872 il succomba sous le poignard d’un assassin de bas étage, dans une visite qu’il faisait au pénitencier des îles Andaman. Il a eu pour successeur lord Northbrook, dont les capacités administratives s’étaient déjà montrées en Angleterre dans les postes secondaires de sous-secrétaire d’état du ministère des Indes et du ministère de la guerre. Le premier emploi l’avait familiarisé avec les affaires de l’empire asiatique, le second lui avait appris comment on gouverne une armée, sage préparation qui fait bien augurer de sa conduite dans la péninsule.

Si l’on met à part lord Dalhousie pour la politique étrangère et lord Lawrence pour les affaires intérieures, il est facile de deviner que les vice-rois n’ont pas en général imprimé un essor personnel au gouvernement dont ils étaient chargés. C’est qu’ils ont à leurs côtés un conseil dont chaque membre, avec des attributions bien définies, prend une large part à l’expédition des affaires courantes. Ces membres sont : d’abord le général en chef, qui ne s’occupe que de la discipline et du commandement, et le secrétaire de la guerre, à qui ressortissent toutes les questions d’entretien, de casernement ou de nourriture des troupes, — puis un homme de loi auquel est confié le soin de rédiger les lois et décrets en conformité avec la législation métropolitaine, — puis encore un financier qui dresse le budget, doit balancer les recettes et les dépenses, — enfin trois autres membres qui s’occupent, l’un des travaux public, le second des affaires de police, d’éducation et d’administration judiciaire, le dernier de l’agriculture et du commerce. Réunis, ces conseillers composent une sorte de ministère dans lequel le vice-roi, qui en est le président naturel, se réserve la politique étrangère. Sa part de travail ainsi réduite n’est pas une sinécure. Bien que délimitée sur presque tout son pourtour par la mer ou par des montagnes, l’Inde a des voisins remuans : à l’est le faible roi de Birmanie, dont les tribus frontières sont insoumises, au nord les habitans belliqueux de l’Afghanistan, les insurgés du Turkestan chinois, — dans le Golfe-Persique, les fanatiques wahabites de l’Arabie, dont les agitations se répercutent au milieu des provinces musulmanes de l’Hindoustan. Au sein même de la péninsule subsistent dans une indépendance plus nominale que réelle des souverains indigènes, le nizam du Deccan, le rajah de Mysore, les petits despotes du Radjpoutana, qui souvent en querelle avec leurs sujets réclament à tout propos l’intervention britannique. La suite de cette étude montrera quelle importance acquiert le département des affaires étrangères dans cette Asie où toutes les dynasties sont chancelantes, où des races et des religions hostiles perpétuent des luttes séculaires.

Large de 2,700 kilomètres, de Kuvrachee à l’Irrawady, long de 3,200 du cap Comorin à Peshawer, l’empire britannique se partage en de nombreuses subdivisions d’une surface fort inégale. Les présidences de Madras et de Bombay, la première avec 31 millions et la seconde avec 14 millions de natifs, conservent une sorte d’autonomie dont les limites sont fort mal définies; cependant leurs gouvernemens n’ont ni armée ni budget qui leur soient propres; en toute affaire d’importance, et notamment pour les relations extérieures, ils sont soumis au contrôle du vice-roi en son conseil. Les provinces du Bengale, de Behar, d’Orissa, peuplées de 67 millions d’âmes, sont régies par un lieutenant-gouverneur qui réside à Calcutta sous les ordres immédiats du vice-roi. Entre Bénarès et Delhi, sur le cours moyen du Gange et de la Jumna, s’étendent les provinces du nord-ouest avec Agra pour capitale; c’est le théâtre de l’insurrection de 1857, et certaines villes, Cawnpore par exemple, sont restées tristement célèbres par les horreurs qu’y commirent les cipayes révoltés. On compte maintenant 31 millions d’habitans dans cette région privilégiée par la nature. L’Oude avec 11 millions, le Pendjab avec 17 millions d’habitans, sont administrés, comme les provinces du nord-ouest et le Bengale, par un lieutenant-gouverneur. La Birmanie britannique, conquête de lord Dalhousie, est un pays fort étendu, mais peu peuplé; les provinces centrales, dont la capitale, Nagpore, est située dans la partie la plus sauvage de la péninsule, comptent sur de vagues appréciations 9 millions d’habitans. Ces deux subdivisions sont administrées par des commissaires. Il en est de même de l’état de Mysore et du district de Berar; mais ici quelques explications deviennent nécessaires pour que l’on apprécie la situation singulière que le gouvernement britannique prend quelquefois vis-à-vis des monarques indigènes.

