Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 05

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Fayard (p. 53-64).


V

LE CERF-NOIR.


Aussitôt que nos trois personnages eurent mis pied à terre, ils rassemblèrent les tisons épars du brasier presque éteint afin d’allumer le feu sur lequel devait cuire le déjeuner.

Les vivres ne leur faisant pas faute, ils ne furent pas obligés de recourir à leurs provisions particulières, plusieurs bisons étendus sans vie leur offraient à profusion le mets le plus succulent du désert.

Pendant que Tranquille s’occupait à préparer convenablement une bosse de bison, le noir et le Peau-Rouge s’examinaient avec une curiosité qui se trahissait par des exclamations de surprise de part et d’autre.

Le nègre riait comme un fou en considérant l’aspect étrange du guerrier indien dont le visage était peint de quatre couleurs différentes, et qui portait un costume si étrange aux yeux du brave Quoniam, qui jamais, nous l’avons dit, ne s’était encore rencontré avec des Indiens.

Celui-ci manifestait son étonnement d’une manière différente ; après être resté longtemps immobile à regarder le nègre, il s’approcha de lui, et sans prononcer un mot, il saisit le bras de Quoniam et commença à le frotter de toutes ses forces avec un pan de sa robe de bison.

Le nègre, qui d’abord s’était prêté de bonne grâce à la fantaisie de l’Indien, ne tarda pas à s’impatienter ; il chercha d’abord à se dégager, mais sans pouvoir y réussir ; le chef le tenait ferme et procédait consciencieusement à sa singulière opération. Cependant le nègre, que ce frottement continuel commençait non-seulement à incommoder, mais encore à faire singulièrement souffrir, se mit à pousser des cris horribles en faisant les plus grands efforts pour échapper à son impassible bourreau.

L’attention de Tranquille fut éveillée par les cris de Quoniam ; il releva vivement la tête, et accourut en toute hâte pour délivrer le nègre qui roulait des yeux effarés, sautait de côté et d’autre, et hurlait comme un damné.

— Pourquoi mon frère tourmente-t-il ainsi cet homme ? demanda le Canadien en s’interposant.

— Moi, répondit le chef avec surprise ; je ne le tourmente pas ; son déguisement n’est pas nécessaire, je le lui ôte.

— Comment, mon déguisement ! s’écria Quoniam.

Tranquille lui imposa silence d’un geste.

— Cet homme n’est pas déguisé, continua-t-il.

— À quoi bon se peindre ainsi tout le corps ? reprit opiniâtrement le chef, les guerriers ne se peignent que le visage.

Le chasseur ne put retenir un éclat de rire.

— Mon frère se trompe, dit-il, dès qu’il eut repris son sérieux, cet homme appartient à une race à part ; le Wacondah lui a fait la peau noire, de même qu’il a fait celle de mon frère rouge et la mienne blanche ; tous les frères de cet homme sont de sa couleur, le Grand-Esprit l’a voulu ainsi, afin de ne pas les confondre avec les nations Peaux-Rouges et les Visages-Pâles ; que mon frère regarde sa robe de bison, il verra que pas la moindre parcelle de noir ne s’y est attaché.

— Oeht ! fit l’Indien en baissant la tête comme un homme placé devant un problème insoluble, le Wacondah peut tout !

Et il obéit machinalement au chasseur en jetant un regard distrait sur le pan de sa robe qu’il n’avait pas encore songé à lâcher.

— Maintenant, continua Tranquille, veuillez, chef, considérer cet homme comme un ami, et faire pour lui ce que vous feriez au besoin pour moi, je vous en aurai la plus grande obligation.

Le chef s’inclina avec grâce et tendant la main au nègre :

— Les paroles de mon frère le chasseur raisonnent à mon oreille avec la douceur du chant du centonztle, dit-il. Wah-rush-a-menec (le Cerf-Noir) est un sachem dans sa nation, sa langue n’est pas fourchue et les paroles que souffle sa poitrine sont claires, car elles viennent de son cœur ; la Face-Noire aura sa place au feu du conseil des Pawnées, car à partir de ce moment il est l’ami d’un chef.

Quoniam salua l’Indien et répondit chaleureusement à son serrement de main.

