Les Révolutions de l’Asie centrale/02

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Les Révolutions de l’Asie centrale
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 405-433).
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LES RÉVOLUTIONS
DE L’ASIE CENTRALE

II.
L’AFGHANISTAN ET LA TRANSOXIANE[1].


I.

Le voyageur qui sort des plaines brûlantes de l’Inde par la frontière du nord-ouest, après avoir franchi le Sind et gravi les premiers escarpemens des monts Soleïman, se trouve dans un pays nouveau, sous un autre climat. La végétation tropicale disparaît; les arbres de l’Europe centrale commencent à se montrer. La neige recouvre le sol en hiver; en été, l’air est toujours vif, la chaleur modérée. L’homme subit l’influence de cette atmosphère fortifiante : autant l’Hindou est indolent, apathique, autant l’Afghan est vigoureux. C’est pourtant la même race ; au climat seul il faut attribuer la transformation des mœurs et des caractères. Les Afghans sont les Assaceni des historiens d’Alexandre. D’origine aryenne comme les Hindous et les Iraniens, ils acceptèrent de bonne heure la religion musulmane. Ils se souviennent que leurs ancêtres sont descendus jadis en vainqueurs dans la vallée du Gange ; ils en sont fiers et gardent avec soin leur indépendance. Il leur est arrivé aussi de s’étendre vers le nord. Au XVIIIe siècle, un de leurs émirs s’empara du territoire compris entre l’Hindou-Kouch et l’Oxus; mais, s’ils conservent encore cette province, ils n’ont pu se l’assimiler entièrement. Quoiqu’elle obéisse toujours au souverain de Caboul, des chefs d’origine ousbeg commandent encore dans tous les villages. Si le royaume de Boukharie n’était pas dans un état complet de décadence, il ne lui eût pas été difficile de reconquérir les villes de Balk, de Koundouz et de Maimene, pendant les dix années de guerre civile que l’Afghanistan vient de traverser.

Lorsque lord Dalhousie annexa le Pendjab en 1849, les avant-postes anglais se trouvèrent reportés au pied des montagnes, dans une plaine chaude et insalubre, en regard de peuplades sauvages et indisciplinées. Il ne s’est guère passé d’année depuis cette époque sans que le vice-roi fût obligé de faire marcher ses troupes contre ces voisins incommodes. Pour être conforme à la vérité géographique, l’empire britannique aurait dû s’arrêter à l’Indus, large cours d’eau facile à défendre; mais les Anglais ont pris le Pendjab tel que le vieux sultan de Lahore, Rundjet-Singh, l’avait fait, avec la bande de terrain fertile que ce potentat s’était appropriée récemment au-delà du fleuve. Pourquoi, s’est-on dit plus d’une fois, conserver cette frontière mal tracée? pourquoi ne pas prendre sur les hauteurs de bonnes positions stratégiques? Ce n’est pas seulement une question politique, c’est surtout une question d’hygiène, les troupes européennes y vivraient sous un climat plus sain; mais les souvenirs de la désastreuse retraite de 1842 subsistent encore. On n’a pas oublié que lord Auckland fit entrer une belle armée dans le royaume de Caboul, et que quelques soldats en revinrent à peine; même au milieu des discordes intestines qui ont désolé depuis lors l’Afghanistan, le gouvernement anglo-indien s’est montré passif, presque insouciant. S’il s’est prononcé pour l’un des partis en lutte, ce fut pour le vainqueur, et seulement lorsque la victoire fut bien assurée.

L’émir Dost-Mohamed, que lord Auckland voulut renverser en 1840, ne conserva pas de rancune contre les Anglais pendant les vingt dernières années de sa vie. La révolte des cipayes en 1857 était une belle occasion pour lui de reconquérir la frontière de l’Indus; s’il en eut la tentation, il eut aussi la sagesse de s’abstenir. Non-seulement il était devenu le maître incontesté de l’Afghanistan, qui a joui sous sa domination d’une période de paix inconnue depuis sa mort, mais encore il sut étendre son territoire au nord et à l’ouest. Les Persans avaient souvent revendiqué la ville de Hérat; le dernier fait d’armes du vieil émir fut la prise d’assaut de cette grande forteresse, que les Anglais considèrent avec raison comme un des boulevards de l’Inde du côté de l’Occident, et que, pour le même motif, les Russes auraient voulu voir entre les mains de leur allié le shah. Douze jours après cette victoire, Dost-Mohamed mourut à l’âge de quatre-vingts ans (juin 1863). De ses diverses épouses, il laissait seize fils vivans. Quelques-uns d’entre eux étaient alors trop jeunes pour réclamer quoi que ce soit, quelques autres bornaient leur ambition au gouvernement d’une province ; cinq seulement prétendaient hériter de l’autorité entière de leur père. Cinq ans auparavant, l’émir avait désigné lui-même l’un d’eux, Shire-Ali, pour son successeur, et cette décision, notifiée au vice-roi de l’Inde britannique, lord Canning, avait été acceptée sans nulle observation. Shire-Ali n’était cependant qu’au troisième rang par ordre de primogéniture. La préférence que Dost-Mohamed lui témoignait tenait, dit-on, à cette circonstance, que sa mère était de meilleure naissance que la mère des deux aînés. Il avait accompagné son père à Hérat; dès que celui-ci eut succombé, l’héritier présomptif reçut les hommages de ses frères et de l’armée. On put croire d’abord que la transmission du pouvoir s’opérerait sans troubles. Le nouveau souverain était au surplus un homme intelligent, brave, habile; un caractère violent était son plus grave défaut. Les deux aînés, Afzul-Khan et Azim-Khan, étaient aussi de bons généraux, influens dans les provinces soumises à leur autorité. Afzul s’était retiré dans le pays au-delà de l’Hindou-Kouch, dont il était vice-roi depuis déjà longtemps. On apprit bientôt qu’il s’y préparait à la guerre, et en effet Shire-Ali, s’étant avancé avec ses troupes, rencontra l’armée ennemie au sortir des défilés des montagnes. Cependant les deux frères se réconcilièrent ; puis, on ne sait trop pour quel motif, une nouvelle brouille survint, si bien qu’Afzul-Khan, fait prisonnier, fut ramené dans la forteresse de Caboul, le Bala-Hissar, avec des fers aux pieds et aux mains; ceci se passait à l’automne de 1864. L’hiver est si rude en cette région que les opérations militaires sont interrompues; comment faire la guerre lorsque le sol est recouvert de neige et que les sentiers deviennent impraticables? Au printemps de 1865, l’insurrection éclata de tous côtés. Amin-Khan, l’un des frères utérins de Shire-Ali, se révolta dans Candahar; Azim, qui s’était d’abord réfugié dans le Pendjab, revint prendre la direction des tribus qui lui étaient dévouées; Abdoulrahman, fils d’Afzul, alla chercher des secours auprès du roi de Bokhara. Tous ces princes coalisés avaient d’ailleurs des partisans dans l’armée, et jusque dans le palais du souverain légitime. Les Afghans aiment la guerre, ils se battent volontiers; seulement ils n’aiment pas à être battus : aussi s’empressent-ils de passer dans le camp opposé dès que la mauvaise fortune atteint la cause qu’ils ont d’abord épousée. Après diverses alternatives de revers et de succès, les confédérés entrèrent à Caboul en février 1866; Afzul-Khan fut proclamé émir de l’Afghanistan, sous le protectorat de son frère Azim et de son fils Abdoulrahman. Shire-Ali restait maître de Candahar et de Hérat, qui lui fournissaient des hommes et de l’argent pour continuer la lutte. L’Afghanistan parut alors sur le point de se démembrer, car les vainqueurs ne possédaient en réalité que Caboul et Ghuzni, tandis qu’un autre frère, Fyz-Mohamed, se déclarait indépendant dans les provinces au nord de l’Hindou-Kouch.

Le règne de l’émir Afzul-Khan n’était pas prospère. Ce prince, abruti par les débauches dont il avait pris l’habitude tandis qu’il était captif, vivait au fond de son palais. Abdoulrahman, jeune et vaillant, n’était pas écouté. Le vrai maître était Azim, homme cruel et rapace, dont les continuelles exactions mécontentaient le peuple. On raconte que les caravanes venues de l’Asie centrale étaient soumises à des impôts forcés et à des droits de douanes réitérés qui ruinaient tout commerce, et que même, un jour qu’il était à court d’argent, il n’imagina rien de mieux que de s’attribuer le monopole des grains arrivés dans la capitale, afin de les revendre à des prix exorbitans. Se défiant avec raison de ses innombrables neveux et cousins, que le succès lui avait d’abord ramenés, il fit tuer les uns, emprisonner les autres. Toutefois en janvier 1867, la fortune parut encore lui sourire, car il battit Shire-Ali, qui s’avançait avec une assez belle armée, et qui cette fois perdit la ville de Candahar. La guerre civile était du reste strictement confinée aux frontières de l’Afghanistan. Le shah de Perse était neutre. Sir John Lawrence, bien que favorable en paroles à l’héritier légitime de Dost-Mohamed, ne lui fournissait aucun secours, il ne refusait même pas d’entrer en rapports avec l’usurpateur qui régnait à Caboul. Cependant, Afzul étant mort, Azim-Khan se fit proclamer émir à sa place. Il ne jouit pas longtemps du pouvoir suprême. Menacé vers le nord par Fyz-Mohamed, en même temps que Shire-Ali s’avançait par Candahar et Ghuzni, il n’avait plus la force de retenir autour de lui ses anciens partisans. Ceux-ci désertaient à l’envi, sentant que la cause de leur chef était perdue. Shire-Ali rentra dans sa capitale le 8 septembre 1868. Ce fut la fin de cette lutte de cinq années, qui avait ruiné le pays, mais qui avait eu du moins l’avantage de diminuer le nombre des prétendans; plusieurs avaient succombé sur les champs de bataille, quelques-uns s’étaient volontairement exilés, d’autres avaient fait preuve d’une telle versatilité d’opinions, passant tour à tour de l’un à l’autre parti, que la population n’avait plus confiance en eux.