Vers le milieu du siècle dernier, Hyder-Ali, musulman au service du rajah de Mysore, usurpa le souverain pouvoir par une de ces révolutions de palais dont l’histoire des royautés asiatiques offre de fréquens exemples. Ce fut l’ennemi le plus acharné des Anglais, de même que son fils et successeur, le fameux Tippou-Sahib. Combattu par lord Cornwallis et par le marquis de Wellesley, Tippou périt dans une dernière bataille en 1798. La politique d’annexion n’était pas encore en vigueur dans ce temps-là; le gouverneur-général rechercha donc un légitime héritier de l’ancienne dynastie hindoue pour l’installer sur le trône de Mysore. Par malheur, ce souverain improvisé était un enfant qui grandit dans la vie énervante du harem, et devint à l’âge adulte le plus détestable monarque. Ses sujets mécontens réclamèrent l’intervention des Anglais, qui, plutôt que de déposséder le jeune rajah, se contentèrent de lui enlever tous les pouvoirs. A partir de 1832, le Mysore fut régi, à la grande satisfaction des habitans, par une commission d’officiers et de fonctionnaires britanniques qui laissait au prince indigène les honneurs royaux avec une liste civile magnifique. Sous ce régime bienfaisant, la prospérité se rétablit dans une province dont le sol assez accidenté convient mieux que les plaines du Bengale au tempérament européen. C’est là que se trouve la petite chaîne des Neilgherries, où les résidens de la présidence de Madras vont s’abriter contre les chaleurs intenses de la côte de Coromandel. Des chemins de fer traversent l’état de Mysore; le coton et la canne à sucre y réussissent aussi bien que le mûrier et l’arbre précieux qui donne le quinquina. L’industrie européenne y a pris pied. Le budget de l’état se solde en équilibre après avoir fourni d’abondantes provisions aux services publics. Faut-il restituer une province si prospère à un gouvernement indigène ignorant, malveillant peut-être, tout au moins dissipateur? Les Anglais ne le pensent pas, et prolongent d’année en année leur tutelle bénévole sur ce petit royaume jusqu’au jour où quelque événement fera disparaître entièrement un monarque qui n’a depuis longtemps que l’apparence du pouvoir.

L’histoire du Berar est peut-être plus instructive encore. Le nizam, qui règne à Hyderabad, fut jadis, au temps de Clive et de Dupleix, un roi puissant dont les Européens recherchaient l’alliance. Aujourd’hui ses états sont enclavés entre le gouvernement de Madras et celui de Bombay. Les Anglais lui ont imposé un traité d’alliance, aux termes duquel il doit fournir à l’armée anglo-indienne un assez gros contingent. Le nizam est besoigneux, comme tous les princes indigènes ; il écrase ses peuples d’impôts et ne peut néanmoins faire honneur à ses engagemens. En 1850, la compagnie des Indes, se voyant en avance avec lui de 1 million de livres sterling pour l’entretien des troupes, offrit de l’en tenir quitte à condition d’administrer elle-même le district de Berar, qui contient un peu plus de 2 millions d’âmes. Ce district produisait alors de fort médiocres revenus, car le souverain du Deccan l’avait reçu, quelque temps auparavant, presque ruiné par la guerre pour sa part de butin après la défaite de la confédération mahratte. Un seul fait donnera l’idée de la façon dont il était gouverné : il n’y avait pas de cour de justice pour ces 2 millions d’habitans; il n’y avait pas non plus de police. Les collecteurs d’impôts avaient le droit de faire enfermer les délinquans; mais ils ne s’occupaient pas de nourrir les prisonniers, et ceux-ci n’avaient d’autre ressource que de vivre sur la charité publique. Cet état de choses s’est grandement modifié depuis que le gouvernement anglais a pris possession du territoire; il y a partout des tribunaux et des écoles, un chemin de fer favorise la culture du coton. On parle d’exploiter des mines de houille; en fin de compte, tous frais d’administration payés et déduction faite encore pour l’entretien du contingent dû par le nizam, il reste sur le produit des impôts une plus-value de 200,000 livres sterling par an que les commissaires remettent fidèlement au monarque d’Hyderabad.

