Les Rêves morts (Montreuil, deuxième édition)/La Montagne Castel

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Les Rêves morts Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 26-29).

LA MONTAGNE CASTEL

Dédié à M. J. M. Gibbon, homme de Lettres, Vice-Président de la compagnie C. P. R.

En haut d’une montagne, une artiste nature,
De son cisean géant, a taillé les contours
D’un château féodal. Une étrange sculpture
Festonne les créneaux, les ogives, les tours ;
Du haut des parapets, des chevaliers de pierre
Semblent monter la garde et saluer le Temps,
Unique visiteur de la demeure altière.
Quand l’hiver, à regret, voit le jeune printemps
Déchirer le manteau qui de blanc le recouvre,
L’aigle vient, quelquefois, voler sur les remparts,
Mais la porte, jamais, devant l’homme ne s’ouvre
La joyeuse arrivée et les bruyants départs.
D’un châtelain poudré, suivi d’une cohorte
De hérauts cuirassés, de pages entouré
N’ont jamais résonné sous cette austère porte.
Ses gonds sont de granit et n’ont jamais tourné.
Elle ne garda pas, la porte granitique,
Une princesse aimée et qu’un mari jaloux
Page vingt-six

Enferme, dans l’excès d’un amour tyrannique ;
En l’ombre d’un balcon, nul amant à genoux
Ne jure de sauver la noble prisonnière
Ou de mourir pour elle, en baisant le bouquet
Qu’en un bal somptueux de la saison dernière
Elle laissa tomber pour lui sur le parquet :
Ce château merveilleux dans son architecture,
Comme une femme belle et qui n’a pas de cœur,
Derrière la splendeur de sa fière structure,
N’a pas même une chambre à son intérieur.
La nature en jouant a fait cette merveille
Pour le plaisir des yeux et non pour le repos ;
Elle n’accueille pas, la maison sans pareille,
Le voyageur lassé, le chasseur indispos :
Devant le solennel et vaste paysage,
La nature s’est dit : "Il faudrait un château
Dominant le ravin, la plaine, le bocage
Et l’immense forêt et le simple côteau…"
Puis, dans le granit frane, un sculpteur invisible,
Sans compas, sans équerre, a taillé ce joyau.
De beauté, de grandeur et de force invincible,
Comme un enfant découpe un jone dans un noyau.
Page vingt-sept

Pour que l’illusion de l’œuvre fut complète,
Au flanc de la montagne il a mis des géants,
Dont se profile au loin la haute silhouette :
Semblant se pavaner vainqueurs et triomphants,
Fantassins armurés, chevaliers gigantesques
Ont l’air de mépriser de modernes manants
Du haut de ces grandeurs antiques, pittoresques.
On dirait à les voir un monde de vivants !
Mais tout ceci n’est-il qu’un hasard, un caprice,
Un accident heureux du chaos primitif ?
Ou bien un pharaon, redoutant un complice,
Est-il, dans ce castel, venu, vindicatif,
User la haine dont il avait l’âme pleine ?…
Les colosses de pierre ont-ils, jadis, commu
Les charmes dangereux de quelque antique Hélène ?
Quelque dieu de l’Olympe est-il ici venu
Cacher à l’Empyrée une peine éternelle
Et demander à l’homme un remède à son mal ?
A-t-il, en s’en allant de cette cour mortelle,
Pétrifié les corps, de son souffle infernal ?
Ou bien, le Ciel a-t-il clos un pompeux théâtre
Et fixé les acteurs dans le drame émouvant ?
Page vingt-huit

A-t-il éteint les cœurs, comme un tison dans l’âtre ?
A-t-il, d’un geste obscur, figé le mouvement ?
Mon âme vainement aura voulu te lire,
O grandiose énigme écrite dans le roc,
A creuser ton secret, on est pris de délire :
Mon esprit renonce à t’épeler bloc à bloc.
Page vingt-neuf