Quelle fut l’attitude des Anglais pendant cette longue guerre civile dont le commerce du Pendjab avait sans doute beaucoup à souffrir, puisque les caravanes dirigées vers l’Asie centrale étaient pillées ou rançonnées? Le vice-roi semblait avoir pris la résolution de s’en tenir à l’écart. Bien que l’Afghanistan fût la frontière des possessions britanniques, le gouvernement de Calcutta n’était même pas représenté à la cour de Caboul. Ce gouvernement eut longtemps un ambassadeur auprès du shah de Perse, et maintenant que cet ambassadeur est nommé par la métropole, il reste au moins un résident anglo-indien sur la côte du Golfe-Persique ; il y a un autre résident à Aden pour servir d’intermédiaire avec les sultans de Zanzibar et de l’Arabie; il y en a d’autres encore dans le Beloutchistan, dans la Birmanie. A Caboul, les intérêts britanniques sont confiés à un natif de l’Inde, sans initiative et sans autorité, qui rend compte de ce qu’il apprend, de ce qu’il voit, et ne peut en aucun cas entamer une négociation.

Or cet indigène avait reçu d’Azim-Khan, au moment de sa splendeur, tour à tour des promesses et des menaces. Azim voulait obtenir de sir John Lawrence une déclaration favorable à ses prétentions. Le vice-roi ne refusa pas d’entrer en rapports avec le parti le plus fort; il déclara seulement que, Shire-Ali étant l’héritier légitime et régnant encore sur une partie étendue du territoire, le souverain de facto ne serait pas inquiété par la Grande-Bretagne, tant qu’il respecterait les traités signés jadis par Dost-Mohamed. Mécontent de cette réponse, Azim fit entendre qu’il allait se mettre sous la protection des Russes, à quoi sir John répondit que l’Angleterre était en paix avec la Russie, et que cette dernière puissance ne ferait certainement rien de nuisible aux intérêts de ses alliés européens. En même temps Shire-Ali sollicitait en vain des secours en armes, en munitions, en argent; bien plus la légation britannique de Téhéran lui faisait refuser les subsides que le shah était peut-être d’humeur à lui accorder. Toutefois, dès que Shire-Ali eut décidément pris le dessus, le vice-roi se dit que le moment était venu de sortir de cette indifférence; par son ordre, des fusils et des canons furent expédiés au monarque de l’Afghanistan, ainsi que des sommes importantes qui permirent à l’émir victorieux de payer la solde de ses troupes. De plus, Azim et Abdoulrahman ayant demandé la permission de se réfugier sur le territoire britannique, il leur fut répondu que ce serait à la condition de ne plus intriguer avec leurs amis de Caboul et de ne pas en partir avant d’en avoir obtenu la permission. Ces deux fugitifs se dirigèrent alors vers la Perse, qui ne leur fut pas plus hospitalière; l’un d’eux mourut sur ces entrefaites, l’autre se vit obligé de chercher asile chez les Turcomans du nord-ouest. Le bon accord entre le vice-roi et Shire-Ali-Khan fut au surplus attesté bientôt après par un acte solennel. L’émir avait manifesté souvent le désir d’avoir une entrevue personnelle avec le représentant de la reine d’Angleterre. Lord Mayo, qui venait de succéder à sir John Lawrence, se plaisait à ces visites d’apparat; il donna donc rendez-vous au chef afghan à Umballah dans le Pendjab. C’était peut-être la première fois que le souverain de ces montagnes descendait dans la vallée de l’Indus sans traîner une armée derrière lui ou sans venir implorer un asile. Cette fois, si ce n’était pas un fugitif, ce n’était pas non plus un souverain victorieux, car on raconte qu’il dut acheter par des présens la neutralité des chefs insurgés qui occupaient les défilés de la rivière de Caboul. Shire-Ali aurait bien voulu profiter de la circonstance pour conclure un traité complet d’alliance avec le gouvernement anglo-indien; il n’obtint qu’une réception courtoise, des promesses bienveillantes et quelques riches cadeaux dont sa cassette dégarnie avait grand besoin. Lord Mayo lui accordait son appui moral, ce qui était de nature, il est vrai, à décourager les factieux; il refusait de s’engager pour l’avenir, et ne permettait pas même que l’émir embauchât des officiers anglais pour réorganiser son armée. La politique anglaise était dominée par une idée fixe : éviter toute apparence d’intervention au-delà des montagnes, et l’on expliquait cela par la crainte d’éveiller quelques susceptibilités chez la nation afghane, toujours jalouse de son indépendance; mais il est douteux que cette politique d’abstention réussisse à concilier au gouvernement anglais l’amitié durable des souverains de Caboul.

Cependant l’émir n’était pas encore à cette époque le maître incontesté de tout l’Afghanistan. Si la Perse et l’Inde ne lui inspiraient aucune inquiétude, il n’en était pas de même de la Boukharie. Quoiqu’il fût à peu près admis que l’Oxus était la limite entre les deux états, il y avait souvent matière à dispute. En réalité, le khan de Bokhara, Mozaffer-Eddin, s’était montré l’allié fidèle des ennemis de Shire-Ali. Chose singulière, qui prouve à quel point les nations européennes ont pris pied dans ces montagnes de l’Asie centrale, ce fut l’Angleterre et la Russie qui s’entremirent entre ces deux potentats; ce fut un savant anglais, sir H. Rawlinson, qui délimita sur la carte la frontière commune aux deux royaumes. Il fut convenu ensuite que le cabinet de Londres pèserait sur Shire-Ali en même temps que le cabinet de Saint-Pétersbourg sur Mozaffer-Eddin, afin de faire respecter cette frontière. C’est un acte habile sans doute de la part des deux puissances européennes d’imposer ainsi la paix aux peuples barbares dont elles sont voisines. Toutefois il se produisit pendant les négociations un fait qui prouve quelle terreur l’une d’elles inspire dans le fond à ces nations barbares. On raconte que le général Kauffmann, gouverneur-général du Turkestan russe, ayant envoyé une lettre, fort amicale d’ailleurs, à Shire-Ali, ce monarque s’écria, avant même d’en avoir pris connaissance : « Quelle querelle les Russes viennent-ils me chercher? » Les souverains de l’Asie centrale, quelque sages et prévoyans qu’ils soient, ne sont jamais certains de vivre en paix avec la série innombrable de frères, neveux et cousins que leur donne la polygamie musulmane. On l’a vu, la guerre civile de l’Afghanistan n’a pas été autre chose qu’une suite de luttes fratricides. Débarrassé de ses premiers rivaux, Shire-Ali retrouva bientôt un ennemi redoutable dans celui de ses fils sur lequel il devait le plus compter, tant sont fragiles les liens de la famille sous l’empire de cette religion.

Mohamed-Yakoub-Khan, second fils de l’émir, a joué, malgré sa jeunesse, un grand rôle dans les discordes de ces dernières années. A la mort de Dost-Mohamed, — il avait alors dix-sept ans, — le gouvernement de Hérat lui fut confié sous la tutelle d’un chef afghan, homme d’âge et d’expérience. La mère de Yakoub est originaire des frontières du Pendjab; lui-même a été élevé par un musulman de l’Inde : aussi ne s’étonnera-t-on pas que ce jeune prince ait pris les Anglais pour modèle en beaucoup de choses, notamment pour les exercices militaires. D’un esprit fin et pénétrant, ce fut lui qui faillit découvrir le déguisement de M. Vambéry lorsque ce voyageur passa par Hérat au mois de novembre 1863, en costume de derviche mendiant, à son retour de Samarcande. Le gouvernement de cette ville était du reste un poste fort difficile; placée entre la Perse, l’Afghanistan et la Boukharie, elle a appartenu tour à tour aux souverains de ces divers états. Les Hératis se ressentent de ces dominations successives; cependant, conquis d’assaut et pillés comme de juste par l’armée de Dost-Mohamed, ils ne cachaient pas leur regret d’être séparés de la Perse. Ils avaient donc besoin d’être tenus par une main rigide. Yakoub fit voir tout de suite qu’un tuteur lui était inutile. Quelques révoltes partielles furent comprimées sévèrement, quoique sans excès de cruauté, eu égard au temps et aux mœurs du pays. En résumé, Hérat fut l’asile le plus sûr de Shire-Ali jusqu’au jour où ce monarque put rentrer dans sa capitale. Il y trouvait des renforts, de l’argent, et pouvait se diriger de là, suivant les événemens, soit sur les provinces de Caboul et de Candahar, soit vers les provinces turkestanes comprises entre l’Hindou-Kouch et l’Oxus. Cette situation favorable était surtout l’œuvre de Yakoub, qui se montra de plus fort habile général dans la dernière campagne, terminée par la chute définitive d’Azim et d’Abdoulrahman.

L’émir était-il jaloux de l’influence que son fils avait acquise sur les troupes et sur le peuple? C’est possible ; mais on croit qu’il voulait surtout dépouiller Yakoub de la succession au trône que l’opinion publique semblait lui attribuer, afin de la reporter sur un autre enfant plus jeune, Abdoulah-Khan. Quand Shire-Ali se rendit auprès de lord Mayo à Umballah, Yakoub resta dans les montagnes comme lieutenant du royaume; Abdoulah fut présenté au vice-roi comme l’héritier présomptif. Yakoub n’eut plus de grand commandement. Shire-Ali, violent par caractère envers tous ses serviteurs, sans doute ne ménagea pas davantage son fils. Celui-ci se mit en campagne, au mois de septembre 1870, avec ses plus fidèles adhérens, leva des contributions sur les paysans, réunit des déserteurs, toujours nombreux dans ce malheureux pays, et finalement, avec la connivence des autorités persanes, qui lui donnèrent libre passage sur leur territoire, il s’empara de Hérat, où il s’était fait précédemment beaucoup de partisans.

C’était une révolte d’autant plus dangereuse pour l’émir que le chef des insurgés lui touchait de très près, outre qu’il était réputé le plus habile homme du royaume. Shire-Ali fit marcher ses troupes contre Hérat. Au moment où les deux armées allaient en venir aux mains, un brusque dénoûment que l’on n’attendait guère mit fin à l’affaire. Lord Mayo s’était entremis dans un esprit de conciliation. Yakoub laissa entendre qu’il était disposé à se soumettre. Tout à coup il part de Hérat, arrive à Caboul et se réconcilie avec son père. Depuis lors il se tient à l’écart, dit-on, et refuse même d’accepter aucun commandement. Est-ce repentir ou dissimulation? Personne ne saurait le dire. Ce n’est pas en ce pays qu’il faut chercher des hommes francs d’allures et fidèles à leur serment.


