Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 21

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Fayard (p. 247-258).


XXI

LE JAGUAR.


Le Jaguar avait quitté la Venta del Potrero en proie à une agitation extrême ; les paroles de la jeune fille bruissaient à son oreille avec un accent moqueur et ironique ; le dernier regard qu’elle lui avait lancé le poursuivait comme un remords : le jeune homme s’en voulait d’avoir aussi brusquement rompu son entretien avec doña Carmela, il était mécontent de la façon dont il avait répondu à ses prières, bref, il était dans les meilleures dispositions possibles pour commettre un de ces actes de cruauté auxquels la violence de son caractère ne l’avait que trop souvent entraîné, qui avaient infligé à sa réputation un honteux stigmate, actes qu’il regrettait toujours amèrement d’avoir commis, lorsqu’il était trop tard.

Il courait à fond de train à travers la prairie, ensanglantant les flancs de son cheval qui se cabrait de douleur, proférant des malédictions étouffées, et jetant autour de lui des regards farouches d’une bête fauve en quête d’une proie.

Un instant il avait eu la pensée de retourner sur ses pas, de revenir à la venta, de se jeter aux genoux de la jeune fille, de réparer, en un mot, la faute que lui avait fait commettre la passion sourde qui l’agitait, en abjurant toute jalousie et se mettant à l’entière discrétion de doña Carmela pour ce qu’il lui plairait de lui ordonner.

Mais comme la plupart des bonnes résolutions, celle-ci n’eut que la durée d’un éclair. Le Jaguar réfléchit, et avec la réflexion revinrent le doute et la jalousie, et comme conséquence naturelle, une nouvelle fureur, plus insensée, plus folle que la première.

Le jeune homme galopa ainsi longtemps, ne suivant en apparence aucune direction déterminée ; cependant, à de longs intervalles il s’arrêtait, se dressait sur ses étriers, explorait la plaine d’un regard d’aigle, puis il repartait à toute bride.

Vers trois heures de l’après-midi, il dépassa la conducta de plata ; mais comme il l’avait aperçue de loin, il lui fut facile de l’éviter en obliquant légèrement sur la droite et en se jetant dans un bois touffu d’arbres du Pérou, qui le rendit invisible pendant assez longtemps pour qu’il ne craignît pas d’être découvert par les batteurs d’estrade détachés en avant.

Cependant, une heure environ avant le coucher du soleil, le jeune homme, qui venait pour la centième fois peut-être de s’arrêter afin d’explorer les environs, poussa un cri de joie étouffé : il avait enfin rejoint ceux qu’il avait si grande hâte d’atteindre.

À cinq cents pas environ de l’endroit où le Jaguar était arrêté en ce moment, une troupe de trente ou trente-cinq cavaliers suivait en bon ordre la sente décorée du nom de route qui traversait la prairie.

Cette troupe entièrement composée de blancs, ainsi qu’il était facile de le reconnaître à leur costume, semblait dans sa marche affecter une certaine allure militaire ; du reste, tous ces cavaliers étaient amplement pouvus d’armes de toutes sortes.

Au commencement de ce récit, nous avons mentionné plusieurs cavaliers sur le point de disparaître dans le lointain, ces cavaliers étaient ceux que le Jaguar venait d’apercevoir.

Le jeune homme porta ses deux mains ouvertes à sa bouche en forme de porte-voix, et à deux reprises il poussa un cri aigu, strident et prolongé.

Bien que la troupe fût en ce moment assez éloignée, cependant à ce signal les cavaliers s’arrêtèrent comme si les pieds de leurs chevaux se fussent subitement incrustés en terre.

Le Jaguar se pencha alors sur sa selle, fit bondir son cheval par-dessus les buissons, et en quelques minutes, il se trouva auprès de ceux qui s’étaient arrêtés pour l’attendre.

Le Jaguar fut accueilli avec des cris de joie et tous les assistants se pressèrent autour de lui avec les marques du plus grand intérêt.

— Merci, mes amis, dit-il, merci des preuves de sympathie que vous me donnez ; mais je vous en prie, accordez-moi un instant d’attention : le temps nous presse.

Le silence se rétablit comme par enchantement, mais les regards étincelants fixés sur le jeune homme disaient clairement que pour être muette la curiosité n’en était pas pour cela moins vive.

