Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 16

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Fayard (p. 182-201).


XVI

RÉSUMÉ POLITIQUE.


Avant d’aller plus loin, nous dirons en quelques mots quelle était la situation politique au Texas, au moment où se passe l’histoire que nous avons entrepris de raconter.

Dès le temps de la domination espagnole, les Texiens revendiquèrent leur liberté les armes à la main ; mais, après des succès variés, ils furent définitivement écrasés à la bataille de Médina, le 13 août 1813, date néfaste, par le colonel Arredondo, commandant le régiment d’Estramadura, auquel s’était jointe la milice de l’État de Cohahuila. Depuis cette époque jusqu’à la deuxième révolution mexicaine, le Texas demeura courbé sous le joug intolérable du régime militaire, et livré sans défense aux attaques incessantes des Indiens Comanches.

Les États-Unis avaient, à diverses reprises, élevé des prétentions sur ce pays, en soutenant que les frontières naturelles du Mexique et de la confédération étaient le Rio-Bravo. Mais contraints, en 1819, de reconnaître ostensiblement que leurs prétentions n’étaient pas fondées, ils cherchèrent un moyen détourné de s’emparer de ce riche territoire et de l’enclaver dans leurs frontières.

Ce fut alors qu’ils déployèrent cette politique astucieuse et patiemment machiavélique qui devait enfin les faire triompher.

En 1821, les premiers émigrants américains firent leur apparition timidement et presque incognito sur les brazos, défrichant les terres, colonisant à la sourdine et devenant en quelques années si puissants qu’en 1824 ils avaient déjà fait des progrès assez grands pour former une masse compacte de près de cinquante mille individus. Les Mexicains, sans cesse occupés à lutter les uns contre les autres dans leurs interminables guerres civiles, ne comprirent pas la portée de l’émigration américaine qu’ils avaient encouragée eux-mêmes dans son principe.

Huit ans à peine s’étaient écoulés depuis l’arrivée des premiers Américains au Texas et déjà ils en composaient presque toute la population.

Le cabinet de Washington ne cachait déjà plus ses projets et parlait hautement d’acheter au Mexique le territoire du Texas, sur lequel l’élément espagnol avait presque complétement disparu pour faire place à l’esprit oseur et mercantile des Anglo-Saxons.

Le gouvernement mexicain, enfin réveillé de sa longue léthargie, comprit le danger qui le menaçait de la double invasion des habitants du Missouri et du Texas dans l’État de Santa-Fé ; il voulut arrêter l’émigration américaine, mais il était trop tard : la loi rendue par le congrés de Mexico fut impuissante et la colonisation ne s’arrêta pas, malgré les postes mexicains disséminés sur la frontière, et chargés d’arrêter les émigrants et de les obliger à rebrousser chemin.

Le général Bustamente, président de la République, comprenant qu’il aurait bientôt à lutter avec les Américains, se prépara silencieusement au combat et dirigea successivement sous plusieurs prétextes, sur la rivière Rouge et la Sabine, différents corps de troupes qui ne tardèrent pas à atteindre le chiffre de douze cents hommes.

Cependant tout était tranquille en apparence, rien ne faisait prévoir l’époque où commencerait la lutte, lorsqu’une perfidie du gouverneur des provinces orientales la fit tout à coup éclater au moment où on y songeait le moins.

Voici le fait :

Le commandant d’Anahuac fit, sans cause plausible, arrêter et jeter en prison plusieurs colons américains.

Les Texiens avaient jusque-là supporté sans se plaindre les innombrables vexations que leur faisaient subir les officiers mexicains, mais à ce dernier abus de la force, ils se levèrent comme d’un commun accord et se présentèrent en armes devant le commandant, en exigeant, avec des menaces et des cris de colère, la mise en liberté immédiate de leurs concitoyens.

Le commandant, trop faible pour résister ouvertement, feignit d’accorder ce qu’on lui demandait, mais il représenta qu’il avait besoin de deux jours pour accomplir certaine formalité et mettre sa responsabilité à couvert.

Les insurgés acquiescèrent à ce délai dont l’officier profita pour faire venir en toute hâte à son secours la garnison de Nacogdoches.

Cette garnison arriva au moment où, confiants dans la parole du gouverneur, les insurgés se retiraient.

Furieux d’avoir été joués si perfidement, ceux-ci revinrent sur leurs pas et firent une démonstration si énergique que l’officier mexicain s’estima heureux d’éviter d’en venir aux mains en rendant les prisonniers.