M. Vambéry a raison de dire que Dost-Mohamed fut le véritable fondateur de l’Afghanistan, car lui seul sut donner à cette vaillante nation quelque unité politique. Le règne de son successeur se prolongera-t-il assez longtemps, et sera-t-il assez calme pour que le pouvoir se transmette sans trouble après sa mort? On le croirait volontiers, si ce redoutable Yakoub était le successeur désigné; mais Shire-Ali manifeste plus que jamais ses préférences en faveur de son jeune fils Abdoulah. Ce petit prince, élevé dans le harem, n’a fait preuve jusqu’ici ni de sagesse ni d’énergie. Que l’émir vienne à succomber, Yakoub ne résistera pas sans doute à la tentation; un autre prétendant, Abdoulrahman, fils d’Afzul, aujourd’hui réfugié dans Bokhara, peut retrouver des partisans. Le vice-roi de l’Inde anglaise, dominé par la crainte de faire sentir aux Afghans l’influence d’une intervention étrangère, reprendra la politique hésitante de sir John Lawrence, et ces montagnes seront encore désolées par la guerre civile, tandis que le shah de Perse et le khan de Bokhara, s’ils sont quelque peu entreprenans ou poussés par la Russie, s’efforceront de reprendre l’un Hérat et l’autre la rive gauche de l’Oxus. Cela étant, la ligne de défense des possessions britanniques sera de nouveau menacée.

Et maintenant on peut déjà juger quelles difficultés doit rencontrer le projet de M. de Lesseps dont on a parlé depuis quelques mois. Les chemins de fer de l’Inde, s’est-il dit, feront bientôt communiquer Peshawer avec Calcutta, Bombay, Madras. Les voies ferrées de la Russie s’avanceront jusqu’à Orenbourg, sur le Volga; réunissons donc Orenbourg à Peshawer par un railway qui desservira Samarcande, Balk et Caboul. Nous n’avons à nous occuper en ce moment que du passage de cette ligne à travers l’Afghanistan. L’Hindou-Kouch ne sera pas sans doute un obstacle insurmontable, car il existe le long de cette chaîne des cols aisément accessibles; mais les ingénieurs, que les neiges perpétuelles et les accidens de terrain n’arrêtent point, n’ont aucun moyen technique de lutter contre une insurrection. La barbarie des hommes est plus puissante contre eux que les élémens de la nature. On serait assurément tenté de traiter de chimère ce projet de grand central asiatique, n’était la persévérance et la fécondité de ressources dont a fait preuve jusqu’ici le créateur du canal de Saez.


II.

L’empire afghan s’étend de nos jours jusqu’à l’Amou-Daria, l’Oxus des anciens; mais avant d’arriver sur les bords de ce beau fleuve, nous éprouvons encore une fois un changement de climat. Tandis que les derniers nuages de la mousson, chargés des vapeurs de l’Océan indien, remontent les pentes des montagnes jusqu’à l’Hindou-Kouch, après avoir abondamment arrosé les plateaux du Caboulistan et de Kandahar, au-delà de cette chaîne l’air est d’une sécheresse extrême. Il ne tombe presque pas de pluie; les rivières qu’alimentent les neiges perpétuelles du massif central se perdent souvent dans les sables, ou bien, dès que le sol se montre fertile, sont ingénieusement divisées par l’industrie des habitans en des milliers de canaux d’irrigation. Les eaux que les steppes n’ont pas absorbées se réunissent dans la mer d’Aral. Est-ce bien une mer que cette vaste lagune sans profondeur? Il semble établi qu’elle s’est tarie plusieurs fois depuis deux mille ans. Les voyageurs européens du XIIIe siècle n’en parlent pas, bien qu’ils aient traversé la dépression de terrain dont elle occupe le fond. Les explorateurs modernes ont retrouvé dans le désert turcoman les traces d’un ancien lit de l’Oxus qui, s’inclinant vers le sud au-dessous de Khiva, venait déboucher dans la Caspienne près de Krasnovodsk. Certains géographes prétendent avec assez de vraisemblance que l’Oxus a quitté et repris tour à tour ce lit aujourd’hui desséché. Ainsi s’expliquerait-on que l’Aral se soit présenté, suivant les époques, tantôt comme une mer, tantôt comme un marécage rempli de roseaux, tantôt comme une plaine aride. Les Russes se proposent, dit-on, de rejeter encore une fois l’Oxus vers la Caspienne; ils y trouveraient l’avantage incomparable de s’ouvrir une voie navigable du bassin du Volga jusqu’au pied du Caucase indien. Le khan de Khiva, devenu leur vassal, ne saurait plus mettre opposition à ce grand projet; mais un tel changement pourrait bien avoir des conséquences inattendues, car la nature ne se laisse pas violenter sans prendre sa revanche, et les problèmes d’hydraulique sont toujours ceux qui démentent le plus les prévisions des ingénieurs. Que deviendrait l’Aral privé du tribut que lui apporte l’Amou-Daria? En ce moment, un certain équilibre s’est établi entre les eaux que cette méditerranée reçoit des rivières affluentes et les eaux que l’évaporation lui enlève. Que l’on rompe cet équilibre, il est à craindre que la mer ne se transforme en marécage, et le marécage en une steppe stérile au milieu de laquelle le second fleuve de cette région, le Yaxartes ou Syr-Daria, s’évanouirait. L’Oxus lui-même, large et profond dans la partie moyenne de son cours, mais encombré de bancs de sable en aval de Khiva, se maintiendrait-il navigable tout au long des 600 kilomètres de désert qui le séparent de la Caspienne? Le défaut capital du bassin de l’Aral tout entier est de ne pas recevoir les brises humides de l’Océan. L’eau, principe de toute vie et de toute végétation, y fait défaut. Les habitans de cette contrée trop sèche ont beau s’ingénier à répartir de leur mieux le peu que la nature leur en accorde, ils ne parviennent qu’à faire fructifier quelques oasis au milieu des steppes. Le niveau de la mer Caspienne est de 25 mètres au-dessous de l’Océan; cela seul indique que les pays environnans sont condamnés à une sécheresse irrémédiable.

Les peuples de la Transoxiane ont eu contre eux, depuis deux mille ans, un fléau plus redoutable que la sécheresse : c’est la guerre, et la guerre la plus cruelle que l’on puisse imaginer. Cette vaste région, entrecoupée de bandes sablonneuses que l’homme s’efforce de mettre en culture, s’élève à un certain degré de prospérité pendant une période de paix. L’irrigation donne au sol une fertilité artificielle; puis survient une invasion barbare qui anéantit le travail de toute une génération. Telle a été, avec des chances diverses, la fortune des riverains de l’Oxus et du Yaxartes depuis les temps historiques. Aussi pourra-t-on s’étonner que les khanats de Bokhara, de Khokand et de Khiva soient restés longtemps prospères, après que l’on aura considéré combien ces invasions ont été fréquentes. Le territoire de Bokhara produit du froment, du coton, de la soie, des fruits délicieux; les races de chevaux qui s’y trouvent sont renommées dans l’Asie entière; le mouton et le chameau sont une des richesses du pays. Les montagnes des environs de Samarcande abondent en métaux précieux; les Russes y ont découvert récemment des gisemens de charbon de terre. Sous la domination musulmane, Bokhara était devenue une grande capitale; on y comptait, dit-on, 360 mosquées; c’était la ville savante de l’Orient et l’entrepôt du commerce entre la Chine et l’Occident. Samarcande, quoique en dehors des routes commerciales, eut un moment de grande splendeur sous Tamerlan et ses successeurs. Si ces deux cités ont beaucoup perdu, la faute en doit être attribuée aux conquérans qui les ont soumises et quelquefois ruinées. La population elle-même a été corrompue par cette longue série de désastres.

Les premiers habitans de la Transoxiane furent sans doute les Iraniens ou Aryens de l’Occident qui vivaient dans la fertile vallée du Zerefchan à l’époque où les Aryens de l’Inde ou Hindous descendaient du plateau de Pamir. Ce fut là, dans cette contrée connue plus tard sous les noms de Sogdiane et de Bactriane, que Zoroastre, prophète et législateur légendaire, enseigna la religion du feu qu’adoptèrent les peuples du Kharism[2] et de la Perse. Les souvenirs de ces époques primitives sont bien obscurs, car il ne subsiste pas dans l’Asie centrale des monumens ou des inscriptions comme dans la Médie et l’Assyrie. Il n’y reste d’autres vestiges de l’ancien temps que des mots géographiques pour révéler aux orientalistes modernes à quelle race appartenaient les premiers venus et quelle langue ils parlaient. A quelle date les Tartares du nord-est, les Touraniens, envahirent-ils pour la première fois ces provinces possédées jusqu’alors par des peuples à peau blanche? Le colonel Rawlinson estime que, de l’an 700 avant Jésus-Christ à l’an 300 de l’ère chrétienne, le Yaxartes fut franchi par des tribus nomades, — les mêmes que les Romains appelaient les Scythes, — et de même origine, suivant lui, que les Finnois et les Hongrois. Ces barbares apportaient une nouvelle religion, le bouddhisme, qu’ils avaient reçue du Thibet ou de la Chine, et qu’ils implantèrent dans le pays conquis. La population aryenne n’émigra pas; elle se soumit au vainqueur. En effet, malgré les invasions plus formidables encore du moyen âge, de nombreux Iraniens habitent toujours les bords de l’Oxus. On les appelle Tadjicks à Bokhara, Sartes à Khiva, où ils vivent dans une sorte de servitude. Dans ces grandes villes, vainqueurs et vaincus se sont plus ou moins mélangés, tandis que dans les âpres vallées des montagnes, dans le district de Badakchan par exemple, subsiste le type presque pur de la race primitive.

Depuis deux mille ans, les Tartares n’ont cessé de gagner du terrain. La ligne séparative entre l’Iran et le Touran, qui fut d’abord le Yaxartes, se trace maintenant à travers le grand désert de sable qui va de l’Amou-Daria aux montagnes de la Perse; encore ce désert appartient-il plutôt aux Turcomans, qui ont ruiné la ville de Merv, et qui poussent leurs razzias jusque dans le Khorassan. Il y a d’ailleurs entre les Touraniens de la Transoxiane et les Persans, en outre des mauvais souvenirs de plusieurs siècles de lutte, un antagonisme religieux. Devenus musulmans sunnites, les habitans de Samarcande et de Bokhara ne peuvent vivre en bon accord avec les chiites de la Perse. Les côtes plates de la Caspienne, redoutées des navigateurs, les isolent vers l’ouest. L’Afghanistan, bouleversé par des dissensions intestines, les soustrait à l’influence de l’Inde anglaise. C’est donc au nord, vers l’empire russe, qu’ils vont chercher le bienfait de la civilisation. Ainsi s’explique par l’histoire et par la géographie la prépondérance que les Russes acquièrent de jour en jour dans cette contrée lointaine avec laquelle ils ne communiquent cependant que par les provinces les moins connues de leurs immenses possessions.

