Aller au contenu

Les Relieurs français (1500-1800)/2

La bibliothèque libre.
◄  I III  ►



II

Confirmation de la Confrérie par Louis XI, en 1467. — Création, cette même année, de soixante et une Bannières ou Compagnies d’armes composées de gens de métier, et parmi lesquelles les Libraires-Relieurs formaient une Bannière. — Nomination de Relieurs-Jurés par l’Université. — Noms de Relieurs de la fin du xve siècle.


Au commencement du xve siècle, lorsque la confrérie fut fondée, le commerce des livres était à Paris très florissant ; les temps changèrent, et il fallut apporter aux premiers statuts quelques modifications exigées par les tristes circonstances du moment. On sollicita le Roi, qui rendit à cet égard une ordonnance datée de Chartres du mois de juin 1467. Ce document peint sous une forme intéressante la situation générale à cette époque et les fâcheuses conséquences qui en résultaient pour nos artisans en particulier. C’est pourquoi nous en donnons ici les considérants :

Au temps de la fondaison et dotation des dictes messes, les confrères de la dicte confrairie estoient en grant nombre, riches et oppulenz, tant à l’occasion de la demeure de nos prédécesseurs Roys de France en la ville de Paris, que aultres seigneurs du sang et aultres estrangiers de divers royaumes et nations y affluans, et aussi de la populacion et augmentacion de la dicte Université, et fréquentaison de marchandise en la dicte ville de Paris, et tellement que, par multitude des dicts confrères, les dictes trois messes et aultres fraiz et souffraiges estoient faiz et soustenuz, en payant par chacun confrère, chascun an, douze deniers parisis pour teste, depuis laquelle fondacion sont survenues en nostre royaume, mesmement en nostre dicte ville de Paris, grant guerres, famines et mortalitez, et aultres pestilences, à l’occasion desquelles et de ce que nos dictz prédécesseurs et aultres grant seigneurs et gens estrangiers et aultres populaires ont distrait leur demeure de la dicte ville, et plusieurs populaires et confrères trespassez, la dicte ville est appovrie, mesmement les dicts supplians, en telle manière que de présent les dicts libraires et consors sont en tel et si petit nombre qu’ils ne peuvent ne pourroient faire les dictes trois messes, ne entretenir les fraiz, mises et despenz qu’ils convient soutenir aux dicts supplians, tant à l’occasion de la dicte confrairie que aultres frais et affaires d’iceulx confrères…

Les nouveaux droits à payer furent pour les anciens membres de la confrérie de 4 sols parisis en plus des 12 deniers imposés par la charte antérieure, et pour les nouveaux « qui vouldront tenir ouvroir,» de 24 sols parisis. Les apprentifs et les « varlets gagnant argent » devaient payer 1 denier par semaine ; mais les premiers avaient encore à verser 8 sols parisis, et les seconds 12 deniers en entrant en service.

Louis XI stipula encore dans cette ordonnance que les maîtres seraient nommés par les membres de la confrérie « sous la surveillance du prévôt de Paris, qui sera leur conservateur et gardien ». Peut-être en était-il déjà ainsi d’après la charte de 1401.

Voilà les premiers chefs de la corporation : ce sont eux qui recevront les droits pour ouverture de boutique et nommeront, sous la surveillance du prévôt de Paris, les nouveaux maîtres, avec le concours peut-être des quatre grands libraires-jurés de l’Université, jusqu’au règlement de 1618. À partir de cette date, les réceptions des maîtres devaient se faire par un syndic et quatre gardes ou adjoints, élus eux aussi par les membres de la communauté, en la présence du lieutenant civil et du procureur du Roi

Par un autre édit, daté également de Chartres, du même mois de juin 1467, Louis XI, voulant créer une garde bourgeoise, décréta « que, pour le bien, seureté, garde, tuicion et deffence de sa bonne ville et cité de Paris, les gens de mestiers seroient divisez et partiz en certaines bannières, c’est assavoir soixante-une bannières ou compaignies soubz lesquelles ils seroient mis en armes et habillement, conduitz en ordre et police, pour entretenir et maintenir la dicte ville en sa bonne obeyssa nce. »