Sur ces entrefaites, un pronunciamiento en faveur de Santa-Anna renversa du pouvoir le général Bustamente aux cris de Vive la fédération !

Le Texas redoutait surtout le système du centralisme dont jamais il n’aurait obtenu sa reconnaissance comme État séparé, la population texienne fut donc unanime pour le fédéralisme.

Les colons se soulevèrent et se joignant aux insurgés d’Anahuac encore en armes, ils marchèrent résolument sur le fort Velasco devant lequel ils mirent le siége.

Le mot de ralliement était toujours Vive la fédération ! mais cette fois, il cachait le cri de Vive l’indépendance ! que les Texiens trop faibles n’osaient pousser encore.

Le fort Velasco était défendu par une petite garnison mexicaine commandé par un brave officier nommé Ugartechea.

Dans ce siége extraordinaire où les assiégeants ne répondaient aux coups de canon de la forteresse que par des coups de carabine, Texiens et Mexicains firent des prodiges de valeur et montrèrent un acharnement inouï.

Les colons, adroits tireurs, embusqués derrière d’énormes abattis, tiraient comme à la cible et coupaient les mains des artilleurs mexicains, chaque fois qu’ils se montraient pour charger leurs pièces. Les choses en vinrent à un tel point que le commandant Ugartechea, voyant tomber mutilés à ses côtés ses plus braves soldats, se dévoua et se mit lui-même à l’œuvre. Frappés de ce courage héroïque, les Texiens, qui auraient pu vingt fois tuer le brave commandant, cessèrent le feu ; Ugartechea se rendit enfin, renonçant à une défense désormais impossible.

Ce succès combla les colons de joie, mais Santa-Anna ne se laissa pas tromper par le but de l’insurrection texienne ; il comprit que le fédéralisme cachait un mouvement révolutionnaire bien prononcé, et loin de se fier aux apparences de dévouement des colons, dès que son pouvoir fut assez affermi pour qu’il lui fût permis d’agir énergiquement contre eux, il expédia en toute hâte le colonel Mexia avec quatre cents hommes afin de rétablir au Texas l’autorité mexicaine déjà fort ébranlée.

Après bien des hésitations et des menées diplomatiques, sans résultat possible entre gens dont la principale arme d’un côté comme de l’autre était la perfidie, la guerre éclata enfin avec fureur ; un comité de sûreté publique s’organisa à San-Felipe, et le peuple fut appelé à prendre part à la lutte.

Cependant la guerre civile n’avait pas encore officiellement éclaté, lorsque apparut enfin l’homme qui devait décider du sort du Texas, et auquel était réservée la gloire de le faire libre, nous voulons parler de Samuel Houston.

Dès ce moment l’insurrection timide et sans portée du Texas devenait une révolution ; pourtant en apparence le gouvernement mexicain était toujours le maître légitime du pays, et les colons étaient naturellement nommés insurgés et traités comme tels lorsqu’ils tombaient aux mains de leurs ennemis, c’est-à-dire qu’ils étaient sans autre forme de procès pendus, noyés ou fusillés, selon que l’endroit où on les avait pris se prêtait à un de ces trois genres de mort.

Le jour où commence notre histoire l’exaspération contre les Mexicains et l’enthousiasme pour la noble cause de l’indépendance étaient arrivés à leur comble.

Environ trois semaines auparavant, un engagement sérieux avait eu lieu entre la garnison de Bejar et un détachement de volontaires texiens, commandés par Austin, un des chefs des plus renommés des insurgés ; malgré l’infériorité de leur nombre et leur ignorance de la tactique militaire, les colons avaient si vaillamment combattu et si bien manœuvré leur unique canon que les troupes mexicaines, après avoir subi des pertes sérieuses, furent contraintes de se mettre précipitamment en retraite sur Bejar.

Cet engagement fut le premier dans l’ouest du Texas après la prise du fort de Velasco ; il décida le mouvement révolutionnaire qui se communiqua avec la rapidité d’une traînée de poudre.

Alors de toutes parts les villes levèrent des troupes pour se joindre à l’armée libertadora, la résistance s’organisa sur une grande échelle, et de hardis chefs de partisans commencèrent à courir la campagne dans tous les sens, faisant la guerre pour leur propre compte et servant à leur façon la cause qu’ils embrassaient et qu’ils étaient censés défendre.