Récapitulons, d’après M. Vambéry[3], les principaux événemens dont la Transoxiane fut le théâtre. C’est une étude nécessaire à quiconque veut juger sainement l’état présent de cette contrée. On a vu que les premières incursions des Touraniens du nord-est sont probablement antérieures à l’ère chrétienne. Quelques siècles plus tard, Bokhara se trouva menacée par des conquérans d’une race toute différente. Dès l’année 46 de l’hégire (666 après Jésus-Christ), les Arabes, mis en mouvement par les doctrines de Mahomet, s’emparaient du Khorassan, faisaient de Merv une capitale, et de là s’en allaient ravager à tour de rôle les grandes villes du bassin de l’Oxus. Le pays cependant était rebelle aux prédications musulmanes. Bokhara, qui devint un peu plus tard l’un des foyers de l’islam, se révoltait dès que l’armée conquérante avait disparu. A la quatrième révolte, les vainqueurs se partagèrent les maisons de la cité conquise; ils y installèrent leur culte bon gré mal gré, puis, des débris des palais qu’ils avaient détruits, ils édifièrent une foule de mosquées, sur les murailles desquelles subsistaient en conséquence des sculptures et des ornemens idolâtres dont les vrais croyans s’indignaient.

Toutefois, bien qu’ils eussent converti de force les riverains du Zerefchan et même ceux du Yaxartes, bien qu’ils eussent été poussés par leur esprit ardent de prosélytisme jusqu’au-delà des monts Thian-Shan, dans la contrée qui s’appelle maintenant le Turkestan oriental, les Arabes ne séjournèrent pas en grand nombre dans les provinces qu’ils avaient soumises. La Boukharie était, comme le Khorastan, une dépendance lointaine du sultan qui régnait à Bagdad. La population indigène resta sensiblement, à la religion près, ce qu’elle était d’abord, un mélange de Persans et de Turcs, ceux-ci turbulens et belliqueux, adonnés au métier des armes, les autres paisibles et industrieux. La Perse et la Transoxiane, réunies sous un même souverain, l’émir Ismaël, de la dynastie des Samanides, traversèrent, au IX siècle, une des époques les plus brillantes de leur histoire. Issu d’une vieille famille iranienne qui s’était convertie de bonne heure à l’islamisme, Ismaël se fit, entre Ispahan et Samarcande, un royaume presque indépendant. En réalité, cette ère de prospérité fut l’œuvre des Iraniens seuls, qui, malgré l’invasion arabe au midi et l’invasion tartare au nord, conservaient encore l’esprit national dont ils avaient été animés au temps de Zoroastre. Le peuple aimait ses souverains samanides, qu’il soutenait volontiers contre les envoyés du calife. Ce fut alors, grâce à la vieille civilisation âryenne dont les émirs indigènes de la Transoxiane étaient les héritiers directs, que Bokhara devint la capitale d’une moitié de l’Asie mahométane. L’activité intellectuelle de ce temps ne se portait, il est vrai, que sur la théologie; mais la langue et la littérature persanes firent remises en honneur. Bokhara, Balk et Samarcande devinrent ces foyers d’études où se réunissaient les docteurs les plus instruits et les écoliers les plus studieux du monde musulman. La première ce ces villes fut alors la Rome de l’islamisme, de même que Médine en était la Jérusalem. N’est-ce pas un fait remarquable que les Arabes, au cœur de l’Asie de même que dans l’Afrique septentrionale, après de si grandes conquêtes, ne soient par eux-mêmes parvenus à rien fonder de durable? Il faut que cette suprématie religieuse de la Transoxiane ait été bien incontestée au Xe siècle, puisqu’elle s’est conservée jusqu’à nos jours sans trop perdre de son prestige, en dépit des invasions mogoles et des bouleversemens prodigieux dont cette région fut ensuite le théâtre.

Les souverains samanides ne se montrèrent pas capables de conserver longtemps leur couronne, parce que leurs sujets indigènes l’aimaient pas le métier des armes et que les Turcs, dont se compoaient leurs armées, manifestèrent bien vite l’intention de devenir les maîtres. Après comme avant l’invasion arabe, la Sogdiane fut l’une des portes par où les tribus tartares de l’Orient se ruaient sur le monde civilisé. Les premiers venus, peu nombreux, se confondirent dans la population native; puis survinrent, par cette même voie, d’autres peuplades plus redoutables. Ce furent d’abord les Ouigours, qui avaient acquis dans le Turkestan un certain degré de civilisation, sans doute par l’influence du christianisme, dont les nestoriens leur avaient porté les doctrines. Ce furent ensuite des Turcs, connus des Arabes et des Persans sous le nom de Gizz ou Kirghiz, et qui vivaient à l’aventure dans les vastes déserts entre les frontières de la Chine et le littoral de la mer Caspienne. Parmi ces derniers, une tribu, celle des Seldjoucides, est devenue fameuse dans l’histoire. Son chef, Seldjouk, n’était pourtant qu’un nomade des steppes qui vers le Xe siècle, expulsé de son pays natal pour quelque crime, s’établit près du Zerefchan avec 100 cavaliers, 1,000 chameaux et 50,000 moutons. Converti à l’islamisme, il se fit le protecteur des habitans sédentaires qui l’entouraient contre ses ancien compatriotes. Sa réputation et sa puissance croissaient de jour en jour; aussi laissa-t-il à ses deux fils un royaume bien affermi dont la limite occidentale atteignait presque Bokhara. Les enfans de cet heureux chef de bande s’avancèrent eux-mêmes jusqu’ai Khorassan, enhardis dans leur marche par la faiblesse des émirs de Bokhara et par la négligence des sultans ghaznévides, qui ne songeaient alors qu’à la conquête de l’Inde. A la génération suivante, les Seldjoucides étaient maîtres de la Syrie, de l’Asie-Mineure ; ils s’attaquaient aux empereurs de Constantinople et ne songeaient plus à la Transoxiane, où de nouveaux immigrans avaient pris leur place.

Ces invasions successives des Tartares dans les provinces de l’Oxus se terminaient toutes de même façon, les nouveau-venus prenant les mœurs et la religion du pays conquis et considérant alors comme des barbares leurs anciens frères de la steppe. C’est ce que l’on vit notamment à Khiva, dont les maîtres, Ouigours de naissance, et par conséquent Turcs d’origine, avaient adopté toutes les coutumes de l’Iran. Ils regardaient donc avec un profond mépris les Mogols du désert de Gobi, parce que ceux-ci n’habitaient pas des villes, ne cultivaient pas la terre et erraient sans cesse à la recherche de frais pâturages pour leurs troupeaux. Par leurs croisemens réitérés avec les Aryens et les Sémites, les Tartares de Khiva et de Bokhara étaient en effet devenus tout à fait différens des Tartares du nord-est par les mœurs, par le langage, même par la physionomie. Ils avaient sans doute aussi perdu en partie leur valeur militaire. Or les Mogols eurent en ce temps, pour le malheur de leurs voisins, un chef fameux, Temurdji, surnommé Gengis-Khan ou en souverain victorieux, que la civilisation occidentale attirait. Non content de repousser les avances de ce grand chef, le khan de Khiva le provoqua en faisant exterminer, dans un moment de colère, une caravane de quatre cents marchands mogols qu’il feignit de prendre pour des espions. Cet acte de cruauté eut les plus terribles conséquences; il attira vers l’occident une nouvelle et plus horrible invasion, qui fit presque oublier les précédentes. Les Mogols, qui jouèrent un rôle considérable en Asie pendant les siècles suivans, étaient restés jusqu’alors fort inconnus du monde occidental. Leur humeur belliqueuse s’était manifestée aux dépens de la Chine et du Turkestan oriental bien avant que les pays musulmans n’en eussent à souffrir. Gengis-Khan fut sans contredit un. homme de génie, bon général et législateur en même temps. Avant de s’abattre sur les provinces de la Transoxiane, il avait eu le talent de réunir sous son sceptre de nombreuses tribus errantes auxquelles il avait imposé un même code ; aussi, quand il se mit en campagne vers l’occident, conduisait-il une armée de 600,000 hommes, dit-on. Les historiens musulmans, que l’on ne doit pas s’attendre à trouver impartiaux, parlent des Mogols comme Tacite des Germains : c’est un peuple sauvage, belliqueux, qui ne connaît que de grossiers plaisirs et mit aveuglément ses chefs à la bataille. En réalité, si les riverains de l’Oxus et du Yaxartes furent incapables de résister à cette avalanche de barbares, c’est que la population iranienne était efféminée, et que les Turcs, seuls capables de se défendre avec succès, aimèrent mieux se joindre au vainqueur afin de partager le butin avec lui. Les résultats de l’invasion furent terribles; Bokhara fut réduite en cendres, Samarcande fut rasée jusqu’au sol. Pendant des années, la Transoxiane fut ravagée par des bandes innombrables qui, après l’avoir ruinée, se jetèrent sur la Perse et sur l’Inde. Les paysans étaient enrôlés de force dans les armées mogoles, les artisans des villes étaient emmenés captifs par milliers dans les provinces de l’extrême Orient, où Gengis-Khan voulait transporter l’industrie des pays musulmans. Les tribus turques, qui depuis des siècles n’avaient cessé de franchir le Yaxartes, avaient fait bien du mal aux campagnes; la population urbaine n’en avait été que médiocrement victime, par quoi elles n’avaient guère nui à la civilisation. Ce nouveau conquérant, en détruisant de grandes capitales comme Bokhara et Samarcande, anéantit la vie intellectuelle. Sans doute ces villes se relevèrent plus tard; Gengis-Khan et ses fils, fort indifférens en matière religieuse, couvrant d’une égale protection les bouddhistes, les musulmans et les chrétiens, laissèrent les mosquées se rebâtir et les collèges se rouvrir; mais les Iraniens avaient tant souffert que leur nombre était bien diminué. L’élément tartare avait pris le dessus. Une théologie superstitieuse fut seule enseignée dans les nouvelles écoles de la Transoxiane; la poésie en avait disparu. Si les émirs mogols tombèrent sous la domination de, mollahs fanatiques, ni le peuple ni la religion n’en profitèrent.

