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Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 04

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Fayard (p. 43-53).


IV

LA MANADA.


La nuit était splendide, le ciel d’un bleu sombre était plaqué de millions d’étoiles qui déversaient une lumière douce et mystérieuse.

Le silence du désert était traversé par mille souffles mélodieux et animés ; des lueurs filtrant à travers l’ombrage couraient sur l’herbe fine à la manière des deux follets. Sur le rivage opposé de la rivière, de vieux chênes desséchés et moussus se dressaient comme des fantômes et agitaient à la brise leurs longues branches couvertes de lichens et de lianes, mille rumeurs couraient dans l’air, des cris sans nom sortaient des tanières invisibles de la forêt, on entendait les soupirs étouffés du vent dans le feuillage le murmure de l’eau sur les cailloux de la plage, enfin, ce bruit inexplicable et inexpliqué du flot de la vie qui vient de Dieu et que la majestueuse solitude des savanes américaines rend plus imposant.

Le chasseur se laissait malgré lui aller à la toute puissante influence de cette nature primitive qui l’entourait ; en s’y trouvant ainsi plongé, il en percevait par tous les pores la sève fortifiante ; son être tressaillait et s’identifiait à la scène sublime à laquelle il assistait ; une mélancolie douce et rêveuse s’emparait de lui ; si loin des hommes et de leur civilisation étriquée, il se sentait plus près de Dieu, et sa foi naïve s’augmentait de toute l’admiration que lui causaient les secrets à demi dévoilés des grands arcanes de la nature qu’il surprenait pour ainsi dire sur le fait.

C’est que l’âme s’agrandit, les pensées s’élargissent au contact de cette vie nomade, où chaque minute qui s’écoule amène des péripéties nouvelles et imprévues, où à chaque pas l’homme voit le doigt de Dieu empreint d’une manière indélébile sur les paysages abruptes et grandioses qui l’environnent.

Aussi cette existence de périls et de privation a-t-elle, pour ceux qui l’ont essayée, une fois, des charmes et des enivrements sans nom, des joies incompréhensibles qui font que toujours on la regrette, car c’est seulement au désert que l’homme se sent vivre, qu’il prend la mesure de sa force et que le secret de sa puissance lui est révélé.

Les heures s’écoulaient ainsi rapidement pour le chasseur, sans que le sommeil vînt clore sa paupière ; déjà la froide brise du matin faisait frissonner les hautes cimes des arbres et ridait la surface tranquille de la rivière, dont les eaux argentées reflétaient les grandes ombres de ses rives accidentées ; à l’horizon de larges bandes rosées dénonçaient le lever prochain du soleil, le hibou caché sous la feuillée avait à deux reprises salué de son houhoulement mélancolique le retour du jour, il était environ trois heures du matin.

Tranquille quitta le siége rustique sur lequel jusqu’à ce moment il était demeuré dans une complète immobilité, il secoua l’engourdissement qui s’était emparé de lui, et fit quelques pas de long en large sur la plage, afin de rétablir la circulation du sang dans tous ses membres.

Lorsqu’un homme, nous ne dirons pas s’éveille, car le brave Canadien n’avait pas une seconde fermé les yeux pendant le cours de cette longue veille, mais secoue la torpeur dans laquelle le silence, les ténèbres et par-dessus tout le froid pénétrant de la nuit l’ont plongé, il lui faut quelques minutes avant de parvenir à rentrer en possession de toutes ses facultés et rétablir l’équilibre dans son cerveau : ce fut ce qui arriva au chasseur ; cependant, habitué depuis longues années à la vie du désert, ce temps fut moins long pour lui que pour un autre, et bientôt il se retrouva dans la plénitude de son intelligence, aussi alerte, le regard aussi perçant et l’ouïe aussi subtile que le soir précédent ; il se préparait en conséquence à réveiller son compagnon qui dormait toujours de ce bon et réparateur sommeil qui n’est ici-bas le partage que des enfants et des hommes dont la conscience est pure de toute pensée mauvaise, lorsqu’il s’arrêta subitement en prêtant l’oreille avec inquiétude.

