Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 06
VI
LA CONCESSION.
Nous abandonnerons pendant quelques instants nos trois voyageurs et usant de notre privilège de conteur, nous transporterons la scène de notre récit quelques centaines de milles plus loin, dans une riche et verdoyante vallée du haut Missouri, cette majestueuse rivière aux eaux claires et limpides, sur les bords de laquelle s’élèvent aujourd’hui tant de villes et de villages prospères, que sillonnent dans tous les sens les magnifiques steam-boats américains, mais qui, à l’époque où se passe notre histoire, était encore presque inconnue et ne reflétait dans ses eaux profondes que les hautes et épaisses ramures des sombres et mystérieuses forêts vierges qui couvraient ses rives.
À l’extrémité d’une fourche formée par deux affluents assez considérables du Missouri, se déroule une vaste vallée bornée d’un côté par des montagnes abruptes et de l’autre par une longue file de hautes collines boisées.
Cette vallée couverte presque en entier d’épaisses forêts remplies de gibier de toute sorte, était un rendez-vous de prédilection des Indiens Pawnées, dont une tribu nombreuse, celle des Serpents, s’était même établie à demeure à l’angle de la fourche, afin d’être plus près de son territoire de chasse de prédilection. Le village des Indiens était assez considérable, il comptait environ trois cent cinquante feux, ce qui est énorme pour les Peaux-Rouges, qui généralement n’aiment pas se réunir en grand nombre au même endroit, de crainte de souffrir de la famine ; mais la position du village était si bien choisie, que cette fois les Indiens avaient dérogé à leurs habitudes ; en effet, d’un côté la forêt leur fournissait plus de gibier qu’ils n’en pouvaient consommer, de l’autre, la rivière abondait en poissons de toutes sortes d’un goût délicieux, et les prairies qui les environnaient étaient couvertes pendant toute l’année d’une herbe haute et drue qui offrait des pâturages excellents aux chevaux ; depuis plusieurs siècles peut-être, les Pawnées-Serpents s’étaient définitivement fixés dans cette bienheureuse vallée qui, grâce à sa position abritée de toutes parts, jouissait d’un climat doux et exempt de ces grandes perturbations atmosphériques qui si souvent bouleversent les hautes latitudes américaines. Les Indiens vivaient là tranquilles et ignorés, s’occupant de chasse et de pêche, envoyant au loin chaque année de petites troupes de jeunes gens suivre le sentier de la guerre sous les ordres des chefs les plus renommés de la nation.
Tout à coup cette existence paisible avait été troublée sans retour ; le meurtre et l’incendie s’étaient étendus comme un sinistre linceul sur la vallée ; le village avait été détruit de fond en comble et ses habitants massacrés sans pitié.
Les Américains du Nord avaient enfin eu connaissance de cet Éden ignoré, et comme toujours ils avaient signalé leur présence sur ce coin de terre nouveau pour eux, et leur prise de possession par le vol, le rapt et l’assassinat.
Nous ne reviendrons pas ici sur le récit fait au Canadien par le Cerf-Noir, nous nous bornerons seulement à constater que ce récit était vrai de tout point et qu’en le faisant, le chef, loin de l’assombrir par des exagérations emphatiques, l’avait au contraire adouci avec une justice et une impartialité peu communes.
Nous pénétrerons dans la vallée trois mois environ après l’arrivée, si fatale aux Peaux-Rouges, des Américains, et nous décrirons en peu de mots la façon dont ceux-ci s’étaient établis sur le territoire dont ils avaient chassé si cruellement les légitimes propriétaires.
À peine maîtres sans conteste du terrain, les Américains avaient commencé ce qu’on appelle un défrichement.
Le gouvernement des États-Unis avait, il y a une trentaine d’années, et a probablement encore l’habitude, aujourd’hui, de récompenser les services de ses anciens officiers en leur faisant des concessions de terres sur les frontières de la République les plus menacées par les Indiens. Cette coutume avait le double avantage d’étendre peu à peu les limites du territoire américain en refoulant les Peaux-Rouges dans les déserts et de ne pas abandonner sans ressources, dans leurs vieux jours, de braves soldats qui, pendant la plus grande partie de leur vie, avaient noblement versé leur sang pour leur patrie.