De la mort de Gengis-Khan (1226) à l’avènement de Timour (1463), pendant un siècle et demi, les annales de la Transoxiane ne contiennent plus qu’une série monotone d’insurrections et de guerres civiles : c’est l’anarchie sauvage, la dévastation érigée en principe. Samarcande et Bokhara n’ont plus d’histoire, non pas que le peuple vive heureux et paisible, mais parce que les malheurs du temps ne laissent à personne le loisir d’en être l’historien. Le peu qu’il en raconte sur cette époque néfaste, M. Vambéry l’a puisé dans les récits des écrivains chinois ou persans. Est-ce donc que Timour, le Tamerlan en qui nous avons l’habitude de voir un grand destructeur d’empires, fut un régénérateur? Le fait est exact, quelque peu vraisemblable qu’il paraisse. Les fils et petits-fils de Gengis-Khan, après s’être partagé ses états, continuèrent de résider au-delà du Yaxartes; ils avaient de la défiance et de la haine contre la civilisation iranienne dont la vallée du Zerefchan conservait les vestiges; les steppes et les montagnes de leur première patrie leur semblaient un domaine plus sûr. Ils laissèrent donc les Turcs régner en maîtres au sud-ouest. Timour, fils d’un chef de tribu turque, naquit à Sheri-Sebz en 1333. A l’âge de trente ans, il avait expulsé les Mogols de son pays natal, et se trouvait par la force des armes le souverain incontesté de la Boukharie. Samarcande fut sa capitale favorite; ce fut là qu’il entassa toutes les richesses rapportées de ses expéditions lointaines. Après s’être avancé jusqu’à Moscou, jusqu’aux sources du Gange ou jusqu’au littoral de la Méditerranée, il revenait en triomphateur à Samarcande.

Il ne s’agit pas ici de réhabiliter la mémoire de Timour, ce conquérant sanguinaire qui érigeait à Ispahan une pyramide de 70,000 crânes humains, qui massacrait sur les bords de l’Indus 100,000 prisonniers dont il était embarrassé, et qui en définitive, de Moscou à Smyrne et Delhi, n’a laissé derrière lui que des traces de feu et de sang sans rien créer de durable. Néanmoins il est certain que son règne fut une époque de gloire, et il n’est guère contestable que ce fut une ère de prospérité pour les provinces de l’Oxus. Jamais aucune ville de l’Asie septentrionale, ni Cambalu, capitale des souverains mogols, ni Ghazni, ni Bokhara, n’avaient connu le luxe extravagant que Timour déployait dans Samarcande. Gonzalez de Clavijo, ambassadeur du roi d’Espagne, en a laissé des descriptions emphatiques. Ce luxe était, il est vrai, la dépouille de tous les états musulmans d’alentour; mais Samarcande, où le conquérant amenait de force les artisans les plus habiles des pays qu’il avait parcourus, Samarcande était devenu une ville de 150,000 âmes. L’Inde y envoyait des épices, la Chine des soies et des porcelaines, les marchands de la Transoxiane trafiquaient avec Nijni-Novgorod par Khiva et Asterabad, avec Gênes et Venise par Hérat et Trébizonde. Les lettres ne furent pas oubliées non plus; les écoles, aussi bien que les hôpitaux et les mosquées, reçurent alors d’opulentes donations dont la plupart subsistent encore. Timour n’eut pas de successeurs dignes de lui. L’Asie centrale, qui avait ressenti sous ce monarque un véritable enthousiasme pour les raffinemens de la vie civilisée, retomba bientôt dans la barbarie, dont elle n’est plus sortie. « Avec la civilisation disparut l’importance politique. Les princes de Samarcande et de Bokhara avaient régné des siècles durant sur les plus belles provinces de l’Asie mahométane; mais leur rôle dans l’histoire était fini, et ce qui fut jadis le splendide empire de la Transoxiane n’est plus de nos jours que le misérable khanat de Bokhara. » Telle est la réflexion mélancolique par laquelle M. Vambéry termine l’histoire de Timour et de ses enfans. Ce passé glorieux ne doit pas cependant être laissé dans l’oubli, d’abord parce que ces souverains du moyen âge asiatique valent bien d’autres potentats contemporains dont on s’occupe beaucoup plus, et aussi parce que la lutte de races qui se révèle à chaque page de ce récit a laissé des traces profondes dans l’état social actuel et est en définitive l’explication naturelle de la plupart des événemens modernes.

Après Tamerlan, la Transoxiane fut une dernière fois victime d’une invasion touranienne dans les premières années du XVIe siècle. Un peuple turco-mogol vivait alors entre la mer d’Aral et le Volga; on l’appelait les Ousbegs en souvenir d’un de ses chefs les plus renommés. Quoique convertis depuis longtemps à l’islamisme, les Ousbegs avaient conservé les mœurs sauvages de la steppe. Ils habitaient sous la tente et se vêtaient de peaux de moutons. On les vit arriver à Samarcande en l’an 1499, puis il s’avancèrent au sud jusqu’à Meched et Hérat; la Perse avait alors un souverain valeureux, Shah Ismaïl, de la dynastie des Sefides, qui écrasa fort à propos les envahisseurs sous les murs de Merv. C’est à ce moment, on peut le dire, qu’une rupture complète se fit entre l’Iran et le Touran. Les Sefides, en qualité de musulmans chiites, ne voulaient plus reconnaître la suprématie religieuse des sunnites de Bokhara. L’Iran eut d’ailleurs, à partir de cette époque, des princes énergiques, capables de repousser les invasions des Turcs. Une barrière presque insurmontable parut s’élever alors entre l’Occident et l’Asie centrale. Celle-ci, abandonnée à son sort, n’eut plus à enregistrer dans ses annales que des luttes de famille et des guerres de succession. On eût dit qu’elle retournait vers la barbarie, dont les grands conquérans du moyen âge l’avaient fait sortir. Toutefois Bokhara semblait toujours, par un reste d’habitude, la capitale intellectuelle de l’islamisme. Les monarques de Kachgar, de la Crimée, même de l’Inde, où s’était établi le grand Akbar, un descendant de Timour, envoyaient au nord de l’Oxus des ambassades chargées de présens magnifiques; c’étaient de vaines marques de déférence. Nous voici au XVIIIe siècle. Tandis que les cours d’Ispahan, de Lahore, de Constantinople, reçoivent les voyageurs européens et se laissent pénétrer par les mœurs Occidentales, la Transoxiane est isolée du monde par un boulevard de tribus nomades. La population boukhariote demeure étrangère à ce qui se passe au dehors ; les écoles, jadis si fameuses, n’enseignent plus que la théologie; le piétisme est la vertu des grands. On cite trois monarques de cette époque qui renoncent à la couronne pour prendre le bâton de pèlerin et se rendre à La Mecque. Ceux qui restent sur le trône s’abandonnent au fanatisme le plus intolérant : l’un d’eux prohibe le vin et le tabac; ses sujets se rejetèrent sur l’opium. Un autre édicté des lois draconiennes contre les réunions où les deux sexes étaient mêlés; ce fut le signal de désordres les plus honteux. Bokhara, la ville sainte de l’islam, ne fut plus dès lors qu’un repaire de derviches ignorans.

Le khanat de Bokharie ne redevient plus intéressant pour nous qu’au commencement de ce siècle, lorsque ses princes, malgré l’intolérance qui les anime, ne peuvent se soustraire au contact des Européens. L’empire de Timour est alors bien réduit; les Afghans lui ont enlevé les provinces comprises entre l’Hindou-Kouch et l’Oxus; la Perse reste en possession du Khorassan ; les Kirghiz au nord, les Turcomans à l’ouest, ne reconnaissent aucun maître. Cependant les émirs de Bokhara, soit orgueil, soit fanatisme, défient les Russes aussi bien que les Anglais. Ce qu’il en advint, on va le voir.


III.

L’émir Masoum, de la tribu des Manghits, auquel les habitans de Bokhara décernèrent la couronne en 178/i, est bien l’un des plus hypocrites potentats que le monde ait jamais connus. Comme il n’était pas de famille princière, son élévation au trône n’eut d’autre cause que le respect superstitieux qu’inspirait sa dévotion : il passait son temps à méditer dans les mosquées, fréquentait de préférence les derviches mendians dont l’aspect était le plus repoussant; à la mort de son père, il fit distribuer aux pauvres sa part d’héritage sous le prétexte que c’était une fortune mal acquise. Tant d’humilité lui valut le pouvoir suprême; il parut qu’il y visait depuis longtemps, et que, connaissant le fanatisme de ses compatriotes, il avait pris le meilleur moyen d’y parvenir. Il testa sur le trône, pendant dix-huit ans de règne, ce qu’il avait été dans la vie privée, intolérant et rigide observateur des prescriptions les plus futiles. Les Bokhariotes connurent alors le reîs-i-sheriat, gardien officiel des lois religieuses, inquisiteur ambulant auquel né se soumirent jamais les habitans de Constantinople ou d’Ispahan, et que l’on vit tout au plus à Médine ou à La Mecque aux époques de la plus grande ferveur. Le reïs parcourait chaque jour les rues de la ville suivi d’une escorte de police; il arrêtait les passans pour leur faire réciter les prières du Koran, et quiconque manquait de mémoire était puni du fouet ou de la prison. Non content de la réputation de sainteté qu’il s’était acquise, Masoum voulut aussi se couvrir de gloire militaire. Au surplus, les Persans chiites lui offraient l’occasion de satisfaire les armes à la main ses passions religieuses. N’était-ce pas une œuvre méritoire de combattre des hérétiques? Depuis longtemps déjà, les bandes turcomanes insoumises avaient pris l’habitude de piller les villages frontières du Khorassan : elles levaient des contributions de guerre sur ces populations mal défendues par les shahs de Perse, et leur enlevaient de nombreux prisonniers, revendus ensuite à vil prix sur les marchés de Bokhara. Deux villes fortes, Merv et Meched, résistaient seules à ces brigands. L’émir, à la tête d’une armée d’Ousbegs et de Turcomans, s’empara de Merv après un long siège, dévasta la ville et ses environs, et repartit emmenant avec lui toute la population. Cette cité, où l’industrie persane était florissante, ne s’est jamais relevée de ses ruines, qui ne sont plus occupées maintenant que par des nomades de la steppe. Les marchés de l’Asie centrale furent alors tellement encombrés d’esclaves qu’ils ne se vendaient plus que 1 franc par tête. Meched sut résister au vainqueur; mais depuis cette invasion calamiteuse la paix ne s’est pour ainsi dire pas rétablie entre les Persans et les Bokhariotes.