Des profondeurs reculées de la forêt qui formait un épais rideau derrière son campement, le Canadien avait entendu s’élever un bruit inexplicable, qui s’augmentait d’instant en instant et prit bientôt les proportions des roulements saccadés du tonnerre.

Ce bruit se rapprochait de plus en plus, c’étaient des piétinements secs et pressés, des froissements et des bruissements d’arbres et de branches, des mugissements sourds et qui n’avaient rien d’humain, enfin, une rumeur sans nom, effroyable et indéfinissable qui, déjà sensiblement rapprochée, résonnait comme le bruit sourd et continu des grandes eaux.

Quoniam, réveillé en sursaut par ce tumulte étrange, se tenait debout, son rifle à la main, l’œil fixé sur le chasseur, prêt à agir au premier signal, sans cependant deviner ce qui se passait, l’esprit encore appesanti par le sommeil et en proie à cette terreur instinctive qui s’empare de l’homme le plus brave lorsqu’il se sent menacé par un danger terrible et inconnu.

Quelques minutes se passèrent ainsi.

— Que faire ? murmura Tranquille avec hésitation, en cherchant mais vainement à explorer du regard les profondeurs de la forêt et à s’expliquer ce qui se passait.

Tout à coup un sifflement aigu éclata à peu de distance.

— Ah ! s’écria Tranquille avec un mouvement de joie en redressant subitement la tête, je vais donc enfin savoir à quoi m’en tenir.

Et portant ses doigts à sa bouche, il imita le cri du héron ; au même instant un homme s’élança de la forêt et en deux bonds de tigre, il se trouva aux côtés du chasseur.

— Ooah ! s’écria-t-il, que fait donc ici mon frère ?

Cet homme était le Cerf-Noir.

— Je vous attends, chef, répondit le Canadien.

Le Peau-Rouge était un homme de vingt-six à vingt-sept ans, d’une taille moyenne, mais parfaitement proportionnée, il portait, le grand costume de guerre de sa nation, et il était peint et armé comme s’il eût été en expédition ; son visage était beau, ses traits intelligents, empreints d’une suprême majesté, sa physionomie loyale respirait la bravoure et la bonté.

En ce moment, il semblait en proie à une agitation d’autant plus extraordinaire que les Peaux-Rouges se font un point d’honneur de ne se laisser jamais émouvoir par aucun événement quelque terrible qu’il soit, ses yeux lançaient des éclairs, sa parole était brève, saccadée, sa voix avait un accent métallique.

— Vite ! dit il, nous avons perdu trop de temps déjà !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Tranquille.

— Les bisons ! dit le chef.

— Oh ! oh ! s’écria Tranquille avec terreur.

Il avait compris ; ce bruit qu’il entendait depuis quelque temps déjà était causé par une manada (troupe) de bisons, qui accouraient de l’est se rendant probablement dans les hautes prairies de l’ouest.

Ce que le chasseur avait si promptement deviné, a besoin d’être brièvement expliqué au lecteur, afin qu’il puisse comprendre à quel terrible danger se trouvaient subitement exposés nos personnages.

On nomme manada dans les anciennes possessions espagnoles une réunion de plusieurs milliers d’animaux sauvages ; les bisons, dans leurs migrations périodiques pendant la saison des amours, se réunissent parfois en manadas de quinze et vingt mille individus qui forment une troupe compacte et voyageant de conserve ; ces animaux vont toujours droit devant eux, serrés les uns contre les autres, ils franchissent tout, renversent tous les obstacles qui s’opposent à leur passage : malheur au téméraire qui tenterait d’arrêter ou de changer la direction de leur course furibonde, il serait broyé comme un fétu de paille sous les pieds de ces stupides animaux qui passeraient dessus son corps sans même l’apercevoir.

La position de nos personnages était donc fort critique, car le hasard les avait placés juste en face d’une manada qui arrivait sur eux avec la rapidité de la foudre.

Toute fuite était impossible, il n’y fallait pas songer, résister était plus impossible encore.

Le bruit se rapprochait avec une effrayante rapidité, déjà on entendait distinctement les mugissements sauvages des bisons, mêlés aux aboiements des loups rouges, et aux miaulements saccadés des jaguars qui voltigeaient sur les flancs de la manada et chassaient les retardataires ou ceux qui s’écartaient imprudemment à droite ou à gauche.

Un quart d’heure à peine et c’en était fait, la hideuse avalanche apparaissait balayant tout sur son passage avec cette force irrésistible de la brute que rien ne peut vaincre.

Nous le répétons, la position était critique.

Le Cerf-Noir se rendait au rendez-vous que lui-même avait assigné au chasseur canadien, déjà il n’était plus éloigné que de trois ou quatre lieues de l’endroit où il comptait rencontrer son ami, lorsque son oreille exercée avait saisi le bruit de la course furibonde des bisons. Cinq minutes lui avaient suffi pour comprendre l’imminence du danger qui menaçait le chasseur ; avec cette rapidité de décision qui caractérise les Peaux-Rouges dans les cas extrêmes, il avait résolu d’avertir son ami, de le sauver ou de périr avec lui ; alors il s’était élancé en avant, franchissant avec une rapidité vertigineuse l’espace qui le séparait du lieu du rendez-vous, n’ayant plus qu’une pensée, distancer la manada de façon à ce que le chasseur pût se sauver ; malheureusement, quelque rapide qu’eût été sa course, et les Indiens sont renommés pour leur fabuleuse agilité, il n’avait pu arriver assez à temps pour mettre en sûreté celui qu’il voulait sauver.

Lorsque le chef, après avoir averti le chasseur, eût reconnu l’inutilité de ses efforts, une réaction subite s’opéra en lui, ses traits animés par l’inquiétude reprirent leur rigidité habituelle, un sourire triste glissa sur ses lèvres dédaigneuses, il se laissa aller sur le sol en murmurant d’une voix sombre :

— Le Wacondah n’a pas voulu !

Mais Tranquille n’accepta pas la position avec cette résignation et ce fatalisme, le chasseur appartenait à cette race d’hommes énergiques, dont le caractère fortement trempé ne se laisse jamais abattre et qui luttent jusqu’au dernier souffle.

Lorsqu’il vit que le Peau-Rouge avec le fatalisme particulier à sa race abandonnait la partie, il résolut de faire un suprême effort et de tenter l’impossible.

À une vingtaine de pas en avant de l’endroit où le chasseur avait établi son campement, se trouvaient plusieurs chênes-saules renversés sur le sol, morts de vieillesse et pour ainsi dire empilés les uns sur les autres, puis derrière cette espèce de retranchement naturel un bouquet de cinq ou six chênes poussaient isolés de tous les autres et formant une espèce d’oasis au milieu des sables de la plage de la rivière.

— Alerte ! cria le chasseur, Quoniam, ramassez le plus de bois mort que vous trouverez et venez ici ; chef, faites de même.

Les deux hommes obéirent sans comprendre, mais rassurés par le sang-froid de leur compagnon.

En quelques minutes un amas considérable de bois mort fut empilé au-dessus des chênes renversés.

— Bon ! cria le chasseur, vive Dieu ! tout n’est pas perdu encore, bon courage !

Portant alors sur ce bûcher improvisé les restes du feu allumé par lui à son campement pour combattre le froid de la nuit, il attisa et aviva le feu avec des matières résineuses, et en moins cinq minutes une large colonne s’éleva en tourbillonnant vers le ciel et forma bientôt un rideau épais et large de plus de dix mètres.

— En retraite ! en retraite, s’écria le chasseur, suivez-moi.

Le Cerf-Noir et Quoniam s’élancèrent sur ses pas.

Le Canadien n’alla pas loin ; arrivé au bouquet d’arbres dont nous avons parlé, il grimpa sur le plus gros avec une adresse et une agilité sans égales et bientôt lui et ses compagnons se trouvèrent perchés cinquante mètres en l’air, confortablement établis sur de fortes branches et cachés complètement par le feuillage.

— Là, fit le Canadien avec le plus grand sang-froid, voici notre dernière ressource : dès que la colonne apparaîtra, feu sur les éclaireurs ; si la lueur des flammes effraie les bisons nous sommes sauvés, sinon, nous n’aurons plus qu’à mourir. Mais du moins nous aurons fait tout ce qui nous aura été possible pour sauver notre vie.

Le feu allumé par le chasseur avait pris des proportions gigantesques ; il s’était étendu de proche en proche, enflammant des herbes et les buissons, et bien que trop éloigné de la forêt pour pouvoir l’incendier, il forma bientôt un rideau de flammes de près d’un quart de mille, dont les lueurs rougeâtres teignaient au loin le ciel et imprimaient au paysage un cachet de saisissante et sauvage grandeur.

De l’endroit où les chasseurs s’étaient réfugiés ils dominaient cet océan de flammes qui ne pouvait les atteindre et planaient complétement sur sa fournaise.

Tout à coup un craquement terrible se fit entendre et l’avant-garde de la manada apparut sur la lisière de la forêt.

— Attention ! s’écria le chasseur en épaulant son rifle.

Les bisons surpris à l’improviste par la vue de ce mur de flamme qui s’élevait subitement devant eux, éblouis par la lueur éclatante du feu, en même temps que brûlés par sa chaleur extrême, hésitèrent un instant comme s’ils se fussent consultés, puis soudain ils se ruèrent en avant avec une aveugle fureur en poussant des bramements de colère.

Trois coups de feu éclatèrent.

Les trois bisons les plus avancés tombèrent en se roulant dans les angoisses de l’agonie.

— Nous sommes perdus, dit froidement Tranquille.

Les bisons avançaient toujours.

Mais bientôt la chaleur devint insupportable ; la fumée, poussée par la brise dans la direction de la manada, aveugla les animaux, alors une réaction s’opéra ; il y eut un temps d’arrêt suivi bientôt d’un mouvement de recul.

Les chasseurs, la poitrine haletante, suivaient d’un regard anxieux les péripéties étranges de cette scène terrible. C’était une question de vie ou de mort qui se décidait en ce moment pour eux, leur existence ne tenait plus qu’à un fil.

Cependant la masse poussait toujours en avant. Les animaux qui guidaient la manada ne purent résister au choc de ceux qui les suivaient ; ils furent renversés et foulés aux pieds, par ceux qui venaient derrière, mais ceux-là, saisis à leur tour par la chaleur, voulurent aussi rebrousser chemin ; dans cet instant suprême quelques bisons se débandèrent à droite et à gauche : c’en fut assez, les autres les suivirent ; alors deux courants s’établirent de chaque côté du feu et la manada coupée en deux s’écoula comment un torrent qui a brisé ses digues, se rejoignant sur la rive et franchissant la rivière en colonne serrée.

C’était un horrible spectacle que celui qu’offrait cette manada fuyant épouvantée avec des cris de terreur, poursuivie par les fauves et enserrant, au milieu d’elle, le feu allumé par le chasseur, et qui semblait un lugubre phare destiné à éclairer la route.

Bientôt ils plongèrent dans la rivière qu’ils traversèrent en ligne droite, et leur longue colonne brune serpenta sur l’autre rive où la tête de la manada ne tarda pas à disparaître.

Les chasseurs étaient sauvés grâce à la présence d’esprit et au sang-froid du Canadien ; cependant, pendant près de deux heures encore, ils demeurèrent blottis au milieu des branches qui les abritaient.

Les bisons continuaient à passer à droite et à gauche. Le feu avait fini par s’éteindre faute d’aliments ; mais désormais la direction était donnée, et en arrivant au brasier qui n’était qu’un monceau de cendres, la colonne se séparait d’elle-même en deux parties et filait à droite et à gauche.

Enfin l’arrière-garde apparut harcelée par les jaguars qui bondissaient sur ses flancs et ses derrières, puis ce fut tout. Le désert dont le silence avait été un instant troublé retomba dans son calme habituel, seulement une large sente tracée au milieu de la forêt et jonchée d’arbres brisés attesta seule le passage furibond de cette troupe désordonnée.

Les chasseurs respirèrent ; maintenant ils pouvaient, sans danger, quitter leur forteresse aérienne et redescendre sur le sol.