Le capitaine Jam Watt était le fils d’un officier distingué de la guerre de l’indépendance ; le colonel Lionel Watt, officier d’ordonnance de Washington, avait, aux côtés de ce célèbre fondateur de la République américaine, assisté à toutes les batailles livrées aux Anglais ; blessé grièvement au siège de Boston, il avait, à son grand regret, été contraint de rentrer dans la vie privée ; mais, fidèle à ses principes de loyauté, aussitôt que son fils James eut atteint sa vingtième année, il lui fit prendre sa place sous les drapeaux.
À l’époque où nous les mettons en scène, James Watt était un homme de quarante-cinq ans environ, bien qu’il en parût dix de plus au moins, à cause des fatigues sans nombre du dur métier des armes dans lequel s’était écoulée sa jeunesse.
C’était un homme de cinq pieds huit pouces, fortement charpenté, large d’épaules, sec, nerveux, et doué d’une santé de fer ; son visage dont les lignes étaient d’une rigidité extrême, était empreint de cette expression d’énergique volonté mêlée d’insouciance, trait particulier aux physionomies des hommes dont l’existence n’a été qu’une suite continuelle de dangers surmontés. Sa chevelure courte et grisonnante, son teint hâlé, ses yeux noirs et perçants, sa bouche bien fendue, mais aux lèvres un peu minces, imprimaient à sa figure une expression de sévérité inflexible qui ne manquait pas de grandeur.
Le capitaine Watt, marié depuis deux ans à une charmante jeune fille qu’il adorait, était père de deux enfants, un garçon et une fille.
Sa femme, nommée Fanny, était sa parente éloignée. Elle était brune avec de ravissants yeux bleus, douce et modeste. Bien que beaucoup plus jeune que son mari, puisqu’elle n’avait pas encore vingt-deux ans, Fanny éprouvait pour lui la plus profonde et la plus sincère affection.
Lorsque le vieux soldat s’était vu père, qu’il avait commencé à éprouver les joies intimes de la famille, une révolution s’était opérée en lui, il avait subitement pris l’état militaire en dégoût et n’avait plus désiré que les joies tranquilles du foyer.
James Watt était un de ces hommes pour lesquels de la conception à l’exécution d’un projet il n’y a qu’un pas. Aussi, à peine la pensée de se retirer du service lui fût-elle venue, qu’il l’exécuta immédiatement, résistant à toutes les remontrances et à toutes les objections que lui faisaient ses amis.
Cependant, bien que le capitaine désirât rentrer dans la vie privée, il n’entendait en aucune façon quitter le harnais militaire pour endosser l’habit du citadin. La vie monotone des villes de l’Union n’avait rien de bien séduisant pour un vieux soldat dont l’agitation et le mouvement avaient été pour ainsi dire l’état normal pendant tout le cours de son existence.
En conséquence, après y avoir mûrement réfléchi, il s’arrêta à un moyen terme qui, dans son opinion, devait remédier à ce que la vie civile aurait eu pour lui de trop simple et de trop tranquille.
Ce moyen était de solliciter une concession sur la frontière indienne, de défricher cette concession avec ses engagés et ses domestiques et de vivre là heureux et occupé, comme un seigneur du moyen-âge au milieu de ses vassaux.
Cette idée souriait d’autant plus au capitaine qu’il lui semblait que, de cette façon, il continuait, en quelque sorte, à servir activement son pays puisqu’il plantait les premiers jalons d’une prospérité future et faisait éclore les premières lueurs de la civilisation sur des terres livrées encore à toutes les horreurs de la barbarie.
Le capitaine avait longtemps été occupé, avec sa compagnie, à défendre les frontières de l’Union contre les déprédations continuelles des Peaux-Rouges et à s’opposer à leurs incursions ; il avait donc une connaissance superficielle, il est vrai, mais suffisante des mœurs indiennes et des moyens qu’il fallait employer pour ne pas être inquiété par ces remuants voisins.
Dans le cours des nombreuses expéditions que son service l’avait contraint de faire, le capitaine avait visité bien des plaines fertiles, bien des territoires dont l’aspect lui avait plu, mais il en était un surtout dont le souvenir était opiniâtrement demeuré gravé dans sa mémoire, c’était celui d’une délicieuse vallée qu’il avait entrevue un jour comme dans un rêve, à la suite d’une partie de chasse faite en compagnie d’un coureur des bois, chasse qui avait duré plus de trois semaines, et l’avait insensiblement amené plus loin que jamais homme civilisé n’était parvenu avant lui dans le désert.