Après le successeur de Masoum, l’émir Saïd, dont le règne de vingt-trois ans n’est marqué par aucun événement, Nasroullah-Khan monta sur le trône en 1826. Il n’y arrivait pas naturellement, dit-on. Assassin de son père, qu’il avait empoisonné, de ses frères aînés, auxquels il arrachait la couronne à main armée, après s’être emparé de vive force de Bokhara, qui lui résista quarante jours et ne se rendit que faute de vivres, Nasroullah commença par mettre à mort ses plus jeunes frères avec un grand nombre de leurs adhérens. Il savait par expérience quels implacables ennemis tout souverain musulman rencontre dans sa propre famille. La place ainsi dégagée, il fit preuve d’abord d’un grand zèle pour le bien-être de ses sujets, à tel point que l’Anglais Burnes, qui fit à ce moment le voyage de Bokhara, en revint émerveillé. Cette période de modération ne fut pas de longue durée; il se débarrassa bientôt par l’exil ou par la mort des grands personnages de l’état qui l’avaient aidé à s’emparer du pouvoir, puis il ne s’entoura plus que d’aventuriers aussi malfaisans et débauchés que lui-même. Un brigand turcoman fut plusieurs années durant chef de la police, c’est-à-dire maître de la vie et de la fortune de chacun. Un Persan, expulsé de son pays pour divers crimes, qui avait ensuite séjourné quelque temps dans l’Inde et y avait acquis quelques notions d’art militaire, devint de simple instructeur le grand-maître de l’armée bokhariote. Dès lors on vit Nasroullah s’abandonner à tous les excès. que peut rêver un potentat asiatique : les marchands étrangers étaient mis à rançon sous le plus futile prétexte; les natifs eux-mêmes, dès qu’ils laissaient soupçonner quelques richesses, n’échappaient à la prison qu’en offrant à l’émir des présens considérables. D’innombrables espions surveillaient les gestes et les dires de chacun, au bazar, à la mosquée, dans les promenades publiques. Les prêtres musulmans étaient seuls épargnés; ce monarque les ménageait à tel point qu’il accordait au chef des oulémas une sorte de veto sur ses propres actions. La religion, telle qu’on la comprenait alors dans l’Asie centrale, n’avait au reste rien de gênant. Nasroullah y gagnait d’être appelé publiquement « le prince des vrais croyans, l’ombre de Dieu sur la terre, » — titres pompeux qui ne le satisfaisaient pas. Jaloux de marcher sur les traces de ses ancêtres Timour et Baber, il voulut mériter comme eux le surnom de « conquérant du monde. » Il ne craignait ni les Russes ni les Anglais, dont le peuple s’entretenait beaucoup dans les bazars. Avant de parler de ses campagnes, il est utile d’exposer quelle était alors la situation politique de cette région.

L’ancien empire de Timour s’était bien fractionné depuis quatre siècles, et la famille ousbek des Manghit, à laquelle était échu le trône de Bokhara, était loin de posséder toutes les provinces qui avaient appartenu jadis aux souverains de Samarcande. Tout près de la vallée du Zerefchan, la ville de Sheri-Sebz, berceau de Timour, et le territoire environnant vivaient dans une complète indépendance. Au nord-est, les khans de Khokand, de famille mogole, avaient secoué le joug des émirs. Vers l’ouest, les Ousbegs du Kharism ne s’entendaient pas avec leurs frères de Bokhara; quoique de même origine, ces deux peuples voisins se sont toujours disputés. Au dire des gens de Khiva, les Bokhariotes sont des hommes de mauvaise foi, comme les Tadjiks au milieu desquels ils vivent, tandis que ceux-ci reprochent aux Khiviens des mœurs grossières et barbares. En réalité, Khiva, Khokand et Bokhara étaient les capitales de trois khanats de puissance à peu près égale. Si, au lieu de se diviser, ils avaient réuni leurs forces contre la Russie, qu’ils auraient dû considérer comme l’ennemi commun, ils auraient peut-être résisté longtemps à l’invasion européenne. Loin d’agir ainsi, Nasroullah choisit au contraire le moment où les Russes attaquaient Khiva ou Khokand pour venger ses propres injures. Du côté du midi, il ne vivait pas en meilleure intelligence avec ses voisins. Comment le shah de Perse eût-il pu s’entendre avec ce despote, qui détenait dans ses états plus de 100,000 esclaves persans?

Nasroullah passa donc la plus grande partie de son règne à combattre tantôt contre Khiva, tantôt contre Khokand ou contre Sheri-Sebz. Bien qu’il se fût emparé plusieurs fois de ces deux dernières villes, il lui fut impossible de s’y maintenir en paix; à peine s’était-il éloigné que le peuple conquis s’insurgeait de nouveau. Ces guerres incessantes n’eurent en définitive d’autre conséquence que de favoriser les progrès des Russes, qui s’avançaient lentement, mais sûrement, le long du Yaxartes, et devaient bientôt s’établir en maîtres à Samarcande.

Peut-être Nasroullah s’inquiéta-t-il davantage un moment de l’avance que les Anglais prenaient en Afghanistan. C’était en 1840. L’armée britannique avait franchi l’Indus; elle s’était emparée de Caboul, et le brave émir des Afghans, Dost-Mohamed, était venu chercher un refuge à Bokhara avec toute sa famille. On ne savait guère alors dans la Transoxiane ce que c’était que l’Angleterre, et les Anglais ne savaient guère mieux ce qu’était devenu l’empire légendaire de Gengis-Khan et de Timour. Cependant la sainte Bokhara, capitale religieuse et politique de l’Asie centrale, se présentait toujours à l’esprit avec une auréole de gloire, avec les traditions d’une grandeur passée dont la décadence n’apparaissait pas aux yeux. Alexandre Burnes avait traversé ces pays quelques années auparavant; ce jeune voyageur, qui ne se présentait avec aucun titre officiel, n’avait pu nouer aucun rapport entre l’émir et le gouverneur-général de l’Inde.

Autant que les événemens permettent de le deviner, lord Auckland, gouverneur-général de l’Inde, poursuivait alors un double but dans sa politique envers les khanats de l’Asie centrale. D’abord il voulait se les concilier, en raison des rapports fréquens que la conquête de l’Afghanistan devait lui donner avec eux, et de plus il avait la prétention de balancer l’influence que la Russie était supposée acquérir dans les vallées de l’Oxus et du Yaxartes. Peut-être accidentellement entrait-il dans ses idées de détruire l’affreux commerce d’esclaves qui se continuait dans les bazars du Kharism et de la Bokharie. Comment pénétrer au cœur de cette région inconnue? Les Afghans étaient en révolution : la Perse n’eût pas mieux demandé que de déclarer la guerre à Nasroullah, pourvu qu’on lui eût fourni des armes, de l’argent et des officiers; mais le shah était suspect de partialité en faveur des Russes. Il ne restait donc qu’un moyen, envoyer des ambassades aux émirs des trois khanats. Le premier qui partit fut le colonel Stoddart, excellent militaire, qu’un caractère brusque et violent rendait impropre pour une mission diplomatique. A peine arrivé à Bokhara, Stoddart encourut le déplaisir de l’émir, parce qu’il refusait de se soumettre au cérémonial habituel des ambassadeurs, et surtout parce qu’il se présentait les mains vides. Deux jours après l’audience de réception, il était mis en prison. Un peu plus tard, deux autres officiers, le capitaine Abbott et le lieutenant Shakespear partirent pour Khiva, — avec quelles instructions? On ne saurait le dire au juste. Il paraît que la Russie menaçait de s’emparer de cette ville afin de délivrer les prisonniers que Allahkhuli-Khan retenait en esclavage, et que les Anglais se flattaient d’empêcher les Russes de se mettre en campagne en leur faisant obtenir satisfaction. Abbott et Shakespear eurent du moins le talent de revenir sains et saufs.

Malgré l’insuccès de Stoddart, les Anglais ne renonçaient pas à s’entendre avec l’émir de Bokhara; bien plus, ils nourrissaient l’espoir chimérique de réunir en une seule confédération les Ousbegs de l’Asie centrale. Le capitaine Conolly, qui se mit en route au mois de septembre 1840, alors que les Anglais occupaient Caboul, devait, parait-il, négocier l’alliance des khans de Khiva, Bokhara et Khokand. A Khiva, on le reçut bien, quoiqu’on ayant l’air de ne pas comprendre ce que voulaient dire les mots d’alliance et d’abolition de l’esclavage. Le khan de Khokand ne fut pas moins hospitalier; il espérait se servir de cet officier européen dans la guerre qu’il soutenait à ce moment contre Nasroullah. Quant à ce dernier, il eut la malice de faire écrire par Stoddart une lettre à Conolly, l’engageant à venir le visiter dans son camp. Conolly se rendit sans défiance à cette invitation; quelques jours après, il était en prison à côté de son compatriote. Il est juste de dire que de puissantes intercessions s’efforcèrent d’arracher ces deux victimes à la mort qui les menaçait. Le shah de Perse, le sultan de Constantinople, engagèrent l’émir à se montrer clément. Le major Boutenief, qui était à Bokhara chef d’une ambassade russe, moitié scientifique, moitié politique, sollicitait avec le zèle le plus louable la permission d’emmener ces deux officiers en Russie. Nasroullah ne voulait pas lâcher ses prisonniers. Aussi longtemps que les Anglais restèrent maîtres des passes de l’Hindou-Kouch, il se crut obligé de garder quelques ménagemens, car en dépit de la confiance qu’il avait en ses soldats, il ne se souciait guère de voir une armée européenne s’avancer par Balk et Karchi; au commencement de 1842, on apprit à Bokhara que les Afghans s’étaient insurgés contre le protégé de lord Auckland, vers la même époque, l’ambassade russe se remit en route pour Orenbourg. Débarrassé de tout frein et de toute crainte, Nasroullah fit exécuter Stoddart et Conolly sur la grande place de sa capitale au milieu d’une foule nombreuse à laquelle le malheureux sort des deux Anglais n’inspirait nulle pitié. Ainsi se termina par l’échec le plus complet la première et dernière tentative du gouvernement anglo-indien de s’insinuer dans les affaires intérieures de l’Asie centrale. C’est qu’aussi lord Auckland et ses conseillers étaient vraiment par trop présomptueux de prétendre intervenir pacifiquement au milieu de ces nations corrompues, d’autant plus que cette intervention maladroite n’était pas dépourvue d’hostilité envers les Russes, qui commençaient d’aborder les souverains de la Transoxiane avec beaucoup plus d’adresse sinon avec plus de succès.