Les libraires, relieurs, parcheminiers, écrivains et enlumineurs formèrent ensemble une de ces bannières ou compagnies, et furent soumis au règlement général comme les autres métiers. On y voit d’abord que « en chascune des dictes compaignies y aura une bannière armoyriée et figurée chascune d’une croix blanche au milieu et de telles enseignes et armoyries que les dicts mestiers adviseront. »

Chaque bannière élisait pour un an un principal et un sous-principal, lesquels devaient être établis « renommez et conditionnez » depuis six ans au moins. Ces chefs prêtaient serment entre les mains du lieutenant du Roi, et recevaient à leur tour ceux des membres de leur compagnie. Chargés de tenir un registre spécial, ils devaient surtout veiller à ce que tous les membres de leur bannière « soient en habillement suffisant, c’est assavoir : de brigandines (petites cuirasses) ou jacques (cotte d’armes), salade (casque léger et sans crête), vouge (espèce de pique), longue lance et couleuvrine à main, selon les possibilités. » Il était fait défense de vendre, « aliéner, ne transporter, ne achepter, ne prendre pour debte, obligacion ou condamnacion cet habillement, sous peine d’amende. »

Les principaux portaient la dague ou la gusarme. Ils avaient la garde de la bannière, qui devait être renfermée dans un coffre sous trois clefs, dont deux restaient entre leurs mains et la troisième dans celles du lieutenant du Roi.

Enfin, en dehors d’autres spécifications d’ordre général, il était expressément dit que les bannières ne pouvaient se mettre en armes sans « exprès mandement » du Roi ou de son lieutenant, sous peine capitale, sauf pour la revue annuelle, fixée au lendemain de la fête de la confrérie de chaque corps d’état.

C’était, on le voit, une vraie garde nationale. Nous pouvons donc en imagination nous représenter les relieurs de ce temps mêlés aux libraires, écrivains, enlumineurs et parcheminiers, passant la revue, brigandine au corps, salade en tête et pique ou couleuvrine à la main ; défilant en bon ordre, espérons-le, et rangés sous leur bannière à croix blanche, aux armoiries des libraires, se définissant peut-être déjà : « D’azur au livre ouvert d’argent, accompagné de trois fleurs de lis d’or, deux en chef, une en pointe. » (Voy. le titre du volume.)

Avec l’invention de l’imprimerie, le commerce de la librairie prit un nouvel essor et se réveilla de l’état de torpeur constaté par l’ordonnance de 1467, à la suite duquel le nombre des boutiques et des ateliers avait considérablement diminué. Il s’ouvrit bientôt de nouveaux établissements, et devant cet accroissement d’industriels, qui, se plaçant sous l’égide de l’Université, se refusaient à payer certains impôts, en vertu de l’édit de 1383, les fermiers des Aydes, dont c’était trop diminuer les recettes, trouvèrent excessive cette prétention de la part de tous les membres d’une corporation passablement nombreuse : ils réclamèrent donc près du Roi. Le Grand-Conseil réuni et l’Université consultée, il fut décidé et homologué, par lettres patentes de Charles VIII, données à Chinon en mars 1488, que les artisans du livre qui, comme suppôts de l’Université, jouiraient de l’exemption d’impôts, seraient réduits à un nombre déterminé, et qu’on les choisirait parmi les jurés de l’Université. On ne nomma que deux relieurs, à côté de deux écrivains et de deux enlumineurs, tandis que les libraires, dénomination qui comprenait aussi les imprimeurs, furent portés au nombre de vingt-quatre[1].

Dès le xiiie siècle l’Université exigeait le serment des libraires et stationnaires, et ses statuts, notamment ceux de 1323 et 1342, mentionnent les obligations que les assermentés s’engageaient à remplir : ces obligations, comme nous l’avons déjà fait remarquer, portent entièrement sur l’achat et la vente des livres, sans concerner la reliure en quoi que ce soit.

Ainsi l’Université choisissait parmi les jurés quatre libraires, appelés grands libraires, tandis que les vingt autres étaient désignés comme petits libraires ; et ce sont ces quatre grands libraires qui taxaient les livres, surveillaient leurs confrères et devaient « s’enquérir si quelqu’un n’étant pas juré exerçoit la profession de libraire ou stationnaire, auquel cas ils percevaient des droits sur ces libraires non jurés ».