— Vous ne vous étiez pas trompé, master John, continua le Jaguar en s’adressant à un des individus placés le plus près de lui, la conducta vient derrière nous : nous n’avons que trois ou quatre heures d’avance sur elle ; ainsi que vous m’en aviez averti, elle est escortée, et, preuve qu’on attache une grande importance à sa sûreté, l’escorte est commandée par le capitaine Melendez.

Les auditeurs firent un geste de désappointement à cette nouvelle.

— Patience, reprit le Jaguar avec un sourire railleur, là où la force ne suffit pas il reste la ruse : le capitaine Melendez est brave, expérimenté, je vous l’accorde, mais nous, ne sommes-nous donc pas aussi des hommes braves ? la cause que nous défendons n’est-elle pas assez belle pour nous exciter à poursuivre quand même notre entreprise ?

— Si ! si ! hurra ! hurra ! s’écrièrent tous les assistants en brandissant leurs armes avec enthousiasme.

— Master, John vous avez déjà entamé des relations avec le capitaine ; il vous connaît. Vous demeurerez ici avec un autre de nos amis. Laissez-vous arrêter. Je m’en rapporte à vous du soin de dérouter les soupçons qui pourraient exister dans l’esprit du capitaine.

— Soyez tranquille j’en fais mon affaire.

— Fort bien ; seulement, jouez serré avec lui ; vous aurez affaire à forte partie.

— Ah ! vous croyez ?

— Oui savez-vous qui l’accompagne ?

— Ma foi non.

— El padre Antonio.

— By god ! que me dites-vous là ? Diable ! vous avez raison de m’avertir.

— N’est-ce pas ?

— Oh ! oh ! est-ce que ce moine maudit voudrait par hasard aller sur nos brisées ?

— Je le crains. Cet homme est, vous le savez, affilié à tous les mauvais sujets, n’importe leur couleur, qui rôdent dans le désert ; il passe même pour être un de leurs chefs ; l’idée peut fort bien lui être venue de s’approprier la conducta.

— By god ! j’y veillerai ; rapportez-vous en à moi, je le connais trop bien et de trop vieille date pour qu’il se soucie de se mettre en opposition avec moi ; s’il osait le tenter, je saurais le réduire à l’impuissance.

— Voilà qui est bien ; maintenant, lorsque vous aurez obtenu les derniers renseignements dont nous avons besoin pour agir, ne perdez pas un instant pour nous rejoindre, car nous compterons les minutes en vous attendant.

— C’est convenu : toujours à la baranca del Gigante ?

— Toujours.

— Un mot encore.

— Dites vite.

— Et le Renard-Bleu ?

— Diable ! vous m’y faites songer, je l’avais oublié, moi.

— Dois-je l’attendre ?

— Certes.

— Traiterai-je avec lui ? vous savez qu’il y a peu de fond à faire dans la parole des Apaches.

— C’est vrai, répondit le jeune homme d’un air songeur ; cependant notre position est en ce moment des plus difficiles. Nous sommes pour ainsi dire abandonnés à nos propres forces : nos amis hésitent, n’osent encore se décider en notre faveur, tandis qu’au contraire nos ennemis relèvent la tête, reprennent courage et se préparent à nous attaquer vigoureusement ; bien que mon cœur répugne à une telle alliance, il est cependant évident pour moi que si les Apaches consentent à nous aider franchement, leur secours nous sera fort utile.

— Vous avez raison ; dans la situation où nous nous trouvons, mis au ban de la société, traqués comme des bêtes fauves, il serait peut-être imprudent de rejeter l’alliance que nous proposent les Peaux-Rouges.

— Enfin, mon ami, je vous donne carte blanche, les événements vous inspireront : je me repose entièrement sur votre intelligence et votre dévouement.

— Je ne tromperai pas votre attente.

— Séparons-nous, maintenant, et bonne chance.

— Bonne chance, au revoir.

— Au revoir, demain !

Le Jaguar fit un dernier signe d’adieu à son ami, ou à son complice, ainsi qu’il plaira au lecteur de le nommer, se plaça en tête de la troupe et partit au galop.

Ce John n’était autre que John Davis le marchand d’esclaves que le lecteur se souvient sans doute d’avoir vu apparaître dans les premiers chapitres de cette histoire. Comment le retrouvons-nous au Texas, faisant partie d’une troupe d’outlaws, et de chasseur devenu gibier à son tour, c’est ce qui serait trop long à expliquer en ce moment, mais nous nous réservons en temps et lieu de donner à ce sujet toute satisfaction au lecteur.