A partir de cette époque, Nasroullah n’eut plus affaire aux Européens, bien que son règne se soit prolongé jusqu’en 1860. Il ne cessa de guerroyer tantôt contre les Ousbegs de Khiva, tantôt contre les Mogols de Khokand, sans toutefois réussir dans ses entreprises. Plus il vieillissait, et plus il se montrait cruel. Peu de jours avant sa mort, il apprit que son vassal, l’émir de Sheri-Sebz, qui s’était tant de fois déclaré indépendant, venait enfin d’être fait prisonnier. Il donna l’ordre de le mettre à mort, ainsi que tous ses enfans; puis, non content de cette vengeance, il fit couper la tête sous ses yeux à la sœur de cet émir, sa propre femme, dont il avait eu deux enfans. Ce fut sur cette sanglante tragédie qu’il rendit le dernier soupir. L’Asie centrale, au temps de ses plus fameux conquérans, avait peut-être connu des tyrans plus sanguinaires; elle n’en avait pas eu de plus inhumains.

Mozaffer-Eddin, qui était appelé au trône par la mort de son père Nasroullah, avait eu une jeunesse studieuse. Au milieu de la décadence générale des études et de la corruption des mœurs, il passait pour un musulman instruit ; il se plaisait dans la société des mollahs plus qu’à la vie des camps. Une fois tout au plus, vingt ans auparavant, l’avait-on soupçonné de conspiration contre l’émir défunt. Celui-ci, qui s’en défiait beaucoup, l’avait toujours maintenu dans une situation subalterne et ne lui avait jamais confié de grand commandement. Malgré ces apparences modestes, Mozaffer-Eddin n’eut pas plus tôt pris le souverain pouvoir qu’il se montra presque aussi cruel que son père et tout autant désireux de signaler son règne par de vastes conquêtes. Il continua la guerre contre les rebelles de Sheri-Sebz, il reprit les hostilités contre les Khokandiens; derrière ceux-ci, il allait se heurter bientôt aux Russes, qui s’avançaient à grands pas dans la vallée du Yaxartes.

Ce n’est pas ici le lieu de raconter par quelle suite d’événemens le tsar en est arrivé à mettre une garnison dans Samarcande et à imposer aux khans de Bokhara et de Khiva des traités de paix qui transforment ces souverains jadis puissans en simples vassaux de l’empire russe. Ce récit trouvera place plus tard. Rappelons seulement les dates principales. En 1853, le général Perofsky s’était emparé d’Ak-Mesdjid, forteresse importante qui commande le cours du Yaxartes. Après un temps d’arrêt imposé par la guerre de Crimée, les Russes s’établirent un peu plus loin, à Tachkend, grande ville commerçante. Mozaffer-Eddin se dit à cette époque que le khan de Khokand, dont il se prétendait le suzerain, avait droit à sa protection. C’était un peu tard, car personne plus que lui et son père Nasroullah n’avait contribué à affaiblir ce souverain. D’ailleurs il s’imaginait volontiers que ses soldats étaient les dignes descendans des compagnons de Tamerlan qui avaient détruit jadis les armées moscovites. Cette croyance était générale sur les bords du Zerefchan; qui eût osé apprendre à ce puissant émir que les troupes russes combattaient sans désavantage contre des bataillons ousbegs dix ou quinze fois plus nombreux ! Mozaffer-Eddin se mit en campagne, et naturellement il se fit battre à Yerdjar le 20 mai 1866. Il y perdit ses équipages, son artillerie, et s’en échappa lui-même à grand’peine. Cependant, comme il ne s’avouait pas battu, les hostilités continuèrent encore quelques années. En mai 1868, le général Kauffmann s’empara de Samarcande; puis, quelques semaines plus tard, il anéantit une seconde fois l’armée bokhariote à la bataille de Serpoul. Mozaffer comprit qu’il était temps de se soumettre. Le vainqueur ne lui imposa pas du reste des conditions trop dures. Les Russes gardaient Samarcande; pour eux, c’était le principal, car ils prenaient ainsi position au cœur du Turkestan et s’y trouvaient en mesure d’imposer leurs volontés dans tout le bassin de l’Oxus.

Mozaffer-Eddin aura été le dernier souverain indépendant de la Bokharie; à partir du jour où le représentant du tsar lui a dicté la paix, ce successeur de Timour et de Gengis-Khan, cet émir que M. Vambéry avait vu encore si puissant en 1863, n’a plus été qu’un vassal de la Russie, comme le nizam du Deccan et le rajah de Mysore sont des vassaux de la Grande-Bretagne. C’est peut-être le dommage le plus grave qu’ait reçu depuis des siècles le monde musulman. Bokhara, qu’on ne le perde pas de vue, était en ces derniers temps le repaire de l’islamisme, c’était de là que tous les enthousiastes recevaient leurs inspirations par le canal des innombrables pèlerins qui, de l’Asie centrale, se rendent à La Mecque, à Médine ou à Constantinople. La Turquie, l’Egypte, la Perse, mêlées aux affaires européennes, ont adouci, sans peut-être s’en douter, cette théologie fanatique, cet ascétisme de mauvais aloi que les écoles de la noble Bokhara enseignaient encore, et dont les mollahs du Zerefchan, bien plus, dont les émirs de la Transoxiane étaient restés les patrons convaincus.

Ce qu’il y a de singulier dans cette histoire des conquêtes russes au cœur de l’Asie, c’est le défaut d’entente entre tous ces souverains de même religion, de même race, qui n’ont pas senti un seul jour que réunis ils pouvaient offrir une résistance sérieuse à l’invasion européenne. En contact avec trois puissances occidentales, la Grande-Bretagne, la Russie et la Turquie, la Perse sait bien, elle, avoir une politique; les Afghans aussi en ont une au milieu de leurs plus violentes discordes civiles : ils veulent rester indépendans et ne souffrir aucune intervention étrangère. La première armée européenne qui pénétrera dans ses montagnes sera traitée en ennemie; tous les partis, Douranis ou Baroukzies, se coaliseront contre elle; la seconde sera considérée comme une libératrice. Au contraire, les trois états ousbegs sont divisés au moment le plus critique de leur histoire. Que les Russes attaquent le Kharism ou le Khokand, l’émir de Bokhara ne songe qu’à profiter de la circonstance pour arracher quelques provinces à ses voisins, et, s’il prend enfin les armes contre l’ennemi commun, c’est trop tard; battu lui-même, il est réduit à implorer une paix honteuse. L’ensemble des événemens qui ont amené ce résultat s’est suffisamment révélé dans le récit qui précède; le fanatisme, l’isolement politique et religieux, la tyrannie la plus absolue et la corruption qu’elle engendre, voilà par quelles causes les souverains des trois khanats et leurs sujets ont perdu leur indépendance. Les états ousbegs devaient périr; ils ont péri. Le drapeau russe flotte sur la plus haute mosquée de Samarcande; les touristes peuvent aujourd’hui s’y promener sans péril; les officiers du tsar s’y donnent des fêtes et des concerts. C’est un nouveau centre de civilisation qui se crée au cœur de l’Asie; la ville de Timour y retrouvera peut-être sa splendeur des temps passés.

Que pense l’Angleterre de ces conquêtes russes dans l’Asie centrale? Si elle est mécontente, elle n’ose trop le faire voir. Quelles bonnes raisons ferait-elle valoir d’ailleurs, après avoir si largement pratiqué la politique d’annexion dans les limites où cela lui était possible, après avoir réduit en vasselage les plus glorieux potentats de la péninsule, après avoir enseigné dans l’Inde aussi bien qu’en Amérique, en Afrique et dans l’Australie, que les sociétés barbares sont incapables de conserver leur indépendance dès qu’elles entrent en relations quotidiennes avec un gouvernement européen? N’est-ce pas aux hommes d’état anglais que nous devons cette maxime de politique internationale, qu’il est plus prudent et moins onéreux de soumettre des peuplades sauvages que de repousser leurs attaques? Cependant, lorsque la récente campagne contre Khiva fut annoncée, le cabinet de Londres s’en émut au point que le gouvernement de Saint-Pétersbourg se crut obligé de fournir quelques explications. Entre Samarcande et le port de Krasnovodsk sur la Caspienne, le Kharism était presque une enclave des territoires russes; de plus, perdue au milieu des steppes, Khiva ne saurait être une base d’opérations pour une marche en avant au-delà de l’Oxus. Néanmoins, avant que les colonnes russes ne se missent en marche, le comte Schouvalof fut dépêché à Londres en mission extraordinaire, chargé sans doute de faire entendre que l’expédition projetée n’avait aucune intention hostile contre la domination britannique. Ce diplomate s’expliqua tant bien que mal avec les ministres anglais. En tenant compte des réserves et des sous-entendus que comportent les négociations diplomatiques, ceci parut convenu, qu’il était temps de tracer une zone neutre entre l’Inde et le Turkestan russe.

Cette zone neutre doit être formée par l’Afghanistan; dès le premier jour, on fut d’accord sur ce point, que les Russes acceptaient aisément parce que cela leur laissait toute liberté d’action dans la Transoxiane, et que les Anglais proposaient sans doute parce qu’ils ne pouvaient demander mieux. Depuis le meurtre de Stoddart et de Conolly, quelques voyageurs anglais ont visité les pays ousbegs; mais ni le vice-roi de l’Inde ni le gouvernement de la métropole n’ont envoyé aucun personnage officiel jusqu’à Bokhara. En second lieu se posait une autre question non moins importante. Quelles sont les limites actuelles de l’Afghanistan? Cet état n’est pas borné par l’Hindou-Kouch, comme on se le persuade souvent en Europe. Au-delà de cette chaîne, l’émir de Caboul prétend exercer la souveraineté sur les provinces de Maimene, de Balk et de Koundouz, qui s’étendent jusqu’à l’Oxus, et aussi sur les districts montagneux du Badakchan et du Ouakchan, situés près des sources de ce grand fleuve. Soit, répondit le négociateur russe, votre proposition est admise; nous pourrions bien contester que cette région soit partie intégrante du territoire afghan, puisque c’est une conquête récente dont la population est plutôt tartare qu’iranienne d’origine, et que Shire-Ali fait administrer maintenant encore par des chefs indigènes, se contentant d’en recevoir le tribut annuel. Les troupes du tsar ne franchiront pas cette frontière tant que l’émir de Caboul s’abstiendra de la franchir lui-même. L’influence anglaise prédomine en Afghanistan; que le gouvernement anglo-indien sache empêcher l’émir de Caboul de chercher querelle à ses voisins du nord qui seront nos protégés.