Depuis plus de vingt ans qu’il n’avait pas revu cette vallée, il se la rappelait comme s’il l’eût quittée la veille, la voyant pour ainsi dire jusque dans ses plus minces détails ; cette obstination de sa mémoire à lui représenter constamment ce coin de terre, avait fini par frapper l’imagination du capitaine de telle sorte que lorsqu’il eut pris la résolution de quitter le service et de demander une concession, ce fut là et non ailleurs qu’il prétendit se retirer.
James Watt avait de nombreux protecteurs dans les bureaux de la Présidence, d’ailleurs les services de son père et les siens propres parlaient hautement en sa faveur, il n’éprouva donc aucune difficulté pour obtenir la concession qu’il demandait.
On lui présenta plusieurs plans dressés à l’avance et recopiés déjà depuis longtemps par le gouvernement, en l’engageant à choisir le territoire qui lui conviendrait le mieux.
Mais le capitaine avait choisi celui qu’il voulait de longue main ; il repoussa les plans qu’on lui désignait, sortit de sa poche une large pièce de peau d’élan tannée, la déroula et la montra au commissaire chargé des concessions, en lui disant qu’il voulait celle-là et pas d’autre.
Le commissaire fronça le sourcil : il était un des amis du capitaine, il ne put réprimer un geste d’effroi à sa demande.
Cette concession était située au milieu du territoire indien, à plus de quatre cents milles de la frontière américaine. C’était une folie, un suicide que voulait commettre le capitaine ; il lui serait impossible de se maintenir au milieu des tribus belliqueuses qui l’envelopperaient de toutes parts. Un mois ne s’écoulerait pas sans qu’il fût impitoyablement massacré ainsi que toute sa famille et les serviteurs assez dénués de raison pour le suivre.
À toutes les objections que son ami entassait les unes sur les autres pour lui faire changer d’avis, le capitaine ne répondait que par un hochement de tête accompagné de ce sourire des hommes dont le parti est irrévocablement pris.
Enfin, en désespoir de cause et poussé dans ses derniers retranchements, le commissaire finit par lui dire nettement qu’il était impossible de lui accorder cette concession, parce que ce territoire appartenait aux Indiens, et que, de plus, une de leurs tribus y avait un village de temps immémorial.
Le commissaire avait gardé cet argument pour le dernier, convaincu que le capitaine ne trouverait rien à répondre et serait contraint de changer ou du moins de modifier ses projets.
Il s’était trompé ; le digne commissaire ne connaissait pas autant qu’il se le figurait le caractère de son ami.
Celui-ci, sans s’émouvoir du geste triomphant dont le commissaire avait accompagné sa péroraison, tira froidement d’une autre de ses poches un second morceau de peau d’élan tanné et le présenta sans rien dire à son ami.
Celui-ci le prit en lui lançant un regard interrogateur ; le capitaine lui fit signe de la tête de jeter les yeux dessus.
Le commissaire le déroula avec hésitation ; il se doutait, d’après les façons du vieux soldat, que ce document contenait une réponse péremptoire.
En effet, à peine l’eut-il un instant examiné, qu’il le jeta sur la table avec un violent mouvement de mauvaise humeur.
Cette peau d’élan contenait la vente de la vallée et de tout le territoire environnant, faite par Itsichaichè ou le Visage-de-Singe, un des principaux sachems de la tribu des Pawnées-Serpents, en son nom et en celui des autres chefs de la nation, moyennant cinquante fusils, quatorze douzaines de couteaux à scalper, soixante livres de poudre, soixante livres de balles, deux barils de wiskey et vingt-trois uniformes complets de soldats de la milice.
Chacun des chefs avait apposé son hiéroglyphe en bas de cet acte de vente au-dessous de celui du Visage-de-Singe.
Nous dirons de suite que cet acte était faux, le capitaine avait dans cette affaire été complètement dupe de Face-de-Singe.
Ce chef chassé de la tribu des Pawnées-Serpents pour plusieurs causes que nous révélerons en temps et lieu, avait fabriqué cet acte d’abord dans le but de voler le capitaine et ensuite afin de se venger de ses compatriotes, car il savait fort bien que si le capitaine en obtenait l’autorisation du gouvernement, il n’hésiterait pas à s’emparer de la vallée quelles que dussent être les conséquences de cette spoliation ; seulement le capitaine avait exigé que le Peau-Rouge lui servît de guide, ce à quoi celui-ci avait consenti sans difficulté.