Le capitaine don Juan Melendez, environné de toutes parts d’ennemis d’autant plus redoutables qu’il lui était impossible de connaître leur nombre et de deviner leurs mouvements, chargé d’une mission excessivement délicate, ayant à chaque pas le pressentiment d’une trahison qui le menaçait incessamment, sans savoir où, quand, ni comment elle fondrait sur lui, devait user de précautions extrêmes et d’une sévérité impitoyable s’il voulait conduire à bon port la charge précieuse qui lui était confiée ; aussi il n’avait pas hésité devant la nécessité de faire un exemple en châtiant rudement le Padre Antonio.

Depuis longtemps déjà de graves soupçons planaient sur le moine, sa conduite ambiguë avait éveillé des inquiétudes et fait naître des présomptions nullement en faveur de son honorabilité.

Don Juan s’était promis à la première occasion qui se présenterait d’éclaircir ses doutes ; nous avons dit de quelle façon il y était parvenu en faisant une contre-mine, c’est-à-dire en faisant espionner l’espion par d’autres plus adroits que lui, et le prenant presque en flagrant délit.

Cependant nous devons rendre cette justice au digne moine de constater que la politique n’entrait pour rien dans sa manière d’agir ; non, ses pensées ne s’élevaient pas jusque-là : sachant que le capitaine était chargé d’escorter une conducta de plata, il n’avait cherché à le faire tomber dans un piége que pour avoir une part de ses dépouilles et faire sa fortune d’un seul coup, afin de se donner les jouissances dont jusque-là il avait été privé ; ses pensées n’étaient pas allées plus loin, le digne homme était tout simplement un voleur de grand chemin, mais il n’y avait nullement en lui l’étoffe d’un personnage politique.

Nous l’abandonnerons, quant à présent, pour nous occuper des deux chasseurs auxquels il était redevable du rude châtiment qu’il avait reçu et qui avaient quitté le camp aussitôt que l’exécution avait été terminée.

Ces deux hommes s’étaient éloignés à grands pas, et après avoir descendu silencieusement la colline, ils s’étaient enfoncés dans un bois touffu, où les attendaient en broyant insoucieusement leur provende deux magnifiques chevaux des prairies, mustangs à demi sauvages, à l’œil vif et aux jambes fines et grêles ; ils étaient sellés et prêts à être montés.

Après avoir détaché les entraves qui les retenaient les chasseurs leur mirent le mords, les montèrent et, leur enfonçant les éperons dans les flancs, ils partirent ventre à terre.

Ils allèrent ainsi longtemps penchés sur le cou de leurs chevaux, ne suivant aucun chemin tracé, mais courant droit devant eux sans s’inquiéter des obstacles qu’ils rencontraient sur leur passage, et qu’ils franchissaient avec une adresse infinie ; enfin, une heure environ avant le lever du soleil, ils s’arrêtèrent.

Ils étaient arrivés à l’entrée d’une gorge assez étroite, flanquée à droite et à gauche de hautes collines boisées, premiers contreforts des montagnes dont les cimes chenues semblaient, tant elles étaient rapprochées, surplomber sur la campagne.

Les chasseurs mirent pied à terre avant de s’engager dans la gorge, et après avoir entravé leurs chevaux qu’ils cachèrent au milieu d’un fouillis de floripondios, ils commencèrent à explorer les environs avec le soin et la sagacité de guerriers indiens en quête d’une piste sur le sentier de la guerre.

Leurs recherches demeurèrent longtemps infructueuses, ce qui était facile à reconnaître aux exclamations de désapointement qu’ils se laissaient parfois aller à proférer à voix basse ; enfin après plus de deux heures, grâce aux premiers rayons du soleil qui en se levant avait subitement dissipé les ténèbres, ils aperçurent certaines traces presque imperceptibles qui les firent tressaillir de joie.

Désormais probablement délivrés des soucis qui les tourmentaient, ils rejoignirent leurs chevaux, s’étendirent nonchalamment sur le sol et, fouillant dans leurs alforjas, ils en tirèrent tous les éléments d’un modeste déjeuner auquel ils firent honneur avec l’appétit formidable d’hommes qui ont passé la nuit entière en selle à courir par monts et par vaux.

Depuis leur départ du camp mexicain, les chasseurs n’avaient pas échangé une parole entre eux, paraissant agir sous l’influence d’une préoccupation profonde qui rendait inutile toute conversation.

Du reste, c’est une chose remarquable que le mutisme des hommes habitués à la vie du désert : ils passent des jours entiers sans prononcer un mot, ne parlant que lorsque la nécessité les y oblige, et remplaçant la plupart du temps la langue parlée par la langue mimée qui a, sur la première, l’incontestable avantage de ne pas dénoncer la présence de ceux qui s’en servent, aux oreilles des ennemis invisibles sans cesse aux aguets et prêts à fondre comme des oiseaux de proie sur les imprudents qui se laissent surprendre.