Au point de vue spécial de l’exercice de la reliure, il serait donc assez difficile de dire avec certitude en quoi consistait le rôle des deux relieurs jurés, choisis vraisemblablement parmi les plus habiles et les plus occupés. Il n’est pas douteux toutefois qu’ils avaient à faire des visites domiciliaires chez leurs confrères, afin d’inspecter si le travail se faisait convenablement et si on n’y reliait aucun livre défendu par l’Université. N’ayant du reste, jusqu’à la fin du xve siècle, que de très rares renseignements sur les libraires et surtout sur les relieurs, il n’y aurait guère à ajouter aux noms que nous avons déjà cités que ceux de Guillaume d’Ingouville, relieur de la Chambre des Comptes de Paris en 1430, qui fut remplacé par son parent (son fils peut-être) Gustave d’Ingouville, auquel Guillaume Ogier succéda. Lors de sa nomination, le 30 juillet 1492, ce dernier « a dit et affirmé par serment qu’il ne scet lire ne escrire, » ce qui confirme ce qu’Étienne Pasquier avait avancé sur l’ignorance obligée du relieur de la Cour des Comptes. Cependant cette ignorance était-elle rigoureusement obligatoire ? Il est permis d’en douter, car nous avons eu entre les mains une quittance autographe, d’une calligraphie remarquable, datée du 22 mars 1430 (1431) et signée du premier des trois relieurs nommés ci-dessus ; ce qui prouve qu’au moins celui-ci pouvait lire et écrire, et même très bien. Cette pièce se terminait ainsi : « De laquelle somme je tiens quitte le Roy nostre Sire et tous aultres, tesmoing mon saing manuel cy mis, etc. Guillaume d’Ingouville[2]. »

Les relieurs de la Cour des Comptes étaient plutôt des papetiers que des relieurs proprement dits ; ils fournissaient les papiers de comptabilité, les registres et les fournitures de bureau.


Enfin on connaît encore les noms de Simon Accard de Chauny, relieur de la duchesse d’Orléans (1475) ; de Marguerite dite la Relieresse dans les comptes de Jean de Normandie (1459) ; de Michel Prestreau d’Angers (1457-74) ; de Roger Ogier (1492) ; de Jacques Aubry, qui exerçait en 1494[3]. Quant à Messire Robert Moreau (1488), « reliant, tympanant, dorant sur tranches et couvrant en veloux cramoisy les Heures de Charles VIII et d’Anne de Bretagne », il était prêtre et de plus sommelier de la chapelle du Roi. On comprendra que cet ecclésiastique, chapelain-comptable et relieur émérite, exerçant son art à la Cour, le faisait en pleine et entière franchise, et ne relevait en aucune façon du recteur de l’Université et des jurés de la corporation.

Après Simon Millon et Guillaume Deschamps, qui semblent avoir été collègues comme relieurs-jurés de l’Université de 1390 à 1420 environ, il faut laisser passer un siècle avant de retrouver les noms de ceux qui remplirent le même office. Ce n’est en effet qu’au commencement du xvie siècle que l’on voit revêtus de ce titre deux membres de la corporation, Guillaume Eustache et Philippe Le Noir, qui tous les deux éditèrent des ouvrages importants. Le premier s’intitulait : « Libraire du Roy et Relieur-Juré de l’Université de Paris, » tandis que le second, qui avait pour enseigne une rose blanche couronnée, se disait : « Libraire et l’un des deux grands Relieurs-Jurez de l’Université. »

  1. Il y avait encore de désignés comme exempts d’impôts : 4 parcheminiers, 4 marchands de papiers à Paris et 7 papetiers, dont 3 à Troyes, 4 à Corbeil et Essonne ; 14 bedeaux, 4 avocats et 2 procureurs au Parlement, 2 avocats et 1 procureur au Châtelet.
  2. Cette quittance se trouvait au bas d’un compte se montant à 49 sols 4 deniers, pour avoir relié un compte de la terre de Bray-sur-Seine, un livre de confiscations, les tailles de Ponthieu, les aides de Beauvais, la chambre aux deniers et la trésorerie de la Reyne (Isabeau de Bavière), etc. ; elle appartenait, en 1384, à M. Voisin, libraire, qui a bien voulu nous autoriser à l’étudier.
  3. Un volume édité par Denis Rose en 1494 et figurant dans un catalogue de M. P. Mahé, libraire à Paris, portait au milieu des ornements des plats de la reliure qui était bien du temps : Jacobus Aubry, me ligavit.