John et son compagnon se laissèrent appréhender par les éclaireurs du capitaine Melendez, sans commettre la faute d’opposer la plus légère résistance. Nous avons rapporté dans un précédent chapitre, de quelle façon ils s’étaient conduits dans le camp mexicain ; nous ne reviendrons pas sur ces faits, et nous suivrons le Jaguar.

Le jeune homme paraissait être et était en effet le chef des cavaliers à la tête desquels il s’avançait.

Ces individus appartenaient tous à la race anglo-saxonne, c’est-à-dire que tous étaient des Américains du Nord.

Maintenant, quel métier faisaient-ils ? Un bien simple.

Pour le moment, ils étaient insurgés. Venus, pour la plupart, au Texas à l’époque où le gouvernement mexicain avait autorisé l’émigration américaine, ils s’étaient fixés dans le pays, l’avaient colonisé, défriché ; bref, ils avaient fini par le considérer comme une nouvelle patrie.

Lorsque le gouvernement de Mexico avait inauguré le système de vexations dont il ne devait plus se départir, ces braves gens avaient quitté la bêche et la pioche pour prendre le rifle kentuckien, étaient montés à cheval et s’étaient mis en insurrection ouverte contre un oppresseur qui les voulait ruiner et déposséder.

Plusieurs troupes d’insurgés s’étaient ainsi formées à l’improviste sur différents points du territoire texien, luttant bravement contre les Mexicains partout où elles les rencontraient ; malheureusement pour elles ces troupes étaient isolées, aucun lien ne les rattachait entre elles pour en former un tout compacte et redoutable, elles obéissaient à des chefs indépendants les uns des autres, qui tous voulaient commander sans consentir à faire plier leur volonté sous une volonté supérieure et unique, seul moyen, cependant, d’obtenir des résultats positifs et de conquérir cette indépendance qui, dans l’esprit des gens les plus éclairés du pays, était encore considérée comme une utopie, à cause de cette malheureuse désunion.

Les cavaliers que nous avons mis en scène s’étaient placés sous les ordres du Jaguar, dont, malgré sa jeunesse, la réputation de courage, d’habileté et de prudence était trop solidement établie dans toute la contrée pour que son nom seul n’inspirât pas la terreur aux ennemis avec lesquels le hasard le mettrait en présence.

La suite prouvera qu’en le choisissant pour chef, les colons ne s’étaient pas trompés sur son compte.

Le Jaguar était bien le chef qu’il fallait à de tels hommes ; il était jeune, beau et doué de cette fascination qui improvise les royautés ; il parlait peu, mais chacune de ses phrases laissait un souvenir.

Il avait compris ce que ses compagnons attendaient de lui, et il avait accompli des prodiges, car, ainsi qu’il arrive toujours pour les âmes nées pour les grandes choses, qui s’élèvent à mesure et restent constamment au niveau des événements, sa position, en s’élargissant, avait pour ainsi dire élargi son intelligence ; son coup d’œil était devenu infaillible, sa volonté, de fer ; il s’identifia si bien avec sa nouvelle position qu’il ne se laissa plus dominer ni maîtriser par aucun sentiment humain ; son visage fut de marbre pour la joie comme pour la douleur ; l’enthousiasme de ses compagnons ne pouvait, en certaines circonstances, faire passer sur ses traits ni flamme ni sourire.

Le Jaguar n’était pas un ambitieux vulgaire ; il souffrait du désaccord des insurgés entre eux ; il appelait de tous ses vœux une fusion devenue indispensable et travaillait de tout son pouvoir à l’opérer ; en un mot, le jeune homme avait la foi ! Il croyait ; car malgré les fautes sans nombre commises depuis le commencement de l’insurrection par les Texiens, il avait reconnu tant de vitalité dans cette œuvre de liberté si mal conduite jusqu’alors, qu’il avait fini par comprendre que dans toute question humaine il y a quelque chose de plus puissant que la force, que le courage, que le génie même, et que ce quelque chose c’est l’idée dont le temps est venu, dont l’heure a sonné à l’horloge de Dieu. Alors, oubliant toute préoccupation, il espéra en un avenir certain.