Voilà, prise sur le fait, la supériorité du gouvernement anglais sur le gouvernement indigène; voilà comment le pays s’est soumis, le plus souvent sans secousse, au régime européen, du cap Comorin à l’Indus. La cause de la civilisation y gagne, c’est incontestable; la population en profite, à part le monde interlope des vizirs, des favoris de cour et des bayadères. Avec ses anciens maîtres, hindous, mahrattes ou musulmans, l’Inde, partagée en une multitude de petits états, ravagée par des guerres incessantes, opprimée par des tyrans cruels ou insoucians, l’Inde ne faisait aucun progrès. Abandonnée aujourd’hui par la race active et vaillante qui l’a soustraite au despotisme de l’ancien temps, elle retomberait, assure-t-on, dans la barbarie. On raconte que les insurgés de 1857, un moment victorieux dans le nord-ouest, s’empressèrent d’établir à leur façon une copie maladroite des institutions britanniques, et que le peuple, après en avoir goûté, se remit avec bonheur sous le joug des Européens. Il est possible que ce soit vrai ; toutefois nous pensons que ce gouvernement de 190 millions d’hommes par quelques milliers d’étrangers est fragile et funeste. Voyez quelle part insignifiante les natifs les plus instruits, les plus capables, les plus honnêtes, prennent aux affaires du pays. Il n’existe pas de corps délibérans au sein desquels ils puissent acquérir l’expérience des affaires. Le conseil suprême de Calcutta, et les conseils des présidences de Madras et de Bombay s’adjoignent bien, lorsqu’ils agissent en qualité de législateurs, trois ou quatre notables indigènes ; mais le vice-roi désigne pour cette fonction honorifique des hommes de famille princière qui ne peuvent être regardés comme les représentans de leurs concitoyens et qui, souvent incapables de comprendre la langue de leurs conquérans, assistent en témoins muets aux délibérations. On dit encore que les jeunes Hindous, après avoir fréquenté les écoles que le gouvernement multiplie avec le zèle le plus louable, subissent avec succès les examens et sont admis dans les cadres de l’armée ou dans les services publics au même titre que les Européens ; mais, outre que ces jeunes prodiges sont des exceptions fort rares, il est douteux que le gouvernement, jaloux de son autorité, les juge jamais capables d’arriver à des postes élevés. On ne saurait découvrir dans l’Inde ce mouvement généreux de tout un peuple vers la civilisation dont certaines nations moins bien douées que la nation hindoue, le Japon par exemple, donnent la preuve depuis dix ans. Ici le progrès n’a rien de spontané, c’est l’œuvre d’un maître dont la suprématie se fait partout sentir : aussi comprend-on que les peuples de l’Asie centrale, plus nerveux que la population amollie de l’Hindoustan, se défient de l’entrée des Anglais dans leurs montagnes. Cependant cette civilisation moderne, dont ils peuvent suivre le développement au pied de l’Himalaya, accomplit de bien grandes choses. Montrons en résumé quels résultats elle a obtenus; ce sera d’ailleurs une occasion de plus de reconnaître quelle forte position les Anglais ont prise en Asie.


III.