— Je ne suis qu’un pauvre noir, dit-il, mais mon cœur est pur et mon sang coule aussi rouge dans mes veines que si j’étais blanc ou Indien, tous deux avez droit à me demander ma vie, je vous la donnerai avec joie.

Après cet échange mutuel d’assurance d’amitié, les trois hommes s’accroupirent sur le sol et se mirent en devoir de déjeuner.

Grâce aux émotions de la matinée, les aventuriers avaient un appétit féroce ; ils firent honneur à la bosse de bison qui disparut presque entièrement sous leurs attaques réitérées, et qu’ils arrosèrent de quelques cornes d’eau coupée avec du rhum dont Tranquille avait une petite provision dans une gourde pendue à sa ceinture.

Lorsque le repas fut terminé, les pipes furent allumées et chacun se mit à fumer silencieusement et avec cette gravité particulière aux gens qui vivent dans les bois.

Lorsque la pipe du chef fut éteinte il en secoua la cendre sur le pouce de la main gauche, repassa le tuyau à sa ceinture, et se tournant vers Tranquille :

— Mes frères veulent-ils tenir conseil ? dit-il.

— Oui, répondit le Canadien ; lorsque je vous ai quitté sur le Haut-Missouri, à la fin de la lune de Mikini-Quisis (mois des fruits brûlés, juillet), vous m’avez donné rendez-vous à la crique des chênes-saules morts de la rivière de l’élan, pour le dix septembre, jour de la lune de Inaqui-Quisis (mois des feuilles tombantes, septembre), deux heures avant le lever du soleil ; chacun de nous a été exact ; j’attends maintenant qu’il vous plaise de m’expliquer, chef, pourquoi vous m’avez assigné ce rendez-vous.

— Mon frère a raison, le Cerf-Noir parlera.

Après avoir prononcé ces paroles, le visage de l’Indien sembla s’assombrir et il tomba dans une rêverie profonde que ses compagnons respectèrent attendant patiemment qu’il reprît la parole.

Enfin après environ un quart d’heure, le chef indien passa sa main sur son front à plusieurs reprises, leva la tête, jeta un regard investigateur autour de lui, et se décida à parler, mais d’une voix basse et contenue, comme si, même dans ce désert, il eût redouté que ses paroles tombassent dans des oreilles ennemies.

— Mon frère le chasseur me connaît depuis l’enfance, dit-il, puisqu’il a été élevé par les sachems de ma nation ; je ne lui dirai donc rien de moi. Le grand chasseur pâle a un cœur indien dans la poitrine ; le Cerf-Noir lui parlera comme un frère à un frère. Il y a trois lunes, le chef chassait avec son ami l’élan et le daim dans les prairies du Missouri, lorsqu’un guerrier pawnée arriva à toute bride, prit le chef en particulier et causa secrètement avec lui pendant de longues heures ; mon frère se souvient-il de cela ?

— Parfaitement, chef, je me souviens qu’après cette longue conversation le Renard-Bleu, car tel était le nom du guerrier pawnée, partit aussi rapidement qu’il était venu, et mon frère qui jusqu’à ce moment avait été gai et enjoué devint subitement triste ; malgré les questions que j’adressai à mon frère, il ne voulut pas me faire connaître la cause de cette subite tristesse et le lendemain au soleil il me quitta en me donnant rendez-vous ici pour aujourd’hui.

— Oui, répondit l’Indien, cela est exact, les choses se sont passées ainsi, mais ce qu’alors je ne pouvais pas dire, je vais maintenant l’apprendre à mon frère.

— Mes oreilles sont ouvertes, répondit le chasseur en s’inclinant, je crains que mon frère n’ait malheureusement que de mauvaises nouvelles à me donner.

— Mon frère jugera, dit-il : Voilà les nouvelles que m’apporta le Renard-Bleu. Un jour un visage pâle des Longs-Couteaux de l’Ouest était arrivé sur les bords de la rivière de l’Elk où s’élevait le village des Pawnées-Serpents, suivi d’une trentaine de guerriers des Visages-Pâles, de plusieurs femmes et de grandes maisons médecines traînées par des bisons rouges sans bosse et sans crinière. Ce Visage-Pâle s’arrêta à deux portées de flèches du village de ma nation sur la rive opposée de la rivière, alluma des feux et campa. Mon père, ainsi que mon frère le sait, était le premier sachem de la tribu ; il monta à cheval, et, suivi de quelques guerriers, il traversa la rivière, et se présenta à l’étranger afin de lui souhaiter la bienvenue sur le territoire de chasse de notre nation et de lui offrir les rafraîchissements dont il pourrait avoir besoin.