Devant l’acte de vente étalé devant lui, le commissaire avait été contraint de s’avouer vaincu, et bon gré mal gré de donner l’autorisation si opiniâtrement sollicitée par le capitaine.
Dès que toutes les pièces eurent été duement enregistrées, signées et scellées du grand sceau, le capitaine commença sans perdre un instant les préparatifs de son voyage.
Mistress Watt aimait trop son mari pour soulever la moindre objection contre l’exécution de ses projets ; élevée elle-même sur un défrichement peu éloigné de la frontière, elle était à peu près familiarisée avec les Indiens que l’habitude de les voir lui avait apprise à ne plus redouter ; d’ailleurs peu lui importait le lieu de sa résidence, pourvu qu’elle eût son mari auprès d’elle.
Tranquille du côté de sa femme, le capitaine se mit à l’œuvre avec cette fiévreuse activité qui le distinguait.
L’Amérique est la terre des prodiges, c’est peut-être le seul pays du monde où il soit possible de trouver, du jour au lendemain, les hommes et les choses indispensables pour l’exécution des projets les plus fous et les plus excentriques.
Le capitaine ne se faisait pas la plus petite illusion sur les conséquences probables de la détermination qu’il avait prise, aussi voulait-il, autant que cela lui serait possible, parer à toutes les éventualités et assurer la sécurité des personnes qui devaient l’accompagner sur sa concession et en premier lieu de sa femme et de ses enfants.
Du reste, son choix ne fut pas long à faire : parmi ses anciens compagnons, c’est-à-dire ses anciens soldats, beaucoup ne demandaient pas mieux que de le suivre, entre autres un vieux sergent, nommé Walters Bothrel, qui avait servi sous ses ordres pendant près de quinze ans, et qui à la première nouvelle du retrait de la commission de son chef, l’était venu trouver en lui signifiant que puisqu’il quittait le service, il était inutile que, lui, il y demeurât davantage, et qu’il était certain que son capitaine ne lui refuserait pas la faveur de le suivre.
L’offre de Bothrel fut acceptée avec joie par le capitaine qui connaissait à fond son sergent, espèce de dogue pour la fidélité, homme d’une bravoure à toute épreuve et sur lequel il pouvait compter entièrement.
Ce fut le sergent que le capitaine chargea d’organiser le détachement de chasseurs qu’il se proposait d’emmener avec lui, afin de se défendre s’il prenait envie aux Indiens d’attaquer la nouvelle colonie.
Bothrel s’acquitta de l’ordre qu’il avait reçu avec cette intelligente conscience qu’il apportait à toutes choses, et bientôt il eut trouvé, dans la compagnie même du capitaine, trente hommes résolus et dévoués qui ne demandèrent pas mieux que de suivre la fortune de leur ex-chef et s’attacher à lui.
De son côté, le capitaine avait engagé une quinzaine d’ouvriers de toutes sortes, forgerons, charpentiers, etc., qui signèrent avec lui un engagement de cinq ans, d’après lequel, après ce laps de temps, ils seraient propriétaires moyennant une légère redevance du terrain que le capitaine leur concéderait, et sur lequel ils s’établiraient eux et leurs familles ; cette redevance elle-même devait s’éteindre au bout d’un certain temps.
Tous less préparatifs étant enfin terminés, les colons, au nombre de cinquante hommes et d’une douzaine de femmes à peu près, s’étaient enfin mis en route pour se diriger vers la concession, à la moitié du mois de mai, emmenant avec eux une longue file de wagons chargés de denrées de toutes sortes, et un nombreux troupeau de bestiaux destinés à alimenter la colonie et à faire des élèves.
Le Visage-de-Singe servait de guide ainsi que cela avait été convenu. Pour rendre à l’Indien la justice qui lui est due, nous dirons qu’il s’acquitta consciencieusement de la mission dont il s’était chargé, et que pendant un long voyage de près de trois mois à travers des déserts infestés de bêtes fauves de toutes sortes et parcourus dans tous les sens par des hordes indiennes, il parvint à éviter à ceux qu’il dirigeait la plupart des périls qui, à chaque pas, les menaçaient.