En Asie, plus encore qu’en Europe, le gouvernement est la source de tout progrès, et toute amélioration se réalise par le produit de l’impôt. L’individu est dépourvu d’initiative ; les municipalités existent à peine, la province n’est qu’une subdivision administrative, le conseil suprême du vice-roi dispose seul des ressources du pays. L’examen du budget y acquiert donc une importance de premier ordre. L’opinion générale en Angleterre paraît être que l’Inde n’a pas eu d’habiles financiers depuis seize ans que la couronne s’est substituée à la compagnie, ce que l’on explique de plusieurs façons. D’abord la vie habituelle que mènent les Anglais dans cette contrée n’est guère propre à former des financiers. Ils arrivent jeunes encore, vivent au milieu des natifs, étudient les langues indigènes; préposés sur un district de fort grande étendue, obligés de parcourir de vastes territoires et d’entrer en rapports quotidiens avec une population considérable, ils s’endurcissent à toutes les fatigues et négligent les occupations sédentaires. Une telle école fournit de hardis militaires, des administrateurs vigoureux, même des diplomates excellens. La liste des civilians et des officiers de l’armée anglo-indienne est pleine d’hommes qui se sont acquis une réputation méritée dans les professions actives, mais qui ont peu de penchant pour les études de cabinet. Ce n’est pas tout. Ces mêmes hommes ont par nature l’instinct des grandes dépenses. Que ce soit pour illustrer leur administration ou même par un zèle généreux pour le bien-être de ceux qu’ils gouvernent, ils réclament sans cesse de nouvelles écoles, de nouveaux travaux, en un mot, sous quelque forme que ce soit, des améliorations onéreuses. Du dernier des collecteurs jusqu’au vice-roi, tous se liguent contre le budget, dont le secrétaire des finances est seul à défendre les intérêts. La compagnie des Indes offrait plus de garanties à ce point de vue; le conseil des directeurs, qui la représentait à Londres, contenait toujours un certain nombre de négocians habiles à calculer les avantages et les inconvéniens de toute innovation. La couronne n’est plus servie que par des fonctionnaires pour lesquels l’équilibre du budget n’est qu’une considération secondaire.

Toutefois, après avoir pris une allure inquiétante sous le règne de sir John Lawrence, les finances de l’Inde sont rentrées dans une voie normale depuis quelques années. L’impôt sur le revenu, auquel il avait fallu recourir aux époques de détresse, a disparu. Le déficit est remplacé par un excédant de recettes. Le budget de 1871-1872, que nous avons sous les yeux, présente 50 millions de livres sterling à l’actif et 47 millions au passif. L’impôt foncier donne 20 millions, l’opium 9 millions, le monopole du sel 6 millions, les douanes, le timbre et l’accise 7 millions; restent 8 millions de recettes diverses qui se divisent entre une foule de chapitres. Quant aux dépenses, les intérêts de la dette prennent environ 5 millions, l’armée 12 millions, les travaux publics 2 millions 1/2. On remarque avec étonnement que la perception coûte 2 millions 1/2 pour l’impôt foncier, et 1,600,000 livres sterling pour l’opium, ce qui dépasse de beaucoup la moyenne des frais de perception auxquels nous sommes habitués en Europe. Sous ce rapport encore, les Anglo-Indiens se montrent médiocres financiers; néanmoins un budget d’une telle puissance possède, surtout s’il est maintenu en équilibre, une élasticité dont les Anglais sauraient user largement, si des événemens graves surgissaient au-delà de leurs frontières.