Ce Visage-Pâle était un homme de haute taille, aux traits durs et accentués. La neige de plusieurs hivers avait blanchi sa chevelure. Il se mit à rire aux paroles de mon père et lui répondit : Êtes-vous le chef des Peaux-Rouges de ce village ? — Oui, dit mon père. Alors le Visage-Pâle sortit de ses vêtements un grand collier[1], sur lequel étaient dessinées des figures étranges, et le montrant à mon père : Votre grand-père pâle, des États-Unis, lui dit-il, m’a donné la propriété de toutes les terres qui s’étendent depuis la chute de l’antilope jusqu’au lac aux bisons ; voici, ajouta-t-il en frappant avec le dos de la main sur le collier, ce qui prouve mon droit.

Mon père et les guerriers qui l’accompagnaient se mirent à rire.

— Notre grand-père pâle, répondit-il, ne peut donner ce qui ne lui appartient pas ; cette terre dont vous parlez forme les territoires de chasse de ma nation depuis que la grande tortue est sortie du sein de la mer pour soutenir le monde sur son écaille.

— Je n’entends pas ce que vous me dites, reprit le visage pâle, je sais seulement que cette terre m’a été donnée et que si vous ne consentez pas à vous retirer et à m’en laisser la libre jouissance, je saurai vous y contraindre.

— Oui, interrompit Tranquille, voilà le système de ces hommes : le meurtre et la rapine.

— Mon père se retira, continua l’Indien, sous le coup de cette menace ; immédiatement les guerriers prirent les armes, les femmes furent cachées dans une caverne, et la tribu se prépara à la résistance. Le lendemain, au point du jour, les Visages-Pâles traversèrent la rivière et attaquèrent le village. Le combat fut long et acharné ; il dura tout l’espace compris entre deux soleils ; mais que pouvaient faire de pauvres Indiens contre les Visages-Pâles, armés de rifles ? Ils furent vaincus et forcés de prendre la fuite ; deux heures plus tard leur village était réduit en cendres, et les os des ancêtres jetés aux quatre vents. Mon père avait été tué dans la bataille.

— Oh ! s’écria le Canadien avec douleur.

— Ce n’est pas tout, reprit le chef ; les visages pâles découvrirent la caverne où s’étaient réfugiées les femmes de la tribu, elles furent toutes ou du moins presque toutes, car dix ou douze tout au plus réussirent à s’échapper en emportant leurs papous (enfants), elles furent, dis-je, massacrées de sang-froid avec tous les raffinements de la plus horrible barbarie.

Après avoir prononcé ces paroles, le chef cacha sa tête dans sa robe de bison, et ses compagnons entendirent les sanglots qu’il cherchait vainement à étouffer.

— Voilà, reprit-il au bout d’un instant, les nouvelles que me communiqua le Renard-Bleu : mon père était mort dans ses bras en me léguant sa vengeance ; mes frères poursuivis comme des bêtes fauves par leurs féroces ennemis, contraints de se cacher au fond des forêts les plus impénétrables, m’avaient élu pour chef ; j’acceptai en faisant jurer aux guerriers de ma nation de venger, sur les Visages-Pâles qui se sont emparés de notre village et ont massacré nos frères, le mal qu’il nous ont fait ; depuis notre séparation je n’ai pas perdu un instant pour rassembler tous les éléments de ma vengeance. Aujourd’hui tout est prêt, les Visages-Pâles se sont endormis dans une trompeuse sécurité, leur réveil sera terrible. Mon frère me suivra-t-il ?

— Oui pardieu ! je vous suivrai, chef, et je vous aiderai de tout mon pouvoir, répondit résolument Tranquille, car votre cause est juste, mais à une condition.

— Que mon frère parle.

