Les Rêves morts (Montreuil, deuxième édition)/Dans les Montagnes Rocheuses Canadiennes

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DANS LES MONTAGNES ROCHEUSES CANADIENNES

Dédié à Lord Thomas Shaughnessey Président de la compagnie C. P. R. de 1899 à 1923.

Gigantesque et splendide, en ces lieux, la nature
De sauvage beauté, tout l’an resplendissait :
Les monts changeaient d’aspect, les vallons de verdure,

Sous les regards de Dieu qui seul les connaissait :
Les oiseaux s’abreuvaient à l’onde des fontaines,
Au miroir des étangs, les fleurs se contemplaient,
Ignorant le dépit des rivalités vaines ;
Les ruisseaux, libres, gais, cascadaient, s’en allaient,
Murmurant, en passant, quelque compliment tendre
Aux grives qui piaillaient en folatrant au bain.
Ces coquettes feignaient de ne pas le comprendreLes
oiselles, d’instinct, pratiquent l’art mondain ; Les
papillons, lassés de quelque folle ronde,
Venaient se reposer en l’Eden ignoré :
Le Bonheur était roi, dans cet étrange monde,
Il règnait sans couronne et sans trône doré.
Page vingt-trois

Puis, un jour, l’homme vint mesurer la campagne
Et poser les jalons d’un merveilleux chemin…
Mais fière, devant lui se dressait la montagne !
Rêveur, il la toisa… puis, sans trembler, sa main
Au flane d’un cap altier, traçait une ouverture.
Le ciseau s’enfonça dans le cœur du géant,
Le roc gémit, mais la titanesque coupure
S’élargissait sans cesse, et l’homme triomphant
Eveillait la nature au bruit de sa conquête !
L’écho de ce pays, qui n’avait répété
Que la chanson des nids, les voix de la tempête,
Le cri d’un oiselet par le vent emporté,
Ou, plus complaisamment, le fracas du tonnerre,
Répercuta le son des marteaux, de l’acier ;
La forêt prit le deuil, quand elle vit par texre
Se tordre ses grands pins, et là-bas, le Glacier,
Sous les feux du couchant, eut un éclair de haine…
Un haut pie au front blanc, de colère animé,
Lança, de son sommet, des neiges dans la plaine !
Mais le projet conçu ne fut pas annulé :
L’homme attacha des rails au bord des précipices
Dont nul n’avait jamais sondé la profondeur…
A dompter l’indomptable il faisait ses délices !
Page vingt-quatre

Et, bientôt, à son char attelant la vapeur,
Sur le gouffre conquis, il passait en voiture.
La machine soufflait, en grimpant au rocher,
Mais le génie aidait, dirigeait l’aventure,
Et le destin mauvais n’osa pas le toucher ;
Le soleil se leva sur la tâche achevée.
Il mit des boulons d’or au bout des lourds essieux,
Mêla des tons d’opale à la noire fumée…
Consacrant le travail par un baiser des cieux.
Une grave clameur monta de la vallée,
S’échappa des buissons, sortit du sein des bois Chanson
mystérieuse, adoucie et voilée…
De la nature, enfin, c’était la grande voix
Qui proclamait tout haut la victoire de l’homme.
Et, depuis ce jour-là, docile, au voyageur
Elle offre ses splendeurs, qu’il admire et qu’il nomme
Avec des mots choisis, interdit et songeur.
Quand je vous contemplais, grandioses montagnes,
Dans le rêve empourpré d’un beau soleil couchant,
Je songeais au destin des âmes, vos compagnes,
Qui, voilant un sanglot, font de leur plainte un chant.
Page vingt-cinq