La dette actuelle a été contractée en grande partie pour subvenir aux dépenses d’établissement des chemins de fer. Lord Dalhousie, président du Board of trade au moment de la fièvre des chemins de fer, avait été témoin des inconvéniens que produit la libre compétition des agioteurs. Par une réaction peut-être excessive, il ne voulut concéder les lignes de l’Inde qu’à des compagnies financières soumises à une très étroite surveillance de l’état, à peu près comme cela se passe en France. Toutes les entreprises de ce genre reçurent une garantie d’intérêts, et toutes en profitent encore, sauf deux ou trois des plus productives. Si onéreuse que cette combinaison ait été pour le trésor public, elle a produit du moins de bons résultats. La péninsule est sillonnée de chemins de fer; il y en avait 8,600 kilomètres exploités en 1872. Les grandes lignes de Calcutta à Lahore, de Bombay à Allahabad, de Madras à Bombay et à Calicut sur la côte de Malabar, ont une importance militaire et commerciale qui se conçoit aisément. Il fallait jadis plusieurs mois pour se rendre de l’un à l’autre des chefs-lieux de présidence; on fait aujourd’hui le voyage en quelques jours. Des embranchemens desservent les villes de Moultar, Baroda, Nagpore, Lucknow. D’autres lignes en construction ou en projet feront pénétrer la locomotive jusqu’à Darjeeling, Peshawer et Kurrachee, aux limites extrêmes de l’empire britannique, ou traverseront les provinces de l’intérieur, qui produisent en quantité des marchandises encombrantes telles que la houille et le coton. Jusqu’à ce jour, le charbon de terre consommé dans l’extrême Orient venait presque uniquement d’Angleterre et s’y vendait à un prix excessif; on sait maintenant qu’il existe entre le Gange et le Godavery des terrains houillers de très vaste superficie et de grande épaisseur qui commencent à être exploités avec profit.

Les chemins de fer sont cause que les travaux de routes entrepris par la génération précédente ont été un peu négligés; pourtant ils n’ont pas fait oublier les canaux. Ceux-ci sont plutôt creusés pour l’agriculture que pour la navigation. Bien que les grands fleuves de la péninsule soient abondamment alimentés par la fonte des neiges de l’Himalaya, il existe des districts où la sécheresse est extrême parce que les pluies y sont très rares. La vallée inférieure de l’Indus est aride, de même que la contrée fertile comprise entre le Gange et la Jumna. Les anciens empereurs mongols, avec les ressources imparfaites de leur époque, avaient essayé d’établir des canaux d’irrigation. Cette œuvre utile a été reprise par les Anglais. Le canal qui emprunte les eaux du Gange à Hurdwar, à la sortie des montagnes, et se prolonge jusqu’à Allahabad, mesure plus de 500 kilomètres de long, sans compter d’innombrables embranchemens qui répandent dans toutes les directions leurs eaux bienfaisantes. La province de Madras est sillonnée de canaux qui, dans cette région assez sèche, favorisent la culture du riz, principal aliment des natifs. Des sommes considérables ont été consacrées aux travaux de ce genre par le gouvernement anglo-indien, et, en raison du rôle prépondérant que joue dans le budget l’impôt foncier, ces dépenses ont été un placement avantageux en définitive, en même temps que c’était un bienfait véritable pour les populations exposées à de terribles disettes.

Nous passons rapidement, car il serait vraiment trop long d’énumérer toutes les améliorations que l’administration britannique a terminées ou entreprises[3]. L’essentiel est de bien distinguer quel en est le caractère. Les dynasties hindoues, mongoles et mahométanes dont l’Hindoustan fut tour à tour l’apanage élevèrent à profusion des monumens magnifiques, témoignages splendides de leurs richesses et de leur puissance. Les œuvres du génie anglais, moins fastueuses, sont plus utiles. Des ponts, des casernes, des gares de chemin de fer, ne sont pas comparables, sous le rapport de l’art, avec le mausolée de la reine Nourmahal, que les touristes admirent encore auprès de la ville d’Agra. Guidés par le même sentiment d’utilité pratique, les conquérans du XIXe siècle se sont efforcés d’introduire en Asie de nouvelles cultures auxquelles le sol et le climat sont favorables. Le coton, qui est une plante indigène, n’alimente pas seulement les manufactures du pays; depuis la guerre de sécession d’Amérique, l’exportation s’est élevée peu à peu jusqu’au point d’atteindre un chiffre annuel de 1,500,000 balles. Le thé est aussi indigène; mais on le négligeait. Il y a maintenant des commissaires spéciaux pour la culture du coton de même que pour celle du thé, et cette dernière fournit aux marchés de l’Asie centrale des produits qui rivalisent avec ceux de la Chine. Enfin en 1860 on est allé chercher jusqu’au Pérou des graines et des plantes de quinquina, afin d’acclimater cette plante médicinale dans les districts montagneux de l’Assam et des Neilgherries. L’essai en a fort bien réussi. Le climat chaud et humide de l’Inde engendre les fièvres; on récolte maintenant autant d’écorce de quinquina qu’en réclame la consommation locale, et l’on en exporte même de grandes quantités en Angleterre.