Pour neutraliser autant que possible l’isolement dans lequel sa troupe était laissée, le Jaguar avait inauguré une tactique qui lui avait réussi jusqu’alors. Ce qu’il fallait, c’était gagner du temps et perpétuer la guerre, bien qu’en soutenant une lutte inégale. Pour cela il fallait envelopper sa faiblesse de mystère, se montrer partout, ne s’arrêter nulle part, enfermer l’ennemi dans un réseau d’adversaires invisibles, le contraindre à se tenir la baïonnette croisée dans le vide, les yeux vainement fixés sur tous les points de l’horizon, sans cesse harcelé sans jamais être réellement et sérieusement attaqué par des forces respectables : ce fut le plan que le Jaguar inaugura contre les Mexicains, qu’il énerva ainsi dans cette fièvre de l’attente et de l’inconnu, la plus redoutable de toutes les maladies pour les forts.

Aussi le Jaguar et les cinquante ou soixante cavaliers qu’il commandait étaient-ils plus redoutés du gouvernement mexicain que toutes les autres forces réunies des insurgés.

Un prestige inouï s’attachait donc au chef redoutable de ces hommes insaisissables, une crainte superstitieuse les précédait et leur approche seule mettait le désordre parmi les troupes envoyées pour les combattre.

Le Jaguar profitait habilement de ses avantages pour tenter les expéditions les plus hasardeuses et les coups de mains les plus téméraires ; celui qu’il méditait en ce moment était un des plus hardis qu’il eût conçus jusqu’alors : il ne s’agissait de rien moins que d’enlever la conducta de plata et de faire prisonnier le capitaine Melendez, officier qu’il considérait à juste titre comme un de ses plus redoutables adversaires et avec lequel, pour cela même, il brûlait de se mesurer, comprenant s’il réussissait à le vaincre l’éclat que répandrait cette action audacieuse sur l’insurrection et les partisans qu’elle lui attirerait immédiatement.

Après avoir laissé derrière lui John Davis, le Jaguar s’était rapidement avancé vers une épaisse forêt qui dessinait à l’horizon ses sombres contours et dans laquelle il se proposait de camper pour la nuit, car il ne pouvait atteindre la baranca del Gigante que le lendemain assez tard. Du reste, il voulait rester à proximité des deux hommes qu’il avait détachés en éclaireurs, afin d’être plutôt au courant du résultat de leurs opérations.

Un peu après le coucher du soleil, les insurgés atteignirent la forêt et disparurent immédiatement sous le couvert.

Arrivé au sommet d’une petite colline qui dominait le paysage, le Jaguar fit halte, ordonna de mettre pied à terre et donna l’ordre de camper.

Un campement est bientôt organisé au désert.

Un espace suffisant est déblayé à coups de hache, des feux sont allumés de distance en distance afin d’éloigner les bêtes fauves, les chevaux sont entravés, les sentinelles placées pour veiller à la sûreté commune, puis chacun s’allonge devant les feux, se roule dans ses couvertures et tout est dit. Ces rudes natures, habituées à braver l’intempérie des saisons, dorment aussi profondément sous la voûte du ciel que les habitants des villes au sein de leurs somptueuses demeures.

Le jeune homme, lorsque chacun se fut livré au repos, fit une ronde afin de s’assurer que tout était en ordre, puis il revint s’asseoir auprès du foyer et se plongea dans de sérieuses méditations.

La nuit entière s’écoula sans qu’il fît le moindre mouvement, pourtant il ne dormait pas ; ses yeux étaient ouverts et fixés sur les charbons du brasier qui achevait lentement de mourir.

Quelles étaient les pensées qui plissaient son front et fronçaient ses sourcils à les joindre ?

Nul n’aurait pu le dire.

Peut-être voyageait-il dans le pays des chimères, rêvait-il tout éveillé, faisant un de ces beaux songes de vingt ans, qui sont si enivrants et si trompeurs !

Soudain il tressaillit et se dressa comme mu par un ressort.

En ce moment le soleil apparaissait à l’horizon et commençait à dissiper lentement les ténèbres.

Le jeune homme pencha le corps en avant et écouta.

Le bruit sec de la détente d’un fusil qu’on arme se fit entendre à peu de distance, et une sentinelle cachée dans les halliers cria d’une voix brève et accentuée :

— Qui vive ?

— Ami, répondit-on sous le couvert.

Le Jaguar tressaillit.

— Tranquille ici ! murmura-t-il en se parlant à lui-même, pour quelle raison me cherche-t-il donc ?

Et il s’élança dans la direction où il supposait devoir rencontrer le tueur de tigres.