Telle parait être l’issue de cette négociation, autant que les dépêches échangées et les déclarations des ministres devant le parlement permettent d’en juger, car il n’y a pas eu de traité. Au reste, il n’y aurait rien de plus lors même que la Russie se serait engagée par écrit à ne point passer l’Oxus; il lui resterait toujours le prétexte d’une provocation. Le traité de Paris, par lequel elle s’engageait, il n’y a pas longtemps, à ne pas avoir d’escadre dans la Mer-Noire, était bien autrement solennel qu’une convention relative aux frontières de l’Asie centrale; l’Angleterre sait comme la Russie s’en est peu embarrassée le jour où elle s’est trouvée d’humeur à s’en délier. Le résultat le plus clair est que le vice-roi se trouve chargé de maintenir la paix entre l’Afghanistan et la Bokharie, deux états où il n’ose faire entrer un soldat, où il n’a même pas de représentant attitré.

Un jour ou l’autre et peut-être dans un avenir très proche, l’attitude des Anglais envers les Afghans devra nécessairement se modifier; sans doute aussi, le gouvernement vice-royal regrettera tant d’occasions perdues. En 1857, Dost-Mohamed, à la veille de guerroyer contre les Persans, avait une entrevue sur la frontière avec le commissaire en chef du Pendjab. Il demandait un subside, qui lui fut accordé, et laissait entendre en outre qu’il prendrait volontiers à sa solde des troupes auxiliaires commandées par des officiers anglais. On n’en tint aucun compte, ce qui fut sans contredit une faute, puisque la présence à Caboul de quelques bataillons fidèles aurait comprimé dans son germe la guerre civile d’où son successeur eut tant de peine à sortir victorieux. Plus récemment, Shire-Ali ne cessa de réclamer le concours de la Grande-Bretagne; ses compétiteurs en demandaient autant de leur côté. Quelle belle occasion d’intervenir en médiateur et de s’assurer un allié fidèle au-delà des montagnes! L’Angleterre pouvait peut-être profiter de la circonstance pour se faire remettre une de ces villes fortes qui sont la clé de l’Afghanistan, non pas Caboul, qui en est la capitale, et qui d’ailleurs est adossé à l’Hindou-Kouch, mais Candahar ou Hérat. Conquérir le pays tout entier eût été une folie, comme les désastres de 1842 l’ont démontré; occuper une forteresse, se réserver une sorte de Gibraltar au cœur de ces montagnes n’eût pas été plus difficile que de s’emparer de l’Abyssinie; c’eût été plus fécond, en conséquences. Sur ces plateaux élevés, sous ce climat salubre, on pouvait attendre de pied ferme les événemens, rendre la Perse neutre en cas de guerre, surveiller les progrès de la Russie et tendre une main amie aux khans de l’Asie centrale. La guerre ne se fait plus, comme au temps passé, avec des multitudes d’hommes armés; il n’est pas probable que les invasions de Timour et de Nadir-Shah se renouvellent. Non, ce qu’il y a lieu de craindre, c’est une armée européenne peu nombreuse et disciplinée, à laquelle il faut des lieux d’étapes, une ligne d’opérations assurée. Avec une forteresse bien approvisionnée, la marche de l’ennemi peut être retardée. En tout cas, la guerre serait reportée en avant des frontières de l’Inde. On conçoit que la Russie trouverait aisément des alliés parmi les peuples barbares de l’Asie centrale en leur faisant voir qu’il est facile de descendre dans les riches plaines de l’Indus et du Gange, où le butin serait abondant. Les entraînerait-elle aussi bien à une guerre de montagnes? Ces réflexions ont été présentées par des généraux de l’armée anglo-indienne, par des administrateurs autorisés ; les gouvernemens de Londres et de Calcutta n’en ont tenu aucun compte. Ils ont répondu qu’il en coûterait trop cher de se lancer si loin en avant, que la situation du budget ne permettait pas d’y consacrer les 2 ou 3 millions de livres sterling nécessaires, que d’ailleurs c’est une chimère de prévoir si longtemps d’avance une guerre contre la Russie sur les pentes de l’Hindou-Kouch. Ils se sont résignés à assister en témoins impassibles aux révolutions récentes de l’Afghanistan et de la Bokharie..

En laissant même de côté toute pensée belliqueuse, cette insouciance ne se justifie pas, car la première préoccupation des Anglais devrait être de créer une voie de communication terrestre entre l’Inde et l’Europe. L’établissement d’un chemin de fer indo-européen leur serait d’un si grand profit qu’il y a sans cesse quelque projet de ce genre en discussion. D’abord ce fut par Scutari, Erzeroum, Téhéran et Hérat; la ligne ne traverse que l’Asie-Mineure et la Perse, mais elle parcourt un sol tellement accidenté que la construction en eût été bien difficile. Depuis que les Russes ont gagné du terrain, d’autres tracés ont été indiqués. Une voie ferrée, venant de l’intérieur de la Russie, atteindra bientôt Vladicaucaz en Circassie. Il serait aisé de la prolonger, à travers un pays plat et peuplé, par Bakou, jusqu’à Recht, l’une des extrémités du vaste réseau de railways que le shah de Perse avait récemment concédé. De Téhéran à la frontière anglo-indienne, par Meched et Hérat, les obstacles sont médiocres, mais la contrée est sujette aux razzias de tribus turbulentes qui n’obéissent à aucun maître. De plus, les provinces du Caucase, la Perse et le Khorassan que traverserait cette ligne sont pauvres et ne fourniraient à la voie projetée qu’un trafic insignifiant.

Il n’en est plus de même, si l’on remonte vers le nord, comme le voudraient les Russes et aussi les Allemands. Il y a longtemps déjà que l’opinion publique s’occupe en Russie d’un chemin de fer vers la Chine à travers la région que le tsar a récemment conquise au sud de la Sibérie. Que cette ligne parte d’Orenbourg ou d’Ekaterinebourg, elle se dirigerait à travers les steppes kirghises vers le lac Balkach et la vallée de l’Illi, où les mines de houille paraissent abondantes, où la vigne, le tabac et l’indigo sont acclimatés. Le mouvement commercial de Tachkend, ville de 100,000 âmes et le principal entrepôt de la Transoxiane, s’opère déjà dans cette direction. De cette grande voie internationale se détacherait comme un embranchement le chemin de fer de M. de Lesseps, qui doit passer par Samarcande et Balk avant d’atteindre l’Hindou-Kouch. Ce railway, qui réunirait l’Europe, l’Inde et la Chine, deviendrait assurément l’artère magistrale du commerce du monde. Les patrons de cette entreprise gigantesque affirment qu’il s’est produit de tels changemens depuis dix ans dans les sociétés de l’Asie centrale que les populations, exposées jadis à des révolutions continuelles et dégradées par le despotisme le plus barbare, accueilleraient maintenant avec joie les ingénieurs européens. Nous craignons qu’il n’y ait beaucoup d’illusions dans ces projets, auxquels on peut reprocher tout au moins d’être prématurés. Le chemin de fer en question ne serait pas plus long sans doute que celui de New-York à San-Francisco, il ne traverserait pas une contrée plus sauvage ni plus accidentée; mais quelle différence entre les points extrêmes! De l’Atlantique au Pacifique, il n’y a qu’une seule et même race, un seul et même peuple plein d’entrain et de vigueur. Entre Orenbourg, Péking et Peshawer, ce sont au contraire des races hostiles, en lutte depuis deux mille ans. Les promoteurs du grand-central asiatique se sont-ils rendu compte de ces difficultés[4] ?

Qu’ils possèdent ou non des chemins de fer, l’Afghanistan et la Bokharie ne peuvent se soustraire plus longtemps à l’influence de la civilisation occidentale; c’est là le point capital. Que ce soit le drapeau russe ou le drapeau britannique qui flotte sur les tours de Bokhara, de Samarcande, de Caboul et de Hérat, il ne nous importe guère, pourvu que cette région soit ouverte aux Européens. Il serait préférable sans doute que ces contrées conservassent leur antique indépendance, sous l’œil et la protection de leurs puissans voisins, et prissent place d’elles-mêmes au milieu des nations civilisées ; mais en seraient-elles capables? Voilà la question. Pourraient-elles s’ouvrir comme la Chine, se régénérer comme le Japon? Les Anglais préfèrent transformer l’Afghanistan par leur exemple et par leurs conseils plutôt que de le soumettre par les armes. Les Russes indiquent assez clairement qu’ils aiment mieux conquérir. Le bassin de l’Oxus, qui a subi tant d’invasions dans les siècles passés, a bien peu de chance d’en éviter maintenant une dernière qui lui apportera la paix et les bienfaits de la civilisation moderne.


H. BLERZY.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Le pays de Khiva, que les géographes grecs appelaient Chorasmia, fut désigné plus tard par les écrivains arabes sous le nom de Kharism que l’usage a fait prévaloir.
  3. Voyez History of Bokhara from the earliest period down to the present, by Arminius Vambéry. Cet ouvrage, composé d’après des manuscrits orientaux peu connus ou récemment découverts, présente sous un jour nouveau le récit des grandes invasions tartares dans la Transoxlaae.
  4. Dans une lettre à lord Granville, que les journaux ont reproduite récemment, M. de Lesseps commet une erreur que les Anglais ne lui pardonneront pas volontiers : « Je ne crois pas, dit-il, qu’il existe des causes sérieuses de conflit entre la Grande-Bretagne et la Russie dans l’Asie centrale. Les deux empires ont un champ assez vaste : l’Angleterre au midi, la Russie au nord de l’Hindou-Kouch. » Les récits qu’on vient de lire expliquent suffisamment que lord Granville conteste aux Russes le droit de s’avancer jusqu’au pied septentrional de l’Hindou-Kouch. La mission du comte Schouvalof à Londres n’a eu d’autre résultat que d’élucider ce point du débat.