La mise en valeur du sol, l’exploitation rationnelle des ressources du pays, ont été depuis quinze ans la préoccupation dominante du gouvernement. Toutes les mesures des vice-rois qui se sont succédé pendant cette période ont eu pour objectif principal la prospérité des indigènes, que l’on s’efforçait en même temps de se concilier en répandant l’instruction. On s’est dit que le meilleur moyen de prévenir une nouvelle insurrection est de gouverner les Hindous pour eux-mêmes, mieux qu’ils ne le feraient eux-mêmes, et d’enrichir l’état en les enrichissant. Une paix profonde favorisait de si louables efforts. A peine quelques petites guerres locales contre des tribus montagnardes, dans le Bhoutan, aux environs de Peshawer et sur les confins de la Birmanie, ont-elles rompu la monotonie de la vie de garnison. La seule expédition d’importance à laquelle ait pris part l’armée anglo-indienne a été la courte guerre d’Abyssinie. Ce temps de repos n’a pas été perdu pour la reconstitution des troupes indigènes, que la grande révolte de 1857 avait totalement désorganisées. Avant cette formidable insurrection, la compagnie comptait parfois 240,000 natifs sous ses drapeaux; il n’y en a plus que 127,000 à côté de 63,000 soldats européens. Est-ce assez pour maintenir dans l’obéissance un si vaste territoire, une population si nombreuse? On se dirait plutôt que c’est trop, à voir comment ces forces sont réparties. Plus de la moitié des régimens sont échelonnés d’Allahabad à Peshawer; les plus fortes garnisons sont dans le Pendjab. Les chemins de fer permettraient sans doute de les faire refluer avec rapidité vers le sud, si les circonstances l’exigeaient. Toutefois ceci indique que les provinces du nord-ouest et la frontière afghane inquiètent le gouvernement vice-royal plus que les présidences de Madras et de Bombay. C’est là qu’est l’inconnu. La domination britannique s’est déjà sentie menacée de ce côté. C’est là qu’elle le serait encore, si quelque puissance étrangère, asiatique ou européenne, voulait lui porter atteinte.

A vrai dire, cette frontière du nord-ouest est une limite que les Anglais n’osent guère dépasser. D’un côté sont les Afghans, en proie à des dissensions intestines au milieu desquelles le vice-roi se garde bien d’intervenir; de l’autre s’ouvre, par le Cachemire et les cols du Karakorum, le Turkestan chinois, dont la situation politique est également incertaine. Entre les deux, des tribus sauvages se maintiennent indépendantes sur les pentes presque inaccessibles de l’Hindou-Kouch et du Boulor-Tagh. Le peu que l’on connaît de cette région d’un accès difficile, on le doit à des voyageurs aventureux qui s’y sont engagés dans ces derniers temps par amour des recherches scientifiques.