Lorsque le premier appétit des chasseurs fut enfin calmé, celui que le capitaine avait nommé John alluma sa courte pipe, la plaça dans le coin de sa bouche, et passant son sac à tabac à son compagnon :

— Eh bien, Sam, lui dit-il à demi-voix, comme s’il eût craint d’être entendu, je crois que nous avons réussi, hein ?

— Cela me fait cet effet-là, John, répandit Sam en hochant affirmativement la tête ; vous êtes diablement fin, mon ami.

— Bah ! fit l’autre avec dédain, il n’y a pas de mérite à tromper ces brutes d’Espagnols ; ils sont bêtes comme des flamants roses.

— C’est égal, le capitaine est tombé dans la nasse avec une grâce toute particulière.

— Hum ! ce n’était pas lui que je craignais ; car depuis longtemps je sais m’en faire bien venir : mais c’est ce moine maudit.

— Eh ! eh ! si nous n’étions pas arrivés aussi à temps, il est probable qu’il nous aurait soufflé l’affaire ; qu’en pensez-vous, John ?

— Je pense que vous avez raison, Sam. By god ! je riais de bon cœur à le voir se tordre sous les coups de chicote.

— C’était, en effet, un beau spectacle, mais ne craignez-vous pas qu’il ne se venge ? ces moines ont une rancune du diable.

— Bah ! qu’avons-nous à redouter d’une pareille vermine ? jamais il n’osera nous regarder en face.

— C’est égal, il est bon de s’en méfier. Notre métier est scabreux, savez-vous, et il se peut bien qu’un jour ou l’autre cet animal maudit nous joue un mauvais tour.

— Bah ! laissez donc, ce que nous avons fait était de bonne guerre. Soyez certain que, dans une circonstance semblable, le moine ne nous eût pas épargnés.

— C’est vrai ; alors qu’il aille au diable ! d’autant plus que la proie que nous convoitons arrive on ne peut plus à point pour nous. Je ne me serais jamais pardonné de l’avoir laissée échapper.

— Demeurerons-nous ici en embuscade ?

— C’est le plus sûr ; il sera toujours temps de rejoindre nos compagnons, lorsque nous apercevrons poindre la recua dans la plaine, et puis n’avons-nous pas un rendez-vous ici ?

— C’est vrai, je n’y songeais plus.

— Et tenez, quand on parle du loup… Voilà justement notre homme.

Les chasseurs se levèrent vivement, saisirent leurs armes et s’embusquèrent derrière un rocher, afin d’être prêts à tout événement.

Le galop rapide d’un cheval se faisait entendre, se rapprochant d’instant en instant, bientôt un cavalier émergea de la gorge, fit bondir son cheval en avant et s’arrêta calme et fier à deux pas des chasseurs.

Ceux-ci s’élancèrent de leur embuscade et s’avancèrent vers lui, le bras droit étendu et la paume de la main ouverte en signe de paix.

Le cavalier qui n’était autre qu’un guerrier indien, répondit à ces démonstrations pacifiques, en faisant flotter sa robe de bison, puis il mit pied à terre et vint sans plus de cérémonie serrer amicalement les mains que lui tendaient les chasseurs.

— Soyez le bienvenu, chef, dit John, nous vous attendions avec impatience.

— Que mes frères pâles regardent le soleil, répondit l’indien, le Renard-Bleu est exact.

— C’est vrai, chef, il n’y a rien à dire : vous êtes d’une ponctualité remarquable.

— Le temps n’attend personne ; des guerriers ne sont pas des femmes : le Renard-Bleu voudrait tenir conseil avec ses frères pâles.

— Soit, reprit John votre observation est juste, chef, délibérons ; il me tarde de m’entendre définitivement avec vous.

L’Indien salua gravement son interlocuteur, s’accroupit sur le sol, alluma son calumet et commença à fumer avec recueillement ; les chasseurs prirent place à ses côtés et, comme lui, demeurèrent silencieux pendant tout le temps que dura le tabac contenu dans leurs pipes.

Enfin, le chef secoua le fourneau de son calumet sur l’ongle de son pouce et se prépara à parler.

Au même instant une détonation se fit entendre, et une balle vint en sifflant couper une branche presque au-dessus de la tête du chef.

Les trois hommes bondirent sur leurs pieds, et, saisissant leurs armes, ils se préparèrent à repousser bravement les ennemis qui les attaquaient ainsi à l’improviste.