— La loi du désert dit œil pour œil, dent pour dent, cela est vrai, mais vous pouvez vous venger sans déshonorer votre victoire par d’inutiles barbaries ; ne suivez pas l’exemple qui vous a été donné, soyez humain, chef, le Grand-Esprit sourira à vos efforts et vous sera favorable.

— Le Cerf-Noir n’est pas cruel, répondit le chef, il laisse cela aux Visages-Pâles, il ne veut que la justice.

— Ce que vous dites-là est bien, chef, je suis heureux de vous entendre parler ainsi, mais vos mesures sont-elles bien prises, vos forces sont-elles assez considérables pour vous assurer le succès. Vous savez que les Visages-Pâles sont nombreux, ils ne laissent jamais une agression impunie ; vous devez vous attendre, quoi qu’il arrive, à de terribles représailles.

L’Indien sourit avec dédain.

— Les Grands-Couteaux de l’ouest sont des chiens et des lapins poltrons ; les femmes des Pawnées leur donneront des jupons, répondit-il ; le Cerf-Noir ira avec sa tribu s’établir dans les grandes prairies des Comanches qui les recevront comme des frères, et les Faces-Pâles de l’ouest ne sauront où les trouver.

— Ceci est assez bien imaginé, chef, mais depuis que vous avez été chassé de votre village, n’avez-vous pas entretenu des espions auprès des Américains, afin de vous tenir au courant de leurs actions ? Cela était important pour la réussite de vos projets postérieurs.

Le Cerf-Noir sourit, mais sans répondre, d’où le Canadien conclut que le Peau-Rouge avait, avec cette sagacité et cette patience qui caractérisent les hommes de sa race, pris toutes les précautions nécessaires pour assurer la réussite du coup de main qu’il voulait tenter contre le nouveau défrichement.

Tranquille, par l’éducation à demi indienne qu’il avait reçue et par la haine héréditaire qu’en vrai Canadien il portait à la race anglo-saxonne, était on ne peut mieux disposé à aider franchement le chef Pawnée de tirer des Nord-Américains une éclatante vengeance des insultes qu’il en avait reçues, mais avec cette rectitude de jugement qui faisait le fond de son caractère, il ne voulait pas laisser les Indiens se porter sur leurs ennemis à ces atroces cruautés auxquelles ils se laissent trop souvent aller dans le premier enivrement de la victoire ; aussi la détermination qu’il avait prise avait-elle un double but, d’abord celui d’assurer s’il était possible le succès de ses amis, ensuite d’user de toute l’influence qu’il possédait sur eux pour les retenir après le combat et les empêcher d’assouvir leur rage sur les vaincus et surtout sur les femmes et les enfants.

Du reste, il ne s’en cacha pas auprès du Cerf-Noir et posa, ainsi que nous l’avons vu, comme condition expresse de sa coopération, qui certes n’était pas à dédaigner pour les Indiens, qu’aucune cruauté inutile ne serait commise.

Quoniam n’y mit pas, de son côté, tant de façon ; ennemi naturel des blancs et surtout des Nord-Américains, il saisit avec empressement l’occasion de leur faire le plus de mal possible et de se venger des mauvais traitements qu’il avait endurés, sans se donner la peine de réfléchir que les gens contre lesquels il allait combattre étaient innocents des injures qu’il avait reçues : ces individus étaient des Nord-Américains, cette raison était plus que suffisante pour justifier aux yeux du vindicatif nègre la conduite qu’il se proposait de tenir lorsque le moment serait venu.

Au bout de quelques instants le Canadien reprit la parole.

— Où sont vos guerriers ? demanda-t-il au chef.

— Je les ai laissés à trois soleils de marche de l’endroit où nous sommes ; si mon frère n’a plus rien qui le retienne ici, nous nous mettrons en marche immédiatement afin de les rejoindre le plus tôt possible, mon retour est impatiemment attendu de mes guerriers.

— Partons alors, fit le Canadien, la journée n’est pas encore avancée, il est inutile que nous perdions notre temps à bavarder comme de vieilles femmes curieuses.

Les trois hommes se levèrent, bouclèrent leur ceinture, jetèrent leur rifle sur l’épaule, s’enfoncèrent à grands pas dans la sente tracée à travers la forêt par la manada des bisons et bientôt ils eurent disparu sous le couvert.


  1. Lettre.