On a vu que les Anglais s’attachent avec raison à compléter le cadastre, qui est l’élément essentiel d’une juste répartition de l’impôt foncier. Ils travaillent en même temps à lever une carte exacte de la portion de l’Asie qu’ils occupent. La triangulation géodésique, qui est la base fondamentale de la carte géographique et des plans cadastraux, fut commencée dès 1802 par le colonel Lambton, continuée ensuite par le colonel Everest, auquel on doit la mesure des principaux pics de l’Himalaya. Comme elle s’achevait récemment dans les montagnes du Cachemire, les ingénieurs qui concourent à cette belle entreprise ne désiraient rien tant que de poursuivre leur œuvre à travers le massif de l’Asie centrale. La mesure d’un arc de méridien entre le cap Comorin et la Sibérie serait en effet une opération de premier ordre pour la géographie. Par malheur, la situation politique de l’Asie centrale ne permet guère d’y songer pour le moment. Cependant en 1865 un ingénieur géographe, M. Johnson, qui se trouvait alors à Leh, capitale du Cachemire oriental, reçut du sultan de Khotan une invitation de venir le visiter. Huit ans plus tôt, Adolphe Schlagintweit y avait été assassiné, et depuis lors aucun Européen n’avait franchi la frontière. M. Johnson, bravant le danger, se rendit à Khotan, y séjourna vingt jours et revint sans accident. Un peu plus tard, un autre chef du Turkestan chinois se mit en tête d’entrer en relations régulières avec le gouvernement anglo-indien. Il dépêcha une ambassade au vice-roi, qui répondit par l’envoi d’une mission moitié diplomatique, moitié scientifique, mais au fond en accueillant les avances de ce souverain barbare avec une extrême froideur. Ce n’était que prudent, on sait combien sont instables les potentats de cette région. Le massif des montagnes centrales restait fermé aux Européens; le major Montgomerie, chef des opérations géodésiques, eut alors l’idée d’y expédier des indigènes dressés avec soin aux observations astronomiques. L’un d’eux franchit la crête de l’Himalaya et parcourut une partie du Thibet; un autre partit de Peshawer, s’éleva sur le plateau de Pamir jusqu’aux sources de l’Oxus, et redescendit de l’autre côté dans la vallée de Kachgar, prouvant ainsi qu’il existe une route directe, d’un accès relativement facile et peut-être même praticable aux voitures, entre le Pendjab et le Turkestan oriental. C’est intéressant à savoir, car le commerce entre ces deux contrées n’est pas sans importance, quoiqu’il n’ait suivi jusqu’à ce jour que la voie très détournée de Samarcande et de Khokand, ou bien celle de Ladak et du Karakorum, qui n’est guère plus courte. Aussi un Anglais, M. Hayward, encouragé par la société de géographie de Londres, entreprit-il de reconnaître lui-même cette route; par malheur, il fut assassiné au retour par le chef d’une des tribus barbares qui occupent ces montagnes. En somme, le gouvernement vice-royal ne possède actuellement aucune influence au-delà de cette frontière, puisque de courageux explorateurs, avant-garde habituelle de la civilisation européenne, n’y pénètrent qu’au péril de leur vie.

Le gouvernement théocratique qui domine au Thibet n’admet aucun étranger dans l’étendue de ses possessions. Le peu que l’on en connaît est dû à des missionnaires catholiques qui y ont pénétré par la Chine, car du côté de l’Inde nul ne peut dépasser la crête des montagnes. Sur le versant même de l’Himalaya, qui regarde la vallée du Gange, les Anglais ont dans le Bhoutan des voisins incommodes qu’il a fallu châtier par les armes il y a neuf ans. Plus à l’est, sur la limite indécise qui sépare la province d’Assam de l’empire birman, vivent les tribus sauvages des Lushaïs, qui faisaient des incursions fréquentes sur le territoire britannique. Une expédition dirigée contre eux l’an dernier leur a prouvé que les Anglais ne laissent pas les injures impunies; mais, aucune garnison n’étant restée dans ce pays malsain et difficile, les hostilités peuvent reprendre au premier jour.

Tout à fait à l’ouest, le khan de Khelat est le souverain nominal Du Beloutchistan. Menacé par le shah de Perse, qui voudrait bien lui enlever le Mekran, il aurait peine à se défendre contre les vassaux qui lui disputent le pouvoir, s’il n’était soutenu par les Anglais, auxquels importe la tranquillité de ce petit état, traversé par la ligne télégraphique indo-européenne. Le khan de Khelat s’est reconnu l’allié subordonné des Anglais; on sait ce que cela veut dire. Il reçoit un subside annuel de 5,000 livres sterling; un agent politique du vice-roi réside auprès de lui, prêt à intervenir dans les discordes civiles. D’ailleurs le Beloutchistan est une contrée stérile ; il ne présente d’intérêt que parce qu’il sépare l’Inde de la Perse et qu’il est une des portes ouvertes sur la vallée de l’Indus en venant de l’Asie centrale.

De tous côtés, l’Inde anglaise semble avoir atteint ses limites naturelles. Elle a des voisins incommodes, turbulens, contre lesquels elle se doit tenir sans cesse sur la défensive ; pourtant aucun d’eux n’est dangereux. Ce sont des tribus barbares ou de petits royaumes dont l’armée britannique viendrait à bout facilement. La politique des derniers vice-rois a été empreinte d’une extrême réserve à leur égard. On ne pensait qu’à maintenir de bons rapports avec tous ces voisins, ce qui n’est pas toujours possible, soit parce qu’ils vivent dans un tel état de barbarie que l’on ne peut entamer avec eux de négociations sérieuses, soit parce qu’ils sont en proie à des révolutions incessantes. Cette politique serait sage peut-être, s’il n’y avait au nord des montagnes la Russie, dont les progrès inquiètent à juste titre. Aussi longtemps que les Beloutches, les Afghans et les musulmans du Turkestan oriental conserveront leur indépendance, le péril ne sera pas imminent; mais le khan de Khelat ne subira-t-il pas l’ascendant de la Perse, aujourd’hui l’alliée de la Russie? Candahar, Caboul et Kachgar éviteront-ils le sort de Bokhara et de Samarcande? Et puis, il faut bien le dire, le commerce britannique, dont l’ambition n’est jamais assouvie, demande que de nouveaux marchés lui soient ouverts. Pourquoi le vice-roi délégué dans l’Inde par la reine d’Angleterre se montre-t-il moins entreprenant que les anciens gouverneurs-généraux de la compagnie des Indes? Pourquoi l’Afghanistan après le Pendjab, le Thibet après le Cachemire, ne deviennent-ils pas des dépendances de l’empire britannique? La puissance d’expansion de cet empire s’est-elle donc affaiblie à mesure qu’il acquérait plus de force et d’étendue? Nullement; mais au-delà des frontières qui le bornent aujourd’hui vivent des populations belliqueuses et méfiantes. Montesquieu dit quelque part dans l’Esprit des lois : « L’Asie n’a point précisément de zone tempérée, et les lieux situés dans un climat très froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très chaud. » Quoique ceci ne soit pas tout à fait exact, il est réel qu’un autre pays commence au pied des montagnes par lesquelles l’Inde est bornée. Ce sont d’autres races, d’autres mœurs, c’est un autre climat.


H. BLERZY.

  1. Voyez à ce sujet les Annals of rural Bengal du docteur Hunter, directeur-général de la statistique de l’Inde.
  2. Suivant le docteur Hunter, il y a dans le Bengale 9 millions 1/2 de cultivateurs qui ne gagnent pas plus de 45 centimes par jour, et la famille qui vit sur ce faible salaire se compose en moyenne de trois personnes. Dans les années prospères, les 4 livres de riz qui sont leur consommation quotidienne coûtent 15 centimes; en temps de disette, le prix s’en élève à 50 centimes. Le peuple se nourrit en partie alors de racines ou d’autres substances malsaines, ce qui occasionne une mortalité effrayante parmi les enfans et les malades.
  3. On trouvera les détails les plus précis sur les chemins de fer, sur les canaux, et en général sur la situation sociale et économique de l’Inde, dans le dernier compte-rendu annuel (Progress and condition of India) présenté au parlement. Ce compte-rendu, dont l’auteur est un géographe distingué, M. Cléments Markham, est accompagné de nombreuses cartes et se distingue avec avantage des publications